On connaît la fameuse réplique de la marionnette des Guignols de l'info, sur Canal+, qui représente le
personnage de Fabien Barthez, ancien gardien de but de l'équipe de France de football. Il intervient de temps
en temps en commençant souvent par cette phrase : « Est-ce que je peux dire une connerie ? ». Remarquons au passage que les footballeurs semblent jouir d'un statut particulier dans cette émission, puisqu'il y a
quelques années c'est Cantonna qui jouait le rôle d'une sorte de philosophe zen, aux réflexions distanciées
et énigmatiques. Pour la question des conneries, dans le cas de Barthez, on peut remarquer que lui au moins
demande la permission d'en dire (même s'il n'attend pas qu'on la lui donne et si sa question est toute
rhétorique). Pour les autres, n'oublions pas que le titre de l'émission, les Guignols de l'info, dit bien ce qu'il
veut dire. N'oublions pas ? Si, on l'oublie, à force de l'habitude d'en entendre, des conneries !
Dans le numéro précédent, j'ai donc créé une nouvelle catégorie sur ce thème des conneries. Évidemment, je
procéderai par sondage aléatoire absolument non-représentatif. D'abord, je n'ai pas les moyens de créer un
observatoire sur le sujet. Le budget serait trop colossal. En outre, je serai souvent injuste dans la mesure où
je ne changerai pas mes habitudes de lecture ou d'écoute. Le travail serait sans doute plus facile, et sans
doute plus important (c'est sans doute pour ça, voir Valeur travail), si je regardais les chaînes hertziennes. Mais qu'on se rassure (ou non), il y a déjà pas mal de travail sur France culture par exemple, et sur les chaînes du câble. Quant aux lectures, j'envisage de plus en plus sérieusement à me mettre à étudier Heidegger, du fait de son actualité en la matière (voir L'idéal de la mauvaise traduction). Comme on peut donc le constater, je ne rechigne pas toujours devant l'effort.
Je pourrais dire aussi que je serais sans doute injuste avec les personnes que je viserai ou que j'ai visé (voir
Social libéralisme et Niveaux de langue). Mais cela signifierait que ces personnes seraient censées être au-dessus de la dure loi de la possibilité de dire des conneries. Je viserai bien les conneries et non les personnes [1]. Que ceux qui se réjouissent de ne pas figurer à mon tableau de chasse ne se croient pas obligés de chercher à susciter un intérêt. Il serait un peu contradictoire de le faire seulement pour le plaisir de pouvoir chuter dans l'estime de leurs contemporains. Quoique précisément, la connerie humaine étant sans limites, tout soit envisageable. Et j'envisage toutes les hypothèses.
Conneries ou hypothèses
Dans un précédent article (Les mots ne sont pas si importants), j'évoquais indirectement déjà cette question en ces termes : « Dans leur diversité et dans leur confusion, les opinions particulières peuvent être considérées comme des hypothèses et non comme des certitudes. » C'est donc avec cette indulgence infinie qu'on peut considérer les conneries comme des hypothèses. C'est la rançon de la liberté d'expression. Comme on l'a vu dans l'affaire des caricatures de Mahomet (voir Caricatures de Mahomet), le monde moderne est précisément celui où l'on ne reproduit pas un texte sacré (même avec une marge d'interprétation), mais qui prétend résulter de la libre expression de tous. On sait que certains contestent ce rousseauisme quand il est généralisé au milieu scolaire par l'idéologie post-soixante-huitarde.
La conséquence de cette situation, dans le système scolaire comme dans le système médiatique (c'est-à-dire
dans tout ce que nous avons à connaître), est précisément qu'il en résulte tout et n'importe quoi : des
conneries donc. C'est ce que les grincheux élitistes n'aiment pas dans le système médiatique actuel. Depuis
le Schmilblick jusqu'à la Star-Académie l'élite n'a jamais beaucoup apprécié les distractions
populaires, spécialement quand elles montrent le peuple tel qu'il est et non tel qu'il devrait être [2]. Comme je le disais encore (in Les mots...) : « Et chacun à son niveau produit ce qu'il est capable de produire, c'est à dire le plus souvent pas grand chose. Et l'ensemble de ce pas grand chose constitue la seule réalité. C'est pourquoi Leibniz-Pangloss a raison contre Voltaire : « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes ». Avec la limite qu'une époque est seulement ce que ses contemporains sont capables d'en faire.»
Hypothèses et Relativisme
Les hypothèses sont des conneries parce que c'est justement le propre des hypothèses. Outre une souvent
nécessaire simplification, une hypothèse comporte toujours une part d'arbitraire. Et surtout, il ne faut pas
s'attacher à la première venue à l'esprit. Je disais aussi (in Les mots...) : « Il faut savoir éliminer une hypothèse sinon il s'agit d'un dogme. » On les élimine parce ce que ce sont des conneries. Le problème est que la conception actuelle de la recherche – ou plus généralement du travail intellectuel – semble considérer que toutes les hypothèses se valent. Si tout se vaut, la théorie n'est donc qu'une fiction. C'est sans doute ce qui explique le retour de la mode de la fiction (contre l'ancienne prédominance des sciences humaines de la deuxième moitié du XXe siècle). Les hypothèses se valent en cela qu'elles sont toutes des hypothèses. La liberté
d'expression dans un cadre démocratique se trouve justifié scientifiquement, en tant que cadre. Mais elles
ne se valent pas parce que certaines sont des conneries quant à leur contenu, leur valeur de vérité, ou quoi
que ce soit.
J'avais eu l'occasion de dénigrer, un peu hâtivement, le questionnement philosophique (dans mon livre Philosophie contre intelligence artificielle). Je visais la tendance
philosophique à utiliser cette idée de questionnement de façon exclusivement rhétorique, soit pour affirmer
une position (ex. « Pourquoi la violence, la guerre, etc. », pour dire qu'on est contre), soit pour ne pas avoir à assumer la contradiction (« Je ne fais que poser la question »). Je maintiens mon appréciation dans ces
circonstances, mais je concède aujourd'hui que l'idée de questionnement doit être conservée, même si elle est
peu pratiquée par ceux qui s'en réclament. Un véritable questionnement ne doit pas connaître déjà la réponse.
Ce qui est très difficile pour un professeur du fait que le plan de son cours est déjà connu. Il serait préférable
d'opter pour une présentation historique qui décrirait simplement les questions qui se sont posées dans
l'histoire. Or les questions passées ont également trouvé certaines réponses et ont subi certaines réfutations.
Il faudrait aussi que les auteurs du passé ne soient pas présentés comme un tout, voire comme des textes
sacrés eux-mêmes, spécialement quand toutes les conneries qu'ils ont dites ont été réfutées par les progrès
de la connaissance.
Régression dogmatique
Le problème des hypothèses, dont bon nombre sont des conneries, c'est qu'on y croit. Le problème avec les
conneries – qui ne sont donc que des hypothèses ou des fictions –, c'est qu'on croit qu'on les croit [3]. Est-ce « le besoin de croire à quelque chose » ou simplement l'effet des anciennes habitudes dogmatiques ? Le fait est qu'il semble très difficile de ne pas croire toutes les conneries qu'on se raconte. Alors même qu'on les pense comme hypothèses, elles finissent souvent par devenir ce qu'on croit en oubliant que ce ne sont que des hypothèses. La liberté de penser finit souvent en nouveau dogmatisme et l'originalité en sectarisme. Le
meilleur exemple, qui mérite d'entrer dans l'histoire comme garaudisme, est celui de Roger Garaudy, qui est
devenu un intellectuel organique de toutes les idéologies qui lui sont passées par la tête. Il a été tour à tour
communiste, chrétien, musulman, entre autres choses. Chaque fois il a défendu ces idées avec le même parti
pris. Sans doute n'était-il pas le seul responsable. Le marché intellectuel est ainsi fait que les clients achètent
seulement les idées auxquelles ils croient, mais cela ne fait que reporter le problème de l'offre à la demande.
Tout le problème semble bien de s'intéresser à des idées sans y croire.
Il faut se rendre à l'évidence. La substitution de la liberté de pensée au dogmatisme n'est pas achevée.
Constamment, des conneries renaissent de leurs cendres. La sorte de pédagogie non-directive qu'est la liberté
de pensée, dont le but est une appropriation des idées par la pratique, aboutit le plus souvent à une
reproduction de toutes les erreurs commises au cours de l'histoire. La raison en est sans doute le manque de
qualification des pédagogues eux-mêmes (ou de leurs substituts médiatiques, auteurs, hommes politiques,
parents, etc.). Leurs compétences sont suffisantes pour un enseignement dogmatique et une récitation
scolaire. Mais la pratique en situation d'idées mal maîtrisées, spécialement les idées critiques si elles sont
perçues elles-mêmes comme des vérités révélées, aboutit souvent à la confusion la plus totale ou une
régression dogmatique la plus risible.
L'option Fabien-Barthézienne de demander la permission de dire une connerie a au moins l'avantage de
rétablir la nature hypothétique et incertaine de nos libres réflexions.
Jacques Bolo
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Notes
1. Sur le monde de Jacques du Lorens (1580-1655) : « Je n'en veux point aux sots, j'en veux à la sottise »... Mais c'est très dur. [Retour]
2. Cela ne veut pas dire que le peuple est bien comme il est ou qu'il ne pourrait pas être mieux, en particulier s'il faisait un effort sur le plan culturel. Cela veut simplement dire qu'il est à ce niveau à ce moment. Ceux qui sont plus cultivés ne peuvent pas être satisfaits de faire partie de l'élite sans admettre un écart avec ceux qui n'en font pas partie. Si certains sont plus cultivés ou intelligents que la moyenne, c'est que d'autres le sont moins. L'égalitarisme est une absurdité logique comme état. Ce ne peut être qu'un processus... sans fin,... et sans espoir d'aboutissement. [Retour]
3. Par exemple un certain nombre de personnes se croient racistes (comme je l'ai envisagé de manière optimiste, voir R.A.S.) parce qu'elles contestent le politiquement correct (concernant les Noirs, les Arabes, les juifs, les femmes, les gays...), avec les limites de leurs propres incompétences. Cette croyance est accentuée précisément par les tenants du politiquement correct dans la mesure où ils veulent agir sur les mots pour changer les choses (supprimer le mot « race » pour supprimer le racisme). Alors qu'évidemment l'emploi de termes populaires (souvent effectivement périmés) ne signifie rien en soi quant au contenu des opinions. Une maladresse, un stéréotype, n'est pas en soi du racisme, de l'antisémitisme. Mais on peut accorder à certains que la question se pose de savoir à partir de combien de conneries, ou pourquoi, on devient raciste (quelques éléments de réponse ci-après). [Retour]
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