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Religion 16.10.2006

Raison et Religion

Raison et déraison

Le discours du Pape Benoît XVI à Ratisbonne, le 12.9.2006, a fait couler beaucoup d'encre et beaucoup trop de sang. Les réactions des extrémistes musulmans ont semblé donner raison aux considérations de l'Empereur Byzantin Manuel II Paléologue, dans le contexte du siège de Constantinople, en 1391, où il s'opposait à la contrainte en matière de foi et au Djihâd. D'aucuns pourraient aussi y voir une attitude de circonstance de la part de l'Empereur comme d'autres pourraient voir dans le discours du Pape une provocation gratuite. Car Benoît XVI a utilisé son évocation byzantine pour justifier l'identité de la raison et de la foi pour la religion chrétienne en déniant à l'islam cette possibilité. Il se fondait pour cela sur une citation où Ibn Hazm (994-1064) défend un arbitraire divin total.

Dans son exposé, le Pape fait donc de la religion chrétienne une sorte de continuatrice et de réalisation de la philosophie grecque. Ce qui est à la fois juste et très exagéré. Il semble identifier si totalement l'héritage grec avec la théologie chrétienne [1], qu'il aboutit plus ou moins à exclure le reste des cultures de l'humanité de la raison autant que de la religion. On connaît d'ailleurs ses positions concernant le pluralisme religieux qui valurent une mise à l'index des ouvrages de théologiens qui envisageaient la possibilité d'une sorte d'inspiration divine plus ou moins universelle [2]. Remarquons que cette conception dogmatique de l'époque où le Pape était le cardinal Ratzinger correspond à l'image que certains se font de l'islam en occident.

Ce que les extrémistes violents ont considéré comme une insulte ou une provocation a été largement critiqué par les intellectuels arabes ou occidentaux informés. Bien que très ignorant en philosophie arabe, il me semble que toute personne instruite connaît le rôle des philosophes musulmans dans la transmission des textes grecs. On connaît les noms du philosophe persan Avicenne (980-1037), et celui du philosophe Cordouan, Averroès (1126-1198). Après vérification dans Wikipédia, le premier est plutôt mystique (encore que cela reste à préciser), le second est justement présenté comme le fondateur du rationalisme !

La position du Pape est d'autant plus incompréhensible qu'il cite lui-même le philosophe scolastique Duns Scot (1266-1308) qui, dans une période postérieure, oppose justement la raison à l'arbitraire divin : « Non quaerenda ratio quorum non est ratio. » (on ne doit pas chercher la raison de ce dont il n'y a pas de raison). Cette conception de l'arbitraire divin est d'ailleurs très persistante en occident, puisqu'on la trouve encore chez René Descartes (1596-1650) dans ses Lettres à Mersenne : « Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C'est, en effet, parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux Destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d'assurer et de publier partout que c'est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu'un roi établit des lois en son royaume [...] » (15 avril 1630). Mais il est fort possible, concernant Descartes, qu'il s'agisse de précautions pour ne pas subir le sort de Galilée.

L'autoritarisme de l'église de cette époque pourtant tardive ne correspond guère à la citation de Manuel II Paléologue : « si l'on veut amener quelqu'un à la foi, on doit user de la faculté de bien parler et de penser correctement, non de la contrainte et de la menace ». Cet négligence de l'histoire est d'autant plus inexplicable que Benoît XVI, devenu pape, semble oublier le temps pourtant proche, en 2000 où, toujours en tant que cardinal Ratzinger, il avait prononcé la repentance officielle de l'Église catholique contre les excès de l'Inquisition.

La conception fanatique de l'inquisition est plutôt familière aux occidentaux. Pour tout dire, l'image de la religion en Europe est rarement celle d'une continuatrice de la philosophie grecque, ni certainement pas celle d'une parfaite identité avec la raison. Nous pouvons même qualifier cette opinion de franchement hérétique [3].

Théologie comme cursus

Il est aussi malheureusement possible que cette allocution du Pape se réduise simplement à une question de boutique. Juste avant sa citation de l'empereur byzantin, après un rappel de sa carrière comme professeur, le Pape Benoît XVI évoqua la contestation, par un professeur d'alors [4], de la théologie comme discipline académique. Sa conférence pourrait donc simplement être considérée comme une tentative de justification de l'existence d'un département universitaire. Peut-être envisage-t-on sa fermeture ? On conçoit que le Pape estime avoir été mal compris. Encore qu'il soit plus exact de dire qu'il s'est mal exprimé. Mais on conçoit surtout qu'il lui soit encore plus difficile de préciser ce qu'il voulait dire. Spécialement après les effets constatés.

Concrètement, si le texte du Pape avait été construit en présentant la position d'Ibn Hazm comme équivalente à celle de la théologie chrétienne de la période scolastique puis de l'inquisition (1199-1834) [5], le sens du texte, dont le Pape se plaint qu'il n'ait pas été compris, aurait été plus clair. Avec une plus grande attention à la rationalité de la formulation, des morts auraient pu être évités. La pression de l'actualité ne fait généralement pas bon ménage avec un travail qui se veut universitaire [6].

La question de la place de la théologie à l'université n'est d'ailleurs pas liée directement à celle de la rationalité de la religion, ni bien sûr à celle de la foi. Comme le Pape lui-même le rappelle, les sciences religieuses se sont constituées par une approche historico-critique dans l'université moderne. Malheureusement, ces sujets ne sont peut-être pas assez étudiés de façon scientifique. Ceux qui s'orientent vers ces secteurs sont toujours des religieux ou des croyants. Il en résulte au moins une imposture sur le plan de la neutralité scientifique (et éventuellement sur le plan du financement par l'État de la formation des prêtres). La laïcité n'est pas générale en Europe. La moindre des scientificités devrait d'ailleurs consister à équilibrer les cursus par la méthode comparative qui éviterait de produire des discours qui ne considéreraient que le point de vue de la religion de celui qui parle.

La conséquence de ce cadre d'étude en religion plus qu'en sciences religieuses a tendance à produire naturellement une certaine régression méthodologique qui ramène précisément le débat au niveau de la scolastique, plus qu'au monde grec. Le fait que la scolastique se croie grecque est une erreur persistante jusqu'à aujourd'hui, chez Heidegger en particulier. L'unité de la raison et de la foi y était précisément la préoccupation principale. Rappelons qu'un petit livre de Louis Rougier, Une faillite, La scolastique, traite précisément de cette question en ces termes : « Les docteurs du Moyen-âge ont épuisé toutes les solutions possibles au sujet de l'accord de la raison et de la foi, tels qu'ils le concevaient [...] pour aboutir finalement à un constat d'échec. » (p.167). Soit la raison est capable de démontrer les dogmes, et on n'a plus besoin de la foi ; soit elle a besoin de la révélation, mais peut quand même les démontrer ensuite ce qui revient donc au même résultat ; soit seuls certains dogmes sont supérieurs à la raison, mais peuvent être défendus par la raison contre leurs opposants, etc. « Toutes les opinions possibles au sujet du degré de rationabilité des dogmes révélés ont été tour à tour, soutenues » (p.173). La doctrine de saint Thomas-d'Aquin (1228-1274) qui synthétise la période scolastique constitue encore la doctrine officielle de l'église. Mais l'unité de la foi et de la raison n'en a pas résulté. Petit-à-petit, depuis l'hypocrite Descartes, la raison s'est bel et bien séparée de la foi, malgré des régressions idéalistes régulières (voir Onfray : L'appropriation n'est pas le vol).

Le pape ne néglige pas non plus cette rupture qu'il reconnaît dans les sciences contemporaines. Mais il semble vouloir y apporter la réponse traditionnelle de la philosophie idéaliste, ce qui lui fait sans doute privilégier la référence platonicienne. Il tend à concevoir la religion comme une instance régulatrice de la science et de la modernité. Paradoxalement, pour un Pape qui a la réputation d'être conservateur, son problème est le même que celui des croyants réformateurs. Ils veulent une science religieuse, qui serait bien la recherche d'une unité de la raison et la religion. Du côté religieux, du fait de la fin des religions dominantes (voir Fin de la religion) la raison doit bien se manifester d'abord, comme le dit Benoît XVI, par « un authentique dialogue entre cultures et religions » qu'il a pourtant si mal engagé. Du côté de la raison, l'étude de « la correspondance entre notre esprit et les structures rationnelles qui règnent dans la nature » repose bien, comme le dit le Pape sur « le courage pour l'élargissement de la raison et non sur la dénégation de sa grandeur ». Mais les religions seront-elles capables de surmonter leur tendance naturelle à la régression dogmatique et au repli sur elles mêmes ?

Jacques Bolo


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Voir aussi :

Notes

1. Sans doute est-ce aussi une perspective trop heideggerienne qui semble considérer la langue grecque, et la traduction de la Bible des Septante, comme ontologiquement rationnelle. [Retour]

2. cf. ma note dans mon article Fin de la religion : « Le pape Benoît XVI, quand il était gardien du dogme, en tant que préfet pour la Congrégation de la doctrine de la foi, avait refusé ce relativisme religieux en condamnant les tentatives de certains théologiens orientalistes comme Dupuis, pour son livre : Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux , qui a été rappelé à l'ordre par une série de Notifications que résument bien les suivantes : Notification 1. Il faut croire fermement que Jésus-Christ, Fils de Dieu fait homme, crucifié et ressuscité, est le médiateur unique et universel du salut de toute l'humanité. [...] Notification 6 : Il est contraire à la foi catholique de considérer les diverses religions du monde comme des voies complémentaires à l'Église pour ce qui est du salut. Notification 7 : Selon la doctrine catholique, les adeptes des autres religions sont eux aussi ordonnés à l'Église et sont tous appelés à en faire partie (Rome, le 24 janvier 2001). Ce qui, nous l'avouerons, est un peu limitatif comme dialogue inter-religieux. » [Retour]

3. Comme entraînement, en tant que candidat Souverain pontife rationaliste. [Retour]

4. « On entendit un collègue déclarer que dans notre université existait une chose remarquable : deux facultés qui s'occupent de quelque chose qui n'existe même pas, de Dieu »[Retour]

5. 1199 : Le pape Innocent III définit la procédure inquisitoriale contre les albigeois dans la bulle Vergentes in senium.. 1834 : L'Inquisition espagnole est définitivement abolie. [Retour]

6. Les charges du Pape ne lui donnent sans doute pas toute la disponibilité et la sérénité nécessaires. Sur un registre parfois semblable de l'idéalisation de la pensée grecque, le précédent de l'engagement de Heidegger aurait d'ailleurs pu l'inciter à la prudence. [Retour]


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