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Les altermondialistes ont déjà dû changer de nom. En effet, c'était quand même un peu
gênant de s'appeler antimondialistes quand la plupart des militants se revendique
franchement de l'internationalisme ou d'une conscience globale. Le nouveau terme
altermondialistes était bien trouvé. J'en connais qui vont finir publicitaires, s'ils ne le sont pas
déjà. Il est vrai qu'entre publicitaire et publiciste, seule la salade qu'on vend est différente.
Mais ce terme repose lui aussi sur une contre-vérité, comme on disait dans le temps : car un
autre monde n'est pas possible. Le souci admirable de cohérence et d'honnêteté, qui a
présidé au premier changement d'appellation, exige donc un effort supplémentaire de la part
des créatifs.
Certes, on pourrait conserver le terme altermondialiste si on veut signifier que le monde
bouge, et de plus en plus vite d'ailleurs, et même qu'on voudrait qu'il change encore plus vite
(comme quand certains d'entre nous étaient jeunes, dans les années 1970). Mais cela
pourrait laisser entendre quelque chose comme « la nécessité de s'adapter à la
mondialisation », ce qui prêterait à confusion puisque cela rejoindrait le discours des patrons,
des libéraux, des multinationales, de la globalisation capitaliste, etc. Convenons que ce serait
un autre contresens.
Utopie
On en est donc réduit à nous refaire le coup de l'utopie. Bizarrement, pour certains –
nombreux – qui se revendiquent encore et toujours du marxisme, voilà que l'utopie est
devenue une valeur positive. Mais bon, puisque le socialisme scientifique ne marche plus, tout
en marchant, sans marcher, on peut donc se dire socialiste ET utopique. Parce que le
socialisme utopique c'est quand même autre chose (entre les communautés fouriéristes et
les grands travaux saint-simoniens). La nouvelle utopie des altermondialistes est une sorte
de projet global, qu'on pourrait même appeler le socialisme. Mais on nous a fait déjà le coup.
Les créatifs de gauche et d'extrême gauche n'ont plus d'idées nouvelles, à part
altermondialisme. C'est nouveau, ça vient de sortir.
Alors en attendant, on s'allie avec à peu près n'importe qui pour n'importe quoi. Comme j'ai
pu le dire (Coalitions et clientélisme) : « on a pu constater que l'extrême gauche en est réduite à préférer les patrons à l'ancienne contre le libéralisme sans patrie ». Tout cela fleure bon le passéisme, que n'arrange pas parfois la thématique écologique (qui est la seule nouveauté
du moment). Et on rationalise tout cela par la mythologie nationale, républicaine et laïque (voir
Feu la république). Ce qui serait un retour assez cohérent au radicalisme, si on ne se disait révolutionnaire [1].
Bref, on ne sait plus où l'on en est : on a besoin que ça change réellement et en profondeur,
mais pas trop vite, en conservant notre modèle social. Cette notion d'utopie correspond plutôt
à des promesses électorales qui, comme a dit le poète, « n'engagent que ce qui les écoutent »
(Henri Queille, réactualisé par Chirac). En voilà une définition qu'elle est bonne. Les altermondialistes
devraient prendre cet auteur pour faire leurs discours en faveur du multilatéralisme dans les
assemblées internationales. Tiens, c'est donc déjà le cas ! « Pourquoi chercher ce que l'on
a déjà », pourrait dire un autre poète. Finalement, cet autre monde, c'est bien
celui-ci. Ce n'était vraiment pas la peine de faire semblant de se donner tout ce mal. Vous
avez de la merde dans les yeux ou quoi ?
Ya pas de mais !
Car le monde a changé, il change, et il va continuer à changer (je préfère vous en avertir tout
de suite, si vous ne vous en êtes pas aperçu). Et franchement, ce qui est déplaisant en ce
moment, c'est plutôt ce qui ressemble à des retours en arrière. Ce n'en sont pas forcément
(car il faut bien analyser les nouveaux phénomènes), mais c'est une façon de parler. En tout
état de cause, qui peut vraiment dire qu'il regrette les époques précédentes, sans parler des
siècles précédents ? Qui regrette les guerres ou les entre-deux guéguerres récentes ? Ou
les colonies peut-être (voir Les bienfaits de la colonisation) ? Hitler, Staline, Mussolini, Franco, Pinochet,... Napoléon peut-être...? Il ne s'agit pas de ça. Ah bon, et de quoi d'autre ? C'est plus de l'utopie, mais de l'uchronie !
Et qu'on ne vienne pas parler de mémoire quand on est si oublieux. La raison à tout cela est
simple. On a simplement l'illusion de mieux maîtriser le passé que le présent, et ne parlons
même pas de l'avenir (comme dirait à peu près le même poète qu'au début d'ailleurs). Mais
c'est une erreur. A l'époque, on ne savait pas non plus. C'est le fameux : « Avoir vingt ans
et savoir ce que je sais !». Alors on se prend pour Lénine (comme d'autres se prennent pour
Napoléon), sans voir le Staline qui est derrière. On se fait des films en costumes ou des
parcs à thèmes (voir Feu le communisme).
C'est sûr que si on remontait dans le temps on pourrait être prophète. Mais si on veut
changer l'avenir, il faut un peu savoir comment s'y prendre. Il faut être capable de convaincre,
d'agir concrètement, tout en continuant à être pris par sa vie quotidienne. A l'époque du
socialisme scientifique, la problématique était d'être capable de s'unir pour prendre le pouvoir.
Il s'agissait de créer le parti des travailleurs. Traduction : c'est ce qu'on pourrait appeler un
lobby si les mots signifient quelque chose (puisque qu'il en était question au début). Les mots,
comme les travailleurs, n'ont pas de patrie.
Apparemment, l'unité est toujours le problème. On peut se demander d'ailleurs si la recherche
de l'unité n'est pas une mauvaise méthode, ou alors c'est plus difficile qu'on le dit.
Précisément, les altermondialistes, comme les autres mouvements socialistes ou écologistes,
semblent avoir du mal à s'entendre. La question semble plutôt être la prise de pouvoir que
l'unité. Récemment, en juin, des chercheurs ont décelé une anomalie dans les dépouillements
des élections du mouvement altermondialiste Attac. Après un dépouillement partiel qui donnait
en tête l'opposition à la direction précédente, les résultats se sont brusquement inversés,
alors que les bulletins concernés étaient classés par ordre alphabétique (ce qui est donc
impossible à moins de supposer un nouveau déterminisme alphabétique). Malheureusement
pour les dirigeants actuels, la base, comme le monde, avait déjà changé. Les militants ne
sont plus des ouvriers un peu crédules et respectueux des professeurs qui parlent si bien.
Bref, des chercheurs membres du mouvement ont mis au jour le subterfuge [2]. Un autre monde
n'est pas possible je vous dis.
Car les magouilles, ça ne change pas. Depuis Marx à l'Internationale jusqu'à l'UNEF en Mai 68, en passant par toutes les étapes. On le savait pourtant. Mais on ne le relevait pas
vraiment dans les souvenirs ou les témoignages des contemporains (Voir De la misère en
milieu lycéen, outre la langue de bois). Ou bien c'était pour la cause (et puis, ça faisait
un peu rigoler, comme quand Edgar Faure racontait que ses partisans coupaient l'électricité
à un meeting des concurrents). Disons que « ça fait partie du jeu démocratique ». Et puis
« les autres font pareil » (Quand c'est Bush, ça fait moins rigoler). Et on peut penser que « ce
n'est pas près de changer ». Un autre monde n'est donc pas possible.
« Le monde n'est pas une marchandise »
Depuis déjà un moment (voir mon livre, note 85), j'avais noté un certain nombre
d'expressions comme « La culture n'est pas une marchandise comme les autres », qui
faisaient initialement référence à ce seul secteur culturel : « le livre, le film, l'information, l'art,
l'audiovisuel,... ne sont pas des marchandises comme les autres » (voir Droits d'auteur litigieux). Mais progressivement,
cette expression s'est étendue à des services plus ou moins publics : « la santé, l'éducation,
l'eau, la poste, l'électricité,... ne sont pas des marchandises comme les autres », et finalement
a peu près tout : « Le pétrole, l'énergie, le logement, le médicament, l'agriculture, la monnaie,
le logiciel,... ne sont pas des marchandises comme les autres ». Et on trouve même « Le
travail n'est pas une marchandise comme les autres ». Marx serait sans doute content de
l'apprendre. Bref, on oublie la définition même de la marchandise, de l'échange, de
l'équivalent général monétaire. Ce qui revient bel et bien à un cadre corporatiste élevé au
niveau ontologique !
On aboutit tout naturellement à l'hyperbole : « Le monde n'est pas une marchandise », au cas
où un extra-terrestre voudrait l'acheter. Mais je ne suis pas un extra-terrestre, ni ne parle du
point de vue de Sirius. Je comprends bien qu'on veut dire par là que certaines choses ne sont
pas à vendre... Comme l'amour ? Ce serait pourtant, dit-on, le plus vieux métier du monde.
Non, pour ne pas dire n'importe quoi, il vaut mieux partir du fait observable que tout est à
vendre ou vraiment beaucoup de choses (la culture, le livre, le film, l'information, l'art,
l'audiovisuel, la santé, l'éducation, l'eau, la poste, l'électricité, le pétrole, l'énergie, le logement,
le médicament, l'agriculture, la monnaie, le logiciel, le travail... l'amour). Je sais, c'est dur (il
vaut mieux, dans le dernier cas). Ceux qui disent que ces choses ne sont pas à vendre
essaient simplement de faire monter les prix (la plupart du temps). Ce ne sont pas les
organisations syndicales qui me démentiront [3].
Un problème avec les antilibéraux, est qu'ils sont tellement anti qu'ils en viennent à nier les
thèmes libéraux (il ne faut pas confondre être contre et nier). On approche la pensée
magique. Je me souviens d'une sorte de discours semblable d'une étudiante qui évoquait le
rôle de Freud contre les conceptions précédentes auxquelles on ne pouvait plus faire
référence. Comme je n'étais pas sûr de comprendre, je lui demandai innocemment : « Tu
veux dire l'hystérie ? ». Elle poussa alors un grand « Oh ! » indigné, comme si on ne pouvait même plus prononcer le mot lui-même. De la même façon, les antilibéraux prétendent qu'ils
ne croient pas aux lois du marché. Nous avons vu ce qu'il en était (faire monter les prix) au
paragraphe précédent. Peut-être les antilibéraux veulent-ils parler d'une redéfinition marxiste
en termes de « rapports de forces ». Eh bien les rapports de forces entre l'offre et la
demande de biens et de services [4] s'appellent aussi les lois du marché. « Oh ! ». Et dans les lois du marché, il existe d'autres composantes que les rapports de forces (comme
l'abondance ou la rareté, les anticipations...).
Toujours des riches et des pauvres
Comme nous avons toujours bien les pieds sur terre, nous savons aussi que les questions
évoquées par les altermondialistes, antilibéraux, et autres, concernent surtout la misère.
Encore que les données aient un peu changé. La greffe des objectifs écologiques et la vision
globale posent un problème. Le manque d'unité de ces mouvements correspond bien à des objectifs ou des priorités différentes. Comme je l'ai déjà montré (Malthusianisme), la misère, la tradition, c'est écologique (économe en énergie en tout cas). Le fait est là : même en consommant beaucoup moins (disons comme les pays moyennement riches), des problèmes écologiques se poseraient si on voulait généraliser ce niveau de vie à
l'ensemble de la planète. Il existe donc bien une fracture politique entre ceux qui veulent le
développement et ceux qui veulent attendre que ça aille mieux. Les pauvres doivent
patienter : la version douce leur demande de ne se développer que de façon durable, et de
préférence pas trop vite quand même. Sinon, ils sont des mauvais élèves, voire des partisans
de Bush, qui ne veulent pas signer le protocole de Tokyo.
Le transfert de la question sociale, le partage du profit, vers une question écologique permet
de temporiser le partage des ressources que les pays riches continuent de consommer. On
remarque que les antilibéraux ne proposent pas de partager leurs propres biens. Les classes
moyennes des pays riches sont quand même vraiment beaucoup plus riches que les pauvres
des pays pauvres.
Il y a une trentaine d'années, voire davantage, une blague anticommuniste demandait à l'un
d'entre eux s'il partagerait au cas où il aurait deux maisons, deux voitures, deux télévisions,
deux téléphones, etc. « Oui », répondait-il. Et s'il avait deux chemises ? « – Non.
– Pourquoi ? – Parce que j'ai deux chemises ». On n'entend plus trop cette plaisanterie. Est-ce parce que nous avons deux téléphones, deux télévisions, deux voitures, deux maisons
même... ou parce qu'il y a moins de communistes (l'un étant peut-être la conséquence de
l'autre) ? Voilà un monde qu'on n'aurait pas cru possible il y a seulement trente ans !
Merci patron !
Les altermondialistes se scandalisent du bonus récent de 8 millions d'euros du patron
de Vinci, Antoine Zacharias [5]. Mais ils devraient plutôt arrondir à 10 millions de leur poche. En
effet, pourquoi croient-ils que les cadres supérieurs peuvent demander des salaires à plus
de 100.000 euros annuels, les médecins une revalorisation de leur honoraires, les
fonctionnaires un rattrapage du pouvoir d'achat, et les autres un SMIC à 1500 euros ? Cela
ne serait-il pas un peu lié à la grille des plus hauts salaires ?
Alors les altermondialistes refusent le travail des enfants et les bas salaires en Chine et en
Inde, par solidarité [6]. Les Chinois et les Indiens seront autorisés à se développer quand leurs conditions de travail et les salaires seront décents. On ne s'en était pas vraiment rendu
compte, mais cette conception existe depuis longtemps. Avant, il était plus ou moins entendu
que les sous-développés devaient attendre que ce soit le socialisme pour bénéficier du
développement. De fait, nombreux sont les pays qui ont gobé le truc : la Chine, l'Inde,
l'Algérie, le Vietnam, etc. Ne parlons pas de l'URSS, « les soviets plus l'électricité », des
longs débats pour s'interroger pourquoi le socialisme s'était installé dans le pays les moins
développés. C'était donc ça.
Bon, les sous-développés ont compris le truc. Ils ont donc choisi le capitalisme. Mais
attention, on n'est plus au XIXe siècle, il faut respecter les acquis sociaux (les nôtres) et le
développement durable. Leurs enfants sont priés de faire de longues études pour devenir des
chômeurs diplômés. Et le plombier polonais ferait mieux de rester en Pologne. Vous n'allez
pas faire comme nous ? Oh, vous savez, on n'est pas plus heureux ! Comme on le savait
déjà, si les plus riches ne partagent pas avec les plus pauvres, ça a toujours été pour leur
rendre service. Un autre monde n'est pas près d'être possible.
Jacques Bolo
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