Le livre de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, qui a obtenu le Grand prix du roman de
l'Académie française le 26.10.2006 et le prix Goncourt le 6.11.2006, donne la parole à un des
bourreaux de la Shoah. Certains ont contesté sa rigueur historique sur de nombreux détails,
malgré un bel effort documentaire. Le héros a aussi été considéré comme improbable. Ne
s'agissant pas d'un personnage réel, il est un peu vain de se demander ce qu'un tel
personnage aurait vraiment fait dans de telles circonstances. Le fait que l'auteur le rende
presque sympathique pour favoriser une identification devrait plutôt inciter à se demander ce
que chacun de nous aurait fait dans une telle situation... et ce qu'il dirait de cette expérience
aujourd'hui.
La réponse à cette question existe pour la colonisation (et d'une façon plus générale pour tous
les vainqueurs de toute l'histoire). Il ne s'agit plus de fiction. Ce qu'auraient dit les derniers
participants de la colonisation ou les descendants des colons, correspond à ce qui se dit
réellement, hic et nunc, dans l'histoire du présent. On a pu en lire et on peut en entendre
fréquemment ces derniers temps de nombreux exemples : « Les programmes scolaires
reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en
Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française
issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » (loi du 23 février 2005, Article
4, abrogé depuis). ; "Il ne faut pas se livrer à la concurrence victimaire" ; "Arrêtez de vous poser
en victimes" ; "Il faut en finir avec la repentance", etc.
Remarquons au passage les ravages de l'ethnocentrisme. Que ne dit-on pas des discours des
nationalistes japonais, criminels de guerre, ou de leurs partisans (voir Amnistia.net). Ce qui
est inquiétant dans l'accueil du public du livre de Littell, Les Bienveillantes, c'est de ne pas se
rendre compte, mutatis mutandis, à quel moment ce type de discours des bourreaux ou des
négationnistes est aussi le nôtre. Le rôle des fictions dans la compréhension de l'histoire est
bien factice (à moins que ce ne soit celui de l'usage symbolique de la Shoah – voir Racisme, Antisémitisme, Stéréotypes).
Ce n'était cependant pas forcément les mêmes qui acclamaient le maréchal Pétain puis le
général De Gaulle à quelques mois d'intervalles en 1944, contrairement à la thèse du film Le
Chagrin et la pitié, à l'origine de la mode mémorielle. La solution n'était pas dans ce discours
de culpabilisation universelle propre à la tradition chrétienne. C'est seulement cette
universalisation expéditive (biais philosophique) qui correspond à un abus de repentance. Les
juifs en sont d'ailleurs revenus en distinguant (tardivement) les justes. On peut à la rigueur
pardonner aux coupables. Mais si on nie les crimes de la colonisation, le retour du refoulé n'en
sera que plus excessif. Il est peut-être déjà trop tard.
Jacques Bolo
Bibliographie
Jonathan LITTELL, Les Bienveillantes - Prix Goncourt et Prix du roman de l'Académie française 2006
|