C'est la chute finale !
Les antilibéraux déclarés n'ont pas été capables de s'unir pour présenter un candidat commun
aux élections présidentielles. Le morcellement des groupuscules gauchistes, la perte
d'influence du parti communiste, et les désunions internes des collectifs plus ou moins
informels rendaient la tache quasi impossible. Une personnalité de la société civile n'a pas non
plus pu être trouvée qui satisfasse tout le monde. Au fond, les exigences des uns et des autres
ressemblent beaucoup à une sorte de liste de qualités d'un partenaire idéal d'une agence
matrimoniale. Le prince ou la princesse risque au final d'être toujours moins charmants qu'on
le souhaiterait. Peut-être faut-il remettre en cause l'antilibéralisme lui-même, comme je l'ai déjà
envisagé dans un article précédent (Un autre monde n'est pas possible).
L'échec qui est perçu classiquement par les médias comme des questions de conflit de
personnes (pour ne pas dire de people) est bel est bien une faillite théorique. Je constatai
également ailleurs : « Il semble bien que l'extrême gauche n'ait pas trouvé de théorie de
substitution et reproduise compulsivement les vieux schémas en attendant. » (Onfray : L'appropriation). Il vaut donc vraiment mieux tourner définitivement la page et passer aux choses sérieuses.
Clivages réels
Le philosophe Michel Onfray, sans doute intéressé par cette question de recomposition
théorique, s'est égaré dans cette idée de vaine candidature présidentielle [1] de témoignage plus
que de rupture (le terme est déjà pris par le candidat de droite !). Il se déclare lui-même à la
fois capitaliste et antilibéral. En fait, il devrait plutôt se réclamer du contraire : anti-capitaliste
et libéral. D'autant qu'en tant que libertaire, son critère devrait être la liberté qui le rapproche
indubitablement des libéraux, quoiqu'il en dise ou quoiqu'il croie penser.
Cette question est importante car elle concerne trois éléments essentiels de la politique
(pouvoir, économie et société) qui permettent à la fois de distinguer, mais aussi de casser les
différenciations politiques habituelles. L'opposition droite/gauche qui structure la vie politique
peut en effet voler en éclat sur l'analyse de cette question de la liberté. Les socialistes sont
partisans en général d'une plus grande liberté que les conservateurs dans le domaine des
moeurs, mais moins en l'économie. La droite et la gauche réunies sont plus ou moins
autoritaires selon leurs tendances (communistes/socialistes, conservateur/libéraux). Les
libertaires et les libéraux se divisent par leur association avec les tendances précédentes, mais
une tendance libérale-libertaire correspondrait bien à plus de liberté dans les trois domaines
du pouvoir politique, des moeurs et de l'économie. La question des limites à cette liberté (qui
rattache les uns et les autres à tel ou tel parti) correspond davantage à des habitudes
culturelles, avec leurs variantes individuelles ou familiales, qu'à une réalité politique objective.
Capitalisme ?
Les confusions qui découlent de la situation bipolaire habituelle sont augmentées par la
question du capitalisme, qui correspond bien, sur la question de la liberté, à un plus grand
libéralisme économique. Mais le terme capitalisme fausse le débat. On connaît d'ailleurs
l'opposition au capitalisme d'une partie des traditionalistes ou des nationalistes, qui rejoignent
la gauche antilibérale sur ce thème. On connaît tout autant la convergence plus ou moins
grande des libéraux de droite ou de gauche sur la question de l'économie de marché. Ces
confusions reposent évidemment sur le choix de ce terme par la tradition marxiste [2]. Mais le
capital est simplement un fait économique qui correspond aux investissements. On pourrait
changer le terme ou le système de propriété, on ne changerait pas la chose.
Le problème que soulève l'antilibéralisme concerne évidemment plutôt la question du partage
des richesses. Or, comme le souligne Jacques Attali (voir L'anti-modèle politique d'Attali), la baisse des salaires entraîne celle des achats qui ne peut pas profiter aux commerçants et aux industriels (petits ou gros). Ce n'est donc pas de capitalisme ou de libéralisme qu'il est question quand on
considère le système global. Le problème central est celui de la différence entre les secteurs
destinés à la consommation et ceux destinés à la croissance de l'investissement. Les
superprofits ne servent que marginalement à la consommation privée des capitalistes. Ils sont
bien destinés aux investissements.
Technocratie
La solution technocratique (capitaliste ou stalinienne) consiste à concentrer l'essentiel du PIB
ou du chiffre d'affaire sur l'investissement. C'est ce qui explique aussi les superprofits et les
salaires pharaoniques attribués aux dirigeants. Répartis, ils ne représentent pas grand chose,
concentrés, ils sortent bien de la consommation. En général, cette solution est présentée
comme une nécessité pour des motifs de concurrence internationale ou de monopoles, avec
des prétextes d'orthodoxie formelle ou d'investissement dans la recherche. C'est cela, la plupart du
temps, qui est visé par le terme capitalisme.
On reconnaît dans le nationalisme économique le vieux schéma mercantiliste qui n'est que la
version étatiste (voire monarchique) du modèle de la thésaurisation privée. Le défaut de cette
conception est de n'être que faussement globale. C'est en quelque sorte de la micro-économie
dans la macro-économie. Le but est d'augmenter les richesses d'un État, d'une entreprise, sans
référence à la consommation (modèle Harpagon).
Le vrai débat de la question sociale correspond plutôt au type de société qui découle du
partage entre les investissements et la consommation. De ce point de vue, l'économie politique
est identique à la gestion dite de bon père de famille [3]. Le problème politique est seulement de savoir qui décide et qui arbitre entre les différents clientélismes (voir Coalitions et clientélisme) qui poussent à favoriser un secteur (global ou particulier) pour échapper aux limites communes. Ce qui explique l'existence de secteurs dominants alors que la concurrence devrait égaliser les rendements. Le libéralisme réel montre paradoxalement que l'équilibration naturelle par la loi
du marché ne fonctionne pas du fait de monopoles ou de ces clientélismes politiques. Ceux qui
devraient condamner les monopoles ou le clientélisme deviennent donc antilibéraux par une
ruse de l'irraison ou la conscience de leurs véritables intérêts personnels [4].
Théorisation alternative
Inversement, la solution sociale-démocrate ou libérale (non-technocratique) tend à procéder
en réalité (même en affirmant le contraire) par la relance de la consommation. Évidemment,
la situation est un peu plus confuse du fait que la relance peut ne concerner qu'un secteur.
Les libéraux ou les sociaux démocrates, du fait qu'ils se comportent en technocrates, peuvent
privilégier les investissements. Comme les investissements sont indispensables, privilégier la
consommation peut correspondre à une dilapidation du capital social ou culturel. Mais il faut
bien un jour arrêter les comptes et faire le bilan du partage entre capital et consommation (et
non entre capital et travail qui sont deux facteurs de production équivalents sur ce plan). Ce qui
détermine le modèle dans lequel on se situe, et ceux qui en bénéficient.
Une solution théorique-pratique apparaît avec le fordisme. La consommation populaire génère
une sorte d'égalisation des niveaux de vie et crée des classes moyennes majoritaires qui
résolvent la question de la concentration politique. La consommation elle-même, par les
décisions des agents économiques individuels, arbitre entre les investissements qui s'orientent
d'eux-mêmes vers la consommation. Les nouvelles technologies en sont le meilleur exemple. La
deuxième solution théorique-pratique réside dans les fonds de pensions qui correspondent
également à un retour des profits dans la consommation, des retraites en particulier, objectif traditionnel de l'épargne.
Les réalités écologiques compliquent cependant le jeu en opposant des limites à la
consommation et à la croissance. Ce qui était masqué par la concentration des richesses dans
les pays occidentaux apparaît au grand jour de fait de la mondialisation. Avec les données
actuelles, la généralisation du mode de vie occidental n'est pas possible à l'échelle de la
planète. J'ai déjà signalé (voir Autre monde) que les antilibéraux, quoiqu'ils en disent ou quoiqu'ils croient penser (bis), veulent objectivement conserver l'ancienne répartition
des richesses mondiales. On trouve beaucoup moins de pro-chinois actuellement.
On va donc également devoir gérer la décroissance pour des raisons démographiques (ou de
vieillissement de la population), et le progrès technologique va aussi continuer à réduire le
nombre d'emploi par unité produite (voir Quelle décroissance ?). La solution économiste classique qui croit répondre aux problèmes par la croissance ne correspond tout
simplement pas à la situation nouvelle. Le discours des économistes est tout aussi ringard et
rituel que celui des gauchistes.
Il va falloir beaucoup d'imagination pour affronter les nouveaux défis et ne pas refuser les
solutions nouvelles déjà élaborées par les acteurs. Or, en France, on peut interpréter les
inquiétudes et les réactions de repli comme un signe d'inadaptation aux réalités [5]. Ce n'est pas
en s'abritant derrière la tradition de gauche ou de droite que les individus comprendront les
enjeux actuels. Il va falloir remettre tout à plat (plutôt que de faire table rase) : la capitalisation,
la consommation, la répartition des richesses, la concentration des pouvoirs, les modèles
politiques et économiques... Enfin un peu d'action !
Jacques Bolo
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