Le rôle positif du débat sur le terme colonisation
Le quarantième anniversaire du dictionnaire Le Robert, dont Alain Rey reste la figure de proue,
a été gâché par une polémique à propos de la définition du terme colonisation : « Mise en
valeur, exploitation des pays devenus colonies ». Patrick Lozès, du Conseil représentatif des
associations noires de France (CRAN), Mouloud Aounit, du Mouvement contre le racisme et
pour l'amitié entre les peuples (MRAP) y voient un relent de l'affaire de l'exaltation du « rôle
positif de la colonisation », par une loi votée le 23.2.2005 (Article 4, alinéa 2) puis abrogée par
décret en mars 2006 (voir Les bienfaits de la colonisation).
Alain Rey, dans un article du Monde, se défend d'être favorable à la colonisation, d'autant qu'en
son temps, il avait personnellement pris part aux mouvements anticolonialistes [1]. Il se prévaut
de nombreux soutiens sur cette affaire. Et c'est un fait que les articles sur la polémique se
livrent davantage à l'apologie de sa longue carrière qu'à une étude sérieuse de ce qui fait
débat.
On peut au contraire constater qu'une bonne partie de ceux qui critiquent la plainte des
associations semblent la confirmer en justifiant les bienfaits de la colonisation, au moins par
leurs arguments maladroits. C'est ce qui apparaît dans de nombreux commentaires sur internet
à un article d'Alexandra Bogaert : « La polémique sur la colonisation relancée » (Libération,
5.9.2006). La plupart sont très clairs (un des meilleurs : « [...] si les colonies sont devenues des
colonies c'est parce que les autochtones du moment ont perdu la bataille et certaines fois la
guerre. Malheur aux vaincus et pas de chance pour eux... ce qui est fait est fait »). Les plus
nombreux considèrent que cette question de définition est un problème secondaire par comparaison aux discriminations (ils n'ont
pas tort) et que l'association noire y cherche simplement une publicité avec l'exigence
exorbitante du retrait de la dernière édition du dictionnaire [2]. Une part importante rejette plutôt hargneusement la repentance. Très peu de commentaires sont partisans de la révision.
Ceux qui considèrent cette action comme ridicule ou la repentance inutile se trouvent un peu
démentis par la réalité de l'opinion sur le sujet. Ceux qui affirment que la colonisation était
néfaste pour les populations indigènes semblent aujourd'hui être devenus une minorité,
contrairement aux illusions des anciens anticolonialistes, dont Alain Rey. En tout cas ils le
manifestent moins – ce qui pourrait cependant signifier que ce sont les autres qui sont devenus
des minorités actives. Si ceux qui se croient blancs comme neige prennent un peu trop la
défense des pro-colonisation, c'est sans doute aussi qu'ils se sentent visés eux-mêmes (sur
ce point voir mon traitement de la question du racisme « Racisme, Antisémitisme, Stéréotypes »).
Proverbe français : « Qui se sent morveux se mouche ».
Définition
On peut critiquer le fait que le CRAN réclame le retrait de la nouvelle édition, mais ceux que
la question n'intéresse pas n'ont pas à interdire aux autres de s'y intéresser. On peut toujours
contester une définition d'un dictionnaire si on n'est pas d'accord, surtout si on est concerné.
Car un dictionnaire sert bien de référence collective et certains imbéciles seraient les premiers
en se prévaloir d'une définition biaisée, comme ils se prévalent d'arguments rapides qu'ils
croient définitifs (voir Est-ce qu'on peut dire une connerie ?).
Quelle est la source du problème ? Il existe donc deux acceptions selon le Robert :
« Colonisation : 1) Peupler de colons, transformer en colonie, 2) Mise en valeur, exploitation
des pays devenus colonies ». C'est la seconde qui est considérée comme tendancieuse. Le
Robert quoique référence, n'est pas un dogme sacré, contrairement à certains usage des
dictionnaires, et de celui-ci en particulier. Les opposants à la révision semblent penser un peu
trop que la démocratie consiste à obéir à un dogme sans avoir le droit à la parole (ou cela ne
concerne-t-il que les indigènes ? Faut-il y voir une conception issue de la colonisation ?).
Contrairement aux critiques ou aux quolibets sur l'inanité de cette polémique, une
interprétation pertinente concerne bien le travail de lexicographe. Ces critiques peuvent
d'ailleurs être considérées comme une nouveauté intéressante : la communauté noire est
intéressée par les dictionnaires comme n'importe quels autres puristes. Le CRAN souhaite
d'ailleurs « la mise en place d'un groupe de travail pour trouver une définition qui n'est pas
contestable de la colonisation » (Libération). Plus généralement, quand une définition de
dictionnaire provoque une polémique, c'est qu'elle n'est pas forcément neutre, consensuelle,
complète ou tout simplement correcte. Ce qui est quand même un problème.
Redéfinition
Une autre acception du terme ou un complément pourraient être ajoutés. Une forme pourrait
être: « Mise en valeur, exploitation de territoires au profit des colons et de la métropole plutôt
qu'à celui des populations locales originelles ». Car la lexicographie ne consiste pas à sous-entendre une définition et dire ici que tout le monde est au courant. Ceux qui doutent de l'utilité
de ce complément devront répondre à la question : Pourquoi Alain Rey lui-même aurait-il
été anticolonialiste, avec la définition qu'il propose dans son propre dictionnaire ?
Alain Rey déplore que ses détracteurs aient confondu « colonisation » et « colonialisme ». Sa position est étrange, puisque le premier terme est usuellement considéré comme le résultat du
second. Le problème est ici que colonialisme est seulement défini comme : « système
d'expansion coloniale ». On trouve bien déjà une définition qui correspond aux demandes du
CRAN, mais il faut aller à la 3e acception de Colonie : « Établissement fondé par une nation
appartenant à un groupe dominant dans un pays étranger à ce groupe (moins développé), et
qui est placé sous la dépendance (la souveraineté) du pays occupant dans l'intérêt de ce
dernier » [3]. La raison du problème pourrait se résumer plutôt à la nécessité de « faire bref » qui utilise les renvois d'une définition à l'autre (ce qui constitue le « jeu du dictionnaire »). Mais il faudrait peut-être aussi prendre la peine de noter une acception distincte dans l'entrée colonisation.
La formulation en débat : « Mise en valeur, exploitation des pays devenus colonies » fait bien
référence à des pays déjà habités. Sinon, il s'agirait plutôt de « territoires » sans
précision. L'acception de la colonisation qui fait problème et que justifient certains concerne
simplement la mise en valeur d'une terre vierge. Ce que le Robert ne précise pas (à tort).
D'ailleurs, parler de « pays devenus colonies » ou même de « territoires devenus colonies »
est un peu bizarre (sans doute est-ce un renvoi pas très clair à cette troisième définition de « colonie »). Il
s'agit bel et bien d'une forme de négligence des populations autochtones. Il est d'ailleurs assez
fréquent qu'on les oublie. La définition en question cède bien à ce penchant en ne les
mentionnant pas, tout en les évoquant comme par défaut, par une expression sinon
agrammaticales tout au moins peu idiomatique. Ce qui est bien le comble pour un dictionnaire.
Il ne s'agit pas ici de repentance qui serait une prise de position politique sur le sujet. Mais une
simple mention serait la bienvenue d'un point de vue purement lexicographique. Distinguer la
colonisation d'une terre vierge de celle d'une terre habitée concerne bien deux acceptions
distinctes. La première correspond au défrichage (ou défrichement, cf. Petit Robert), la seconde
à la conquête.
Lexicologie
Il est vrai que le Petit Robert ne fait pas de politique. Sa définition de Nazi est sommairement
circulaire : « Abréviation de national socialisme ; membre du parti national socialiste allemand ;
qui se rapporte à l'organisation, aux actes de ce parti ». Et celle de Nazisme : « Mouvement, régime nazi ». C'est tout ? En fait, cela revient simplement à dire que l'un est un adjectif, l'autre est un
nom. Les auteurs doivent se dire qu'on sait bien ce que c'est le nazisme. Mais alors, pourquoi
regarde-t-on nazi ou nazisme dans un dictionnaire ? Pense-t-on aux enfants qui cherchent le
sens des mots ? Non, mais pour qui se prennent-ils ? Ils n'ont qu'à apprendre à écrire le
français correctement avant d'essayer comprendre ce qu'ils lisent !
Voyons un peu autre chose : Cartésien, Cartésianisme, sont traité selon le même principe.
« Philosophie de Descartes ; Partisan de la philosophie de Descartes, etc. ». Comme on le voit,
le Petit Robert semble renseigner sur la grammaire ou la morphologie plus que sur la
signification, la sémantique. Dans ce dernier cas, la définition pourrait quand même dire
quelque chose comme « Pensée analytique », au moins comme une des acceptions de ces
mots. C'est bien en ce sens qu'on la rencontre souvent dans les textes. Certains pourraient en
avoir besoin.
On peut admettre catégoriquement que quand on consulte un dictionnaire on veut aussi savoir le sens des mots, et pas seulement si on a affaire à un adjectif ou un nom. En général, c'est plutôt cela qu'on sait déjà par le contexte, non ? Car la question de la sémantique est bien un problème lexicographique. Et le Petit Robert pourrait beaucoup s'améliorer sur les mots de ce genre. Parce qu'évidemment, il contient bien des définitions sémantiques pour des mots plus courants. Finalement, la définition du terme colonisation serait presque satisfaisante par comparaison !
Cette question de la grammaire ou de l'orthographe contre la sémantique semble bien être un
problème de la pensée française. Essayer de traiter un peu mieux la question de la
colonisation – qui semble tant passionner les lecteurs de Libération – pourrait être l'occasion,
au moins comme exercice, d'envisager d'autres points de vue. Ne pas vouloir céder sur cette
question relève d'une forme de dogmatisme, ou de colonialisme : on va pas se laisser embêter par les indigènes. Un colonialisme sans colonies. Je cherche le mot : Nombrilisme ? Isolationnisme ?
Ethnocentrisme ?... Connerie [4] ? (trop général), Unilatéralisme (nouveau mot) peut-être. Ah, on va regretter Jacques Chirac, c'est moi qui vous le dit.
Jacques Bolo
Bibliographie
Alain REY, A mots découverts : Chroniques au fil de l'actualité
Dictionnaire Le Robert
Le Petit Larousse illustré
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