Conférence de l'université populaire de Michel Onfray, Quatrième année : « Mort de Dieu, Naissance des hommes » (sur les Lumières). Diffusée sur France
culture, Juillet-Août 2006
« Histoire alternative de la philosophie »
La position fondamentale de Michel Onfray consiste à récuser le choix de la philosophie
académique et traditionnelle en ce qu'elle privilégie exclusivement l'idéalisme. On ne peut qu'être
d'accord avec le diagnostic. Mais on peut aussi considérer que le choix du matérialisme hédoniste
est au fond tout aussi arbitraire. La légitimité d'Onfray consiste donc essentiellement à rétablir
l'équilibre dans ce qu'il appelle lui-même une « histoire alternative de la philosophie ». La question
de ce qu'on appelait un « contre cours » repose cependant le problème de l'insertion de cette
tendance dans le système académique lui-même. Puisqu'en dernière analyse – ce n'est pas un
matérialiste qui pourra me contredire – le système d'éducation aboutit forcément, à un moment
ou à un autre, à la constitution d'un corps enseignant, de programmes, de postes, de salaires.
L'alternative matérialiste ne peut pas aboutir à la même idéologie de la connaissance pour elle-même que celle qui règne dans le monde académique, qui n'est vraiment idéaliste que sur ce seul point [1].
L'alternative matérialiste d'Onfray, quoique u-topique sur le point précédent, s'attelle
méthodiquement au rétablissement des philosophes jugés mineurs par le christianisme et
l'académisme idéaliste qui en est la version laïque et républicaine. Onfray se livre à une lecture
exhaustive et minutieuse des textes de ces auteurs dont certains sont oubliés, minorés ou
dénaturés. Mais il en exagère parfois l'occultation, car certains sont bien disponibles et les études
plus libres qu'il semble le sous-entendre. Les choix de la sélection officielle peuvent relever de la
mode ou de luttes d'influences internes à l'université. Tout le monde ne se consacre pas forcément
à l'exploration systématique de tous les thèmes. En outre, faire semblant de croire que les
participants à son université populaire ou ses auditeurs vont se plonger dans les textes originaux
est une illusion. Même quand c'est le cas, c'est bien pour en extraire une synthèse comme la sienne,
sous peine d'une sorte de régression infinie dans les arcanes des textes. Ce qui peut relever aussi
d'un biais tout aussi idéaliste de la pratique universitaire.
Le rôle du débat
La principale qualité de cette bonne lecture consiste à ne pas occulter des aspects pourtant évidents
pour ceux qui lisent vraiment les textes au lieu de réciter la version officielle. De ce point de vue,
l'usage habituellement dogmatique des textes constitue véritablement une régression
philosophique. Le fait que la norme soit idéaliste semblerait conforme à cette déviation, mais le
matérialisme a donné lieu lui aussi à une dogmatique dans la période ou les pays marxistes. Il
semble donc que ce soit plutôt une caractéristique académique, renforcée ou non par les régimes
autoritaires. On peut précisément y lire un conformisme de carrière que d'aucuns pourraient juger
bassement matérialiste.
Le principe de l'alternative pourrait tendre aussi à survaloriser les auteurs considérés. Un des intérêts des études systématiques et contextualisées de Michel Onfray est au contraire de révéler la vitalité des débats d'idées en leur temps. L'opposition aux philosophes officiels démontre surtout qu'il existe toute une pléiade d'auteurs (jugés) mineurs qui participent au débat et qui font le lien entre les grands noms de la philosophie. Un autre exemple du rôle des inconnus était celui du meunier condamné comme hérétique par l'inquisition dont parlait Carlo Ginzburg (Onfray en a peut-être parlé dans son cours précédent, puisque celui en question ici porte sur l'époque des Lumières). On pourrait, certes, reprocher à Onfray d'ouvrir la boîte de Pandore qui exigerait de connaître à l'infini tous les intermédiaires culturels. Il reste surtout de son travail de relecture le constat que les idées naissent et se développent par un dialogue vivant.
Littérature
Un défaut obsédant de l'approche de Michel Onfray est cependant son intérêt affirmé pour la vie
personnelle des philosophes, qu'il considère comme une sorte de preuve déterminante de la validité
de leurs théories. Son étude aboutit ainsi à une sorte de vie des grands hommes, où les grands
hommes seraient finalement ceux qui auraient une bonne vie (Onfray rejoint alors ses collègues
Comte-Sponville et Ferry !).
Sans doute son approche est-elle un peu trop scolaire. Car le biais habituel de l'étude d'auteurs canoniques, dans un temps limité, est de tendre à exagérer la partie introductive qui mentionne la vie de ces auteurs. Il en résulte qu'on connaît davantage la vie que l'oeuvre. Se plonger dans l'oeuvre, comme le fait très bien Onfray, produit parfois, par contrecoup, un réel décalage. Cette exigence absolue, due à son matérialisme exigeant une mise en pratique de la théorie dans la vie du philosophe, régresse alors pour rappeller un peu trop la mauvaise critique littéraire et un romantisme parfaitement contradictoires, et tout aussi scolaires.
Cette série d'enregistrements sur les Lumières culmine d'ailleurs sur ce point par la mise en
accusation de Sade, qu'il accable de tous les maux au point d'en faire une sorte d'incarnation du
mal et de cause directe du nazisme et des camps d'extermination. Outre le principe de son
argumentation presque exclusivement à charge, on a un peu l'impression que Michel Onfray est
surdéterminé par la nécessité de démonstration qu'il est bien un athée vertueux. Il semble tant
s'identifier aux matérialistes du XVIIIe siècle qu'il semble se croire obligé de répondre aux attaques
des religieux de cette époque contre les penseurs libertins (libres penseurs), matérialistes ou
athées.
Soyons justes, Sade ne serait aujourd'hui qu'un quelconque écrivain d'autofictions sado-maso (et
non simplement un sadique puisqu'il se faisait lui-même fouetter). Son comportement, comme
d'ailleurs probablement celui des sadomasochistes contemporains eux-mêmes pouvant s'expliquer
dialectiquement par leur éducation religieuse et la répression sexuelle qui en
découle. Bizarrement, au lieu d'y voir une preuve a contrario de ses thèses matérialistes hédonistes
athées, Onfray semble justifier les raisonnements de ses adversaires moralisateurs ! Il semble un
peu trop penser que la question sexuelle est réglée par un contractualisme à l'américaine, comme
d'ailleurs la question religieuse par l'athéisme classique.
Matérialisme
Le matérialisme de Michel Onfray repose surtout sur l'étude des textes et de la tradition philosophique essentiellement anti-religieuse pour aboutir assez banalement à la version gauchiste d'un marxisme plus ou moins libertaire [2]. Son originalité personnelle est d'adopter l'utilitarisme, ce qui n'est pas fréquent, et qui me paraît aller dans une voie intéressante. Bizarrement, son antilibéralisme antipositiviste reste sur une forme assez classiquement idéaliste, mais peut-être n'a-t-il pas encore bien lu les auteurs de cette période. Michel Onfray semble reproduire à cet égard la position tout aussi dogmatique de la doxa contemporaine. Il faudra attendre la prochaine série de conférences pour espérer une position plus nuancée. Sinon on pourrait dire que le bon curé Onfray, comme Kant, fait beaucoup d'effort pour aboutir à la justification de l'idéologie dominante (de gauche ou d'extrême gauche).
L'intérêt de son université populaire, excepté les deux termes de sa dénomination, consiste essentiellement à nous livrer un work-in-progress passionnant d'une relecture de la tradition philosophique. Sa limite fidéiste (athée) kantienne (voir ci-dessus) est assimilable au processus d'appropriation d'une culture ou d'une spécialité donnée qui constitue la réalité du travail intellectuel d'acquisition [3]. Son alternative matérialiste offre un point de vue différent de la lecture habituelle, mais il semble un peu trop considérer comme réglées des questions qui motivent la lecture idéaliste dominante en refusant bizarrement de discuter des reliquats du marxisme archaïque.
Dialectique ?
Il est intéressant de restaurer l'étude des positions matérialistes (hédonistes, athées, etc.) qui étaient tombées aux oubliettes. Il faudrait d'ailleurs que sa démarche soit reprise par l'université traditionnelle pour ne pas
rester lettre morte, et pour que l'université ne sombre pas elle-même dans le ridicule en voyant se
développer une alternative hors-les-murs. Mais il faudra bien confronter un jour les différentes
thèses si l'on pense que ces études ne sont pas simplement des passe-temps érudits sans aucune
portée. Ce qui n'est en principe ni la thèse matérialiste, ni la thèse idéaliste, mais correspond
malheureusement à leur pratique réciproquement autistique.
Jacques Bolo
Bibliographie
Carlo GINZBURG, Le fromage et les vers
Michel Onfray, Traité d'athéologie : Physique de la métaphysique
Michel Onfray, Antimanuel de philosophie
Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, N°1 : L'archipel pré-chrétien
Michel Onfray, Contre-Histoire de la Philosophie n°2 - L'Archipel pré-chrétien
Michel Onfray, Contre-Histoire de la Philosophie, Vol.3 : La résistance au christianisme
Michel Onfray, Contre Histoire de la Philosophie, Vol. 4 : La résistance au christianisme (2)
Michel Onfray, Contre Histoire de la Philosophie, Vol. 5 : Les libertins baroques
Michel Onfray, Contre Histoire de La Philosophie, Vol. 6 : Les libertins baroques
Michel Onfray, Contre Histoire de la Philosophie, vol.7 : Le XVIIIe siècle
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