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Méthodologie (Philosophie) 28.7.2006

L'idéal de la mauvaise traduction

Intraduisibilité ?

De plus en plus souvent, dans la philosophie et les sciences humaines, semble régner un idéal d'intraduisibilité. Comme j'ai eu l'occasion de le dire : « On connaît bien sûr le cliché 'traduttore traditore', [traduction, trahison] qui cumule le lacanisme, le soupçon contre la cinquième colonne cosmopolite, et l'hypothèse Sapir-Whorf d'incommensurabilité culturelle [1] ». Outre le fait que tout le monde comprend très bien le sens de ce dicton, et même, pour les Français, sans vraiment avoir besoin de traduction, on semble le considérer comme une preuve de l'intraduisibilité. Une des raisons possible en est le freudisme/lacanisme et l'heideggerisme friands de jeux de mots et d'étymologies. Mais par une sorte de biais sacralisant la littérature on finit par les concevoir comme des jugements de Dieu.

Paradoxalement, en marge du scandale que le livre d'Emmanuel Faye, Heidegger : L'introduction du nazisme dans la philosophie, a provoqué et continue à provoquer, son auteur apporte une illustration assez surprenante de cette intraductibilomanie. Alors même qu'il s'attaque à Heidegger, révélant l'omniprésence de la thématique nazie dans ses cours et séminaires nouvellement publiés dans le cadre de ses oeuvres complètes, il reproduit à son tour la tradition heideggerienne de la conservation en allemand d'un bon nombre de termes utilisé par cet auteur. En l'occurrence, pour rectifier une notion à connotation nazie 'völkisch' qu'on traduisait jadis de façon plus ou moins anodine par 'peuple', Emmanuel Faye a carrément décidé de ne pas la traduire. Voilà comment il s'en justifie, dans une émission de radio :

  • « Ce mot 'völkisch' signifie le 'peuple pensé dans l'unité de sa race et de son sang'. Et c'est un mot qui est employé par les nationaux socialistes et qui ne sera plus employé ensuite en Allemagne après 1944. Longtemps, en France uniquement, parce que les Allemands savent bien le sens du mot, il y a eu une controverse sur la traduction. Étant donné la polysémie du mot, mais son aspect tellement connoté, je l'ai laissé en allemand . Mais désormais nous savons comment Heidegger utilise lui-même ce mot. Par exemple, dans le cours paru au tome 38, p. 65, il dit ceci : « Souvent nous utilisons le mot peuple également au sens de race, par exemple au sens du mouvement völkisch » . Donc une compréhension völkisch du peuple, c'est comprendre le peuple comme race. Heidegger lui-même le dit... Désormais, je crois que la controverse des traductions est vraiment dépassée . Et il y a vingt ou trente ans on croyait que Heidegger avait prononcé deux ou trois fois le mot. Maintenant, nous savons que c'est des centaines de fois dans ses cours et dans ses séminaires. [...] Dans un de ses séminaire [qui] va tellement loin que Heidegger l'a exclu de ses oeuvres complètes [...] Là Heidegger définit le peuple comme « unité de sang, de souche et de race  » [....] ». France culture, Les chemins de la connaissance, 18/4/2005 [C'est moi qui souligne].

En somme, « la controverse des traductions est maintenant dépassée » puisqu'il a décidé de ne pas traduire ce mot ! C'est en effet une bonne façon de résoudre tous les problèmes de traduction. On peut même dire que la philosophie, fidèle à sa tradition, a donc résolu définitivement tous les problèmes de traduction. Ou bien..., peut-être qu'il ne faut pas seulement ne plus enseigner Heidegger, mais rééduquer tous les philosophes qui ont été contaminés par cette pratique heideggerolâtre de conservation völkisch des terminologies d'origines.

Tout le problème est effectivement de trouver la bonne traduction. C'est sans doute un problème de qualification. On sait que les éditeurs ne payent pas très bien les traducteurs et apparemment, la bonne volonté de professeurs ne suffit pas. Les remarques de Faye sont légitimes sur un point. Les allemands savaient très bien à l'époque que le mot völkisch voulait dire simplement racial. Car « Peuple pensé dans l'unité de sa race et de son sang » est évidemment une glose inutile, dans le style philosophique. On peut le dire une fois à la rigueur (pour faire philo). Mais on ne va pas le répéter sans arrêt dans la traduction d'un texte. D'ailleurs, tout le monde aurait pu admettre l'emploi de racial dans les premières traductions. Race, tel que ce mot était employé à l'époque, était extrêmement courant dans les textes depuis le XIXe siècle. Ce terme signifiait plutôt caractère appliqué ici à l'ethnie ou la culture. Avant-guerre, il n'aurait donc pas causé de rejet en France ou ailleurs. Mais après-guerre, il faisait nazi.

A la rigueur, on peut cependant admettre que les traductions anciennes étaient correctes si l'on évoque la réception possible des contemporains étrangers ne considérant que le contenu philosophique. Cependant, il serait loisible d'évoquer alors leur aveuglement devant cet indice philologique révélateur de la montée du nazisme. Emmanuel Faye, au contraire, restitue tout aussi légitimement la réception dans un contexte nazi, où certains étudiants de Heidegger, en uniforme dans son cours, faisait partie des SA et des SS. Comme Faye souligne que ce terme se retrouve dans les cours des centaines de fois de 1932 à 1942, il peut justifier cette interprétation raciste, ou racialiste, ou culturaliste au mieux. Mais alors, pourquoi ne traduit-il pas racial au lieu de völkisch ? Traduirait-il völkisch dans les textes d'Hitler ou de Rosenberg, théoricien du racisme ? Philosophes, encore un effort pour être antinazis !

  • En ce qui concerne la polémique que le livre de Faye n'a pas manqué de susciter, comme jadis le livre de Farias : Heidegger et le nazisme, on peut remarquer simplement que même si l'option de Faye est extrémiste, puisqu'elle consiste à vouloir interdire d'enseignement l'oeuvre de Heidegger, certaines des réactions à son livre sont au mieux peu convaincantes [2]. D'autant qu'on avait déjà connu les mêmes réactions envers le livre de Farias, dont la thèse était qu'Heidegger représentait la tendance SA. Ce qui expliquait sa relative disgrâce dans la deuxième période du nazisme. Le fait que les heideggeriens créditent le philosophe d'une sorte de pétainisme (d'une sorte de révolution conservatrice – puisqu'on parle de traduction) n'en est pas moins douteux.

    Toute la question, pour le profane que je suis en heideggerologie, est très simple. Le fait qu'Heidegger ait été nazi est effectivement un problème. Le fait qu'il ait été plus longtemps qu'on le disait, comme le présentait Farias, et que les heideggeriens essaient de le minimiser est équivoque. S'ils affirment qu'il est le plus grand philosophe du vingtième siècle (voire de tous les temps pourquoi pas) c'est au moins à examiner de plus près. S'ils considèrent que le fait qu'il ait été nazi n'a aucune incidence, on peut en douter, spécialement dans le cadre général de la phénoménologie. On pourrait effectivement admettre cette neutralité axiologique pour un physicien ou un mathématicien, mais la philosophie et spécialement la phénoménologie n'ont pas ce caractère décontextualisée et désincarnée des sciences naturelles ou formelles.

    Une défense d'Heidegger se fonde donc a priori au moins sur une extraction d'une partie de ses énoncés (comme pour tout autre philosophe après tout). L'idée selon laquelle un auteur est un tout signifie simplement qu'on explique généralement certaines de ses opinions par certaines autres qui lui appartiennent, pour comprendre son évolution par exemple. Mais on peut tout aussi bien analyser l'influence de ses prédécesseurs ou contemporains ou celle du contexte en général. On peut donc admettre réciproquement que les critiques envers Heidegger ont au moins raison sur certains points. Le livre de Faye concerne tout spécialement la réception des oeuvres de Heidegger dans le contexte de l'époque. Or, il semble bien que les nazis aient considéré qu'il apportait de l'eau à leur moulin. Nietzsche aussi, mais il était mort, et on considère bien qu'Elisabeth Förster, la soeur de cet auteur était effectivement très pro-nazie et antisémite. De plus, il est parfaitement possible d'admettre aussi qu'il existe des différences de degrés ou d'options particulières entre les nazis eux-mêmes (ce qui rend recevable la thèse de Farias).

    Le problème que soulève Faye est surtout celui de la lecture de Heidegger dans le texte (ou mal traduit ce qui revient au même), sans aucune distance philologique. Ce problème est général. De nos jours, les étudiants sont supposés avoir une sorte d'accès immédiat aux textes anciens, alors même que contradictoirement la pratique professionnelle des professeurs se revendique de leur compétence de spécialistes. Une telle inconséquence fait qu'on en vient à douter autant de l'accès immédiat que de la compétence. Quand s'y ajoutent ces problèmes de traduisibilité, on nage dans le mysticisme : si les philosophes croient « parler en langue » (comme les chrétiens qui croient posséder le don des langues), il faudrait qu'ils le disent. Ce ne seraient alors pas seulement les livres de Heidegger qui seraient à exclure de l'université.

Sans traiter de la pensée de Heidegger en général, ce point particulier d'intraduisibilité culturaliste en fait néanmoins partie. Car le courant qui s'en réclame prête à cette absence de traduction une signification particulière. Cette conception est même largement diffusée, au point de devenir la norme, en cela que c'est à la position inverse qu'on demande une justification [3]. Mais les traductions sont bien possibles, quoiqu'on dise. L'idée d'intraduisibilité, (à peine) admissible en traduction littéraire, est inacceptable en philosophie ou en sciences humaines.

Et si, au fond, toute la question heideggerienne, n'était rien qu'une question de mauvaise traduction. On peut même soutenir que toute question philosophique peut se réduire à une question de traduction. Cette idée s'oppose évidemment à l'idée imbécile qu'on ne peut penser ou philosopher qu'en allemand ! Il faut être clair. Cette idée pourrait à la rigueur être admise si on la considère comme une naïveté d'un penseur comme Heidegger, compte tenu du contexte ethnocentrique, colonial et précisément nazi de son temps. Mais elle est absolument intolérable aujourd'hui. Celui qui l'énonce se ridiculise. Un professeur se disqualifie. La seule vraie réponse devrait être une paire de gifles [4]. Emmanuel Faye propose le retrait de l'oeuvre de Heidegger des programmes de philosophie. Je propose le renvoie immédiat et sans discussion des professeurs qui reproduisent ce genre de sottises.

Mutatis mutandis

Les heideggeriens ne sont pas les seuls à refuser la traduction. Toujours sur France culture, au cours de l'émission A voix nue de Jacques Munier du 17/7/2006, sur « Une éthique de la sensibilité », avec Sandra Laugier, professeur de philosophie à l'Université de Picardie, on a pu assister au dialogue suivant :

  • Munier – « L'éthique et la politique du 'care', qu'on peut traduire par soin, attention, sollicitude , et que vous avez choisi de rendre par la formule 'le souci des autres'. [...] » 

    Laugier « Le souci des autres est le titre que nous avons choisi pour ce volume qui présente ces éthiques féministes du 'care'. Et nous avons choisi très délibérément de ne pas traduire le mot 'care'. Ce qui donne un effet un peu curieux. Mais nous l'avons maintenu en anglais, dans la mesure ou pour nous c'est un terme un peu intraduisible , on pourrait dire, même si c'est toujours mieux de traduire. Et notamment parce que le mot 'sollicitude' qu'on emploie très souvent pour traduire 'care' ne nous semblait pas convenir à l'ensemble des dimensions qui sont déployées dans ce mot qui est aussi un verbe anglais 'care', puisque comme dans l'expression commune 'Take care', par exemple, ou le verbe 'caring', ». [C'est moi qui souligne].

    Munier – « Fait attention... »

    Laugier – « Mais aussi 'Take care' c'est 'Prends soin de toi', c'est une formule de politesse, d'attention, qu'on peut dire à la fin d'une lettre... »

    Munier – « L'attention au sens plein. »

    Laugier – « Et donc le 'care' c'est non seulement en effet la sollicitude, le fait de s'occuper de quelqu'un, mais c'est une forme d'attention, le fait d'une attention à autrui. Et donc c'est le soin mais au sens, non seulement du soin médical, mais aussi au sens d'une attention, d'une observation fine d'autrui et d'une attention à l'autre qui fait qu'on a envie de répondre à ses besoins en quelque sorte. [...] dans le 'care', dans cette éthique du 'care', il y a la volonté de prendre en compte toutes ces dimensions-là. La dimension de la sollicitude, elle est extrêmement importante, mais elle est peut-être trop proche aussi d'une notion de dévouement et de sacrifice qu'on associe au 'care' et que nous voulions, dans notre présentation de ces éthiques, écarter. [...] »

C'est toujours mieux de traduire, en effet. Et une bonne traduction n'est pas une interprétation plus ou moins étymologique des sens cachés (« pleins ») dans la langue originale. Une bonne traduction est au contraire une simple transposition des termes pour la situation équivalente dans la langue cible (cf. Borgès, "Les traductions d'Homère" selon celle de Butler). Notons ici que le vieux truc philosophique « au sens plein », « au sens fort du terme », etc. prononcé par le présentateur de l'émission se trouve prise en défaut. On pourrait dire, au sens fort, qu'il s'agit même d'un contresens, critère ultime de la mauvaise traduction. Car « Take care ! » correspond plutôt au sens vide. Pour être vraiment fidèle à la langue originale, on pourrait plutôt traduire cette expression par la formule idiomatique populaire « Porte toi bien ! » ou la traduire simplement par « Salut ! » [5]. Il en est de même en français de « Comment allez-vous / ça va ? », qui signifient simplement « Bonjour ! ». Sinon, autant dire que « Bonjour ! » est une formule magique pour tenter d'influer sur les événements.

Voilà ce qu'on obtient quand on ouvre la boîte de Pandore de l'étymologisme heideggerien. Car on voit bien ici à l'oeuvre que c'est bien de cela qu'il s'agit. La lecture de Heidegger dans le texte (mal traduit ou non traduit) a déclenché une pratique imitative qui contamine la pensée philosophique [6]. Ces textes sont au sens propre une machine à apprendre à raconter des conneries. Sans doute est-ce une conséquence insoupçonnée des ravages de la technique, philosophique celle-là [7].

Qu'en est-il du care lui-même, quand on se donne la peine de l'examiner, à l'écoute de cette (par ailleurs) excellente série de cinq émissions [8]. Puisque j'ai considéré la philosophie comme une affaire de traduction [9] (et que j'ai pratiqué quelques temps cette profession), je peux proposer mon interprétation, on peut le dire, simultanée : c'est évident, à l'écoute de ces émissions, la politique du 'care', correspond tout simplement, plain and simple, à la solidarité, et à l'État providence en ce qui concerne la politique qui la met en oeuvre.

Évidement, il y a une cause à cette incompréhension. D'une part, ce terme vient, comme il a été dit, du féminisme américain, des valeurs féminines, dont le 'care' serait un échantillon. Là dessus se greffe le souci de ne pas cantonner les femmes à ces valeurs féminines, ce qui suppose naturellement de les généraliser. Or, tout cela a pour cadre le contexte américain, individualiste (en fait, plutôt centré sur la famille, les proches), et sa négation obsessionnelle de prise en charge de l'individu par l'État. On peut y ajouter la contamination de ce modèle en Europe, qui fait considérer comme ringard le modèle de l'État providence. Mais, précisément, les mots ont un sens. Une fois institutionnalisé le care aux divers domaines de l'attention à autrui, de la responsabilité réciproque (cf.  'Assistance à personne en danger' en France), de la santé surtout, on obtient assez naturellement une sorte de sécurité sociale, dans un pays (les USA) où beaucoup en sont privés, alors qu'en Europe on finit par la considérer comme naturelle (alors qu'elle est évidemment culturelle). Il s'agit bien, mutatis mutandis, de répondre à des besoins universels et intemporels de solidarité [10].

Traductibilité ou culturalisme

Évidemment, la critique du jargon des sciences humaines et de la philosophie n'est pas chose nouvelle et pourrait s'apparenter assez banalement à un certain purisme réactionnaire ou bourgeois, teinté de nationalisme, du style : « Parlons français ! ». Barthes, dans sa croisade anti-bourgeoise, défendait précisément cette possibilité jargonnante que lui et ses continuateurs ont porté à leur sommet grâce entre autres à l'apport des troupes heideggeriennes. Ma position est exactement le contraire [11]. Les emprunts sont possibles quand ils constituent une vraie nouveauté (et s'ils ne sont pas trop difficiles à prononcer non plus). C'est précisément parce que les concepts sont d'emblée universels qu'ils sont traduisibles.

Le critère fondamental est surtout le rasoir d'Occam, selon lequel il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité. L'inutilité de ces notions est aussi proportionnelle à la nécessité de compréhension. Ce qui justifie donc leur traduction quand c'est possible. Mais il faut quand même faire un petit effort (et ne pas se croire statutairement compétent). Notons qu'il est possible que l'absence de communication entre les disciplines excuse, par facilité, ce phénomène d'utilisation d'un jargon ou de barbarismes (dans le cas de Heidegger il s'agit plutôt de fétichisme hellénistique).

Un des cas les plus célèbres concerne l'épistémologique poppérienne. Du fait de mauvaises traductions françaises, pourtant tardives – ou parce que tardives peut-être –, il s'est diffusé la notion contradictoire de 'falsification', et 'falsifiabilité' pour dire qu'une théorie doit être réfutable pour être scientifique. Or, dire qu'une théorie doit être falsifiée pour être scientifique est quand même gênant. Mais cela donne effectivement un concept technique, qui permet de se distinguer du profane. En l'absence de falsification, la théorie est dite ad hoc (où le jargon est accentué par le latin), ce qui constitue surtout un anglicisme : 'ad hoc' signifiant, en anglais : 'improvisé, temporaire, de circonstance, au coup par coup'. Mais en français, cela signifie : 'exact, conforme, spécifique', en principe sans connotation négative (avant Popper). On constate donc, avec falsification et ad hoc, que le goût philosophique pour le sens technique ne s'embarrasse pas des contradictions, même en épistémologie !

Le cas le plus ridicule est celui de l'ethnométhodologie. Déjà, le terme ne signifie pas 'méthode de l'ethnologie', mais une théorie particulière, fondée initialement sur le recueil fidèle des discours des petits groupes d'individus, pour constituer leur système de représentation, leurs ethnométhodes pratiques qui leur permet de constituer le sens. Admettons. Elle a été fondée par Harold Garfinkel et Harvey Sacks au cours des années 1960. Un des points fondamentaux de cette théorie est l'insistance sur l'indexicalité (sur le modèle des expressions linguistiques dites indexicales qui ne peuvent pas êtres sorties de leur contexte). Mais Garfinkel est partisan à ce point de l'intraduisibilité qu'il a même refusé, un temps, qu'on traduise ses livres en français. Sans doute les Français ne peuvent-ils pas saisir toute la subtilité de son système de représentation.

On peut aussi se demander si le goût pour le jargon ne se réduit pas à un certain snobisme. En philosophie, ne dit-on pas « l'efficace », alors que le vulgaire dira « l'efficacité ». Bizarrement d'ailleurs, le mot courant semble plus philosophique. Mais il s'est banalisé. Alors les philosophes utilisent cet emploi vieilli qui nominalise l'adjectif. Peut-être que cela fait un peu allemand ?

Je pense avoir trouvé un exemple qui résumera ma position. On connaît les trois termes portugais, anglais et français 'saudade', 'spleen', 'mélancolie'. Faut-il vraiment que ces trois mots représentent trois choses différentes selon les pays, qui devraient donc, le cas échéant, être traduits par trois mots différents, accompagnés de plus ou moins longues périphrases. Ou faudrait-il les conserver en langue originale [12] ? Or précisément, à supposer qu'il y ait une différence (ou même un sens réel), un Anglais particulier pourrait donc éprouver de la saudade ou de la mélancolie plutôt que du spleen (et un Français ou un Portugais particuliers pourraient éprouver le contenu des deux termes étrangers). Un concept est donc bien immédiatement universel s'il est identifiable. Sinon, cela revient bien à réduire un individu à sa culture, et à prétendre que les contenus culturels sont incommunicables, völkisch. Ce qui est d'ailleurs plutôt en contradiction avec le fait qu'on semble comprendre cette différence en affirmant ne pas pouvoir la comprendre [13] !

L'ethnométhodologie a pu prétendre aussi qu'il n'y a pas d'idiots culturels, pour dire qu'on interprète toujours son propre environnement de façon à lui donner un sens. Ce qui correspond pratiquement aux savoirs populaires par opposition à la culture universitaire et scientifique [14]. Mais cela ne signifie nullement une transparence à chacun de son environnement, ni des autres individus, ni de sa propre culture. Cela n'annule pas non plus la question de la validité de ces représentations, ni leur possibilité de communication et d'enseignement, ni bien sûr de traduction. Au final, il semble bien au contraire qu'il y ait des imbéciles ethnométhodologiques ou heideggeriens (ils ne sont certes malheureusement pas les seuls) [15].

La traduisibilité me paraît donc un bon critère de pertinence contrairement à cette ethnométhode de plus en plus dominante qui consiste à en nier la possibilité (l'ethnométhodologie ou l'heideggerisme étant évidemment eux-mêmes des ethnométhodes).

Jacques Bolo

Bibliographie

Emmanuel FAYE, Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie : Autour des séminaires inédits de 1933-1935

Emmanuel FAYE, Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie : Autour des séminaires inédits de 1933-1935 (poche)

Victor FARIAS, Heidegger et le nazisme

Victor FARIAS, Heidegger et le nazisme (poche)

de Massimo AMATO, Philippe ARJAKOVSKY, Marcel CONCHE, Henri CRETELLA..., Heidegger, à plus forte raison

Jean-Pierre FAYE, Le Piège. La Philosophie heideggerienne et le nazisme

Pierre BOURDIEU, L'ontologie politique de Martin Heidegger

Jacques DERRIDA, Heidegger et la question (Poche)

Sur l'affaire Heidegger, voir aussi le blog : http://skildy.blog.lemonde.fr/

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Voir aussi :

Notes

1. Voir mon livre Philosophie contre intelligence artificielle où je critiquais les philosophe opposés à l'IA. [Retour]

2. Au pire, elles sont complètement hystériques, et le signe évident d'un comportement sectaire et absolument irrationnel : on ne peut pas fonder une critique sur l'argument classique que ce qui est excessif (la proposition de Faye) est dérisoire, et avoir soi-même un comportement plus qu'excessif à son égard. [Retour]

3. Je renvoie encore à mon livre, où je considère que la traduction automatique est possible en réfutant les arguments de ceux qui s'y opposent (voir Paragraphe : Traduction et trahison automatiques). [Retour]

4. Dans mon livre, je propose cette solution à propos de la cuistrerie scientiste de lycéens boutonneux à l'américaine. [Retour]

5. Les amateurs d'étymologie auront remarqué que salut signifie santé, voire pourquoi pas le salut théologique. Si c'est pas de la sollicitude ça ! [Retour]

6. C'est le problème avec les imitateurs. Même quand ils sont excellents, ils sont toujours un peu en dessous du modèle. Il en découle que l'imitation des philosophes ne constitue pas une philosophie. De cruelles révisions s'annoncent. [Retour]

7. Signalons aussi un dérapage völkisch de Finkielkraut, dans son émission Répliques (30/4/2005), pourtant de très haute tenue, comme on aimerait en entendre plus souvent, sur le livre de Faye. Après une diatribe (récurrente) contre la technique, Finkielkraut évoque : « le livre de Jérémie Rifkin sur le siècle biotech qui montre qu'on en arrive avec la matière vivante, exactement à la même situation qu'autrefois avec la matière inanimée. On peut tout amalgamer, souder, forger. Il n'y a plus d'exception à l'opérabilité de l'être. »

Si Finkielkraut ignore tous les croisements dans l'élevage, les greffes dans l'agriculture, pendant les derniers millénaires, on supposera que les analogies heideggeriennes passéistes relèvent seulement d'une rhétorique sans contenu. Puis il s'oppose à l'informatique à l'école. Mais il reprend le thème précédent en ces termes : « On pourrait aussi aujourd'hui s'interroger sur l'idéologie actuelle du métissage . Je ne parle pas du métissage en tant que tel, qui est la plus belle des choses. Mais l'idéologie du mélange [un peu dégoûté] , du fait précisément que rien n'est autre,... de l'indifférenciation générale où tout peut passer dans tout, où tout peut devenir n'importe quoi. Est-ce que ça a à voir ou non avec le règne de la technique. C'est quand même des questions qu'on est amené à se poser. »

Pourquoi cette idée du mélange, conçue comme péjorative, lui fait tout de suite penser au métissage. Les penseurs réactionnaires aiment un peu trop les métaphores biologiques quand ils évoquent la décadence, leur grand thème de prédilection [voir la technique comme métissage est un peu osé dans la métaphore biologique !]. On peut précisément y voir une contamination de la langue de Heidegger et du nazisme [reposant d'ailleurs elle-même sur la recherche scientifique qui, au XIXe siècle recherchait les corps purs, alors qu'au XXe la science s'intéressera plutôt aux alliages]. Finkielkraut ne veut donc pas interdire le métissage (« la plus belle des choses »). Encore qu'il faudrait voir. Mais pourtant son discours ressemble bien à celui des nazis. S'il veut s'opposer aux OGM, qu'il le fasse dans les termes de l'écologie moderne (encore que là aussi, il faudrait peut-être faire aussi attention à des dangers autres que naturels)...

Finkielkraut lui-même mélange vraiment tout en parlant de la technique. On y reconnaît un peu trop son opposition au relativisme. Sur le relativisme, on pourrait aussi en dire beaucoup. Une petite leçon en forme de devinette (puisqu'il venait d'évoquer également l'antisémitisme moderne [phénomène que je conteste]) : Si les Arabes et les Africains (et les métis) n'étaient pas là, qui seraient ceux qu'on considérerait comme les moins français ou les moins intégrables. Finkielkraut pourrait demander à son ami Renaud Camus, expert en matière de Français de souche. Peut-être seulement les juifs... étrangers (et c'est reparti comme en 40)... Bon, disons donc simplement que Finkielkraut a de mauvaises lectures...[Retour]

8. Il est bien évident que mon commentaire critique ne concerne que ce détail de langage. Je le considère comme parfaitement annexe vis-à-vis de l'ensemble du contenu de l'émission. [Retour]

9. Les heideggeriens verront immédiatement un lien entre herméneutique et traduction – les autres, qui ne sont pas plus idiots, aussi. [Retour]

10. Comme une des fonctions de la polygamie était de répondre à la nécessité de prise en charge des veuves (par un frère de son mari) dans les sociétés arabes antiques. Ce qui en annule la nécessité dans une société ou l'indépendance des individus, ici les femmes, est possible. Seule la compréhension de la fonction du phénomène en annule le dispositif (l'ethnométhode – voir plus bas). [Retour]

11. Un barbarisme est un barbarisme quand un mot existe déjà dans la langue cible. Mais s'il est finalement adopté, il devient la norme. Cette réalité est évidemment valable pour toutes les langues. [Retour]

12. On peut cependant trouver les trois mots en français. Mais la saudade est alors un genre musical portugais, et le spleen un mot à la mode au XIXe siècle à l'époque du romantisme, pour indiquer surtout un genre qu'on se donne. [Retour]

13. Évidemment, une version light consistera à considérer simplement ce qu'on appelle les champs sémantiques différents selon les cultures (un exemple minimal : la lune est féminine en français, et masculine en allemand). Ce qui provoque éventuellement des difficultés pour traduire la poésie, mais pas les textes scientifiques. Seuls les jeux de mots sont intraduisibles. [Retour]

14. Quand les universitaires s'aperçoivent qu'ils ne sont pas seuls au monde, on peut considérer qu'il s'agit d'un progrès de la connaissance. Mais comme le corollaire de l'ethnométhodologie est souvent une survalorisation de ces savoirs populaires (reste de populisme gauchiste ou pétainiste), voire une survalorisation des croyances personnelles des ethnométhodologues, on n'est pas sorti de l'auberge. Il ne s'agit plus alors que d'une pitoyable tentative de légitimation ou d'auto-légitimation scientiste de l'antiscientisme. [Retour]

15. Notons qu'on pourrait dire que ma méthode est ethnométhodologique en cela qu'elle prétend ne communiquer que des choses que l'on peu comprendre. Je ne suppose pas, comme semblent le croire les (faux) ethnométhodologues qu'il y ait un sens qu'on ne puisse pas (en principe) apprendre ou comprendre. C'est l'ancien critère du calcul selon Leibniz : « Si quelqu'un venait à douter de mes résultats », écrivait Leibniz , « je lui dirais : "Monsieur, calculons cela ensemble" ; et de la sorte, à l'aide d'une plume et d'un encrier, nous réglerions la question ». » (cité in Dreyfus, Intelligence artificielle, Mythes et limites, p. 6).. [Retour]


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