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Religion 1.6.2006

Fin de la religion

Confrontation

On ne connaît que trop la fameuse citation attribuée à André Malraux : "Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas", et nombre de commentateurs semblent considérer que les événements lui donnent raison. Encore qu'on pourrait tout autant penser à l'inverse que l'avenir est plutôt mis en péril par les affrontements religieux. Sans négliger cette dernière éventualité, je pense que la proposition est absolument fausse. Ces phénomènes à quoi on assiste me paraissent au contraire constituer les derniers feux des religions particulières et de la religion en général.

Certes, on peut constater que les religions reviennent à l'ordre du jour du fait de leur présence croissante sur la scène médiatique. On peut aussi considérer qu'il s'agit simplement d'une prise en compte de la mondialisation et des médias par les grandes religions. On pouvait justement constater leur retard médiatique sur les religions minoritaires (spécialement américaines). Leur réaction actuelle constituerait alors davantage une preuve qu'elles sont sur la défensive plutôt qu'en bonne santé. Cette stratégie marketing tend d'ailleurs à choquer ceux qui ont une conception de la religion plus traditionnelle et moins tape à l'oeil. Pour un Européen, un prédicateur américain est plutôt considéré comme un charlatan, quand il ne s'agit pas d'une secte, où l'idée d'escroquerie s'associe à celle de lavage de cerveau.

Or cette stratégie médiatique elle-même augmente forcément la concurrence des grandes religions entre elles. La pratique religieuse traditionnelle consistait essentiellement dans une reproduction culturelle communautaire. Le simple fait de la confrontation permet immédiatement une certaine distanciation. Souvent, d'ailleurs, une curiosité pour les religions étrangères, comme dans l'orientalisme en occident au XIXe siècle, suscite des conversions à des religions exotiques.

Cette nouvelle situation peut certes provoquer des tensions communautaires et des conflits de civilisations qui contredisent aussi l'idée d'une fin pacifiée de l'histoire. Mais le monde est si interdépendant et les populations si imbriquées de nos jours que les confrontations en terme de conquête ou de croisades sont aujourd'hui exclues, quoiqu'on en dise. Les conflits armés relèvent d'ailleurs déjà du principe d'opérations de police internationale (avec des relents de politique de la canonnière). Une confrontation ne changerait d'ailleurs rien au problème religieux posé. La question est parfaitement autonome et se situe bien, en dernière analyse, au niveau de la conscience individuelle.

Religion / civilisation

Les grandes civilisations s'identifient généralement aux religions majoritaires dans une sorte de cadre culturel global, y compris pour les religions minoritaires qui en font partie ou pour les incroyants. Ce bain culturel fournissait les références (au moins littéraires) et les valeurs transmises plus ou moins consciemment. En gros, l'Europe était chrétienne (catholique, protestante et orthodoxe), l'Amérique chrétienne (catholique au sud, protestante au nord), le Moyen-orient musulman, l'Afrique musulmane et chrétienne (avec des restes animistes), l'Orient hindouiste, bouddhiste, musulman, confucianiste. On peut aussi considérer le marxisme comme la dernière idéologie globale ayant servi de cadre culturel à de vastes populations (ancienne URSS, Chine, gauche des autres pays).

La globalisation, déjà à l'oeuvre depuis longtemps, a sonné le glas des idéologies et des religions comme cadres universels de référence pour les populations locales. Et c'est bien la première fois (contrairement aux idéologies comme le marxisme) que les grandes religions se retrouvent en situation de concurrence, voire en position de crise là même où elles étaient dominantes. Cette nouvelle situation peut expliquer les tensions, et aussi le succès des religions minoritaires qui ont l'habitude de cette position.

Ce qui est irréversible, même pour ceux qui n'envisagent pas de changer de religion de leur vivant [1], est le fait que leur croyance ne peut désormais plus être perçue comme LA religion, mais seulement comme UNE religion. Une solution serait évidemment de tenter de convertir (ou d'anéantir) le reste de l'humanité, si on croit que sa religion est la meilleure. Mais cela ne changerait rien à cette prise de conscience de la pluralité religieuse. On pourrait évidemment aussi s'essayer au syncrétisme, au moins théorique, en admettant un sentiment religieux équivalent en droit à tous les hommes, mais cela constituerait bien une évolution, et la fin des (grandes) religions sous leurs formes actuelles [2]. La situation du croyant est plutôt vouée à se résigner à cette généralisation du statut de religion minoritaire dans une sorte de cadre laïque réellement universel.

On conçoit que cette situation soit pénible aux grandes religions. Elles ne devraient pas y survivre en vertu du principe selon lequel elles sont déjà caduques en tant que cadre global. Le sens critique issu de la modernité, est précisément dû en grande partie à ce conflit d'autorités, comme dans l'expérimentation de Milgram où les vrais cobayes obéissent fidèlement aux scientifiques, précisément jusqu'au moment où ces scientifiques ne sont plus d'accord entre eux pour pousser l'expérience (envoyer une décharge électrique à un faux cobaye complice). Et on se souvient aussi de la thèse des démographes Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, qui, dans leur livre L'invention de la France, identifient les zones de contact de systèmes familiaux et donc de brouillage culturel avec celles des opinons politiques anti-traditionalistes. Le relativisme est devenu structurel.

Cas de l'islam

Évidemment, peu de commentateurs imaginent que ces réflexions s'appliquent à l'islam. Dans la conception médiatique actuelle, où il suffit de faire parler de soi pour avoir du succès, l'islam semblerait même marquer des points. Pourtant, en terme de civilisation, il n'y a aucune différence entre l'islam et les autres religions : plus on se distingue, plus on se définit comme une religion particulière en constatant l'échec de l'universalité. Un milliard de musulmans c'est beaucoup, mais c'est peu face à cinq milliards de non-musulmans. L'association médiatique de l'islam et du terrorisme produit certes un sentiment de solidarité entre les musulmans, mais aussi l'affirmation simultanée d'une démarcation. Seuls les terroristes rêvent d'un islam situé dans un splendide isolement traditionnel – qu'ils contredisent par leur action même !

En fait, ce regain d'actualité de l'islam (en réalité centré sur la question israélo-palestinienne), qui fait tout de suite penser à un "retour du religieux" à certains intellectuels qui prennent leurs clichés pour une réalité [3], est aussi une illusion conjoncturelle. D'une part, il est bien naturel que les pays musulmans, encore fermés ou peu développés, connaissent aujourd'hui un regain d'influence. Ils retrouvent ainsi la place qui était la leur à leur grande époque, liée précisément à leur ouverture, quand ils servaient d'intermédiaires entre l'Orient et l'Occident. Cette ouverture provoquera mécaniquement une croissance des échanges culturels qui valorisera ceux qui sont capables d'y participer (malgré les tentatives de ceux qui tentent de les en empêcher). A moins qu'on ne croie aux avantages de la fermeture, cela devrait profiter à tout le monde et relativiser les dogmatismes.

On s'étonne souvent aussi que parmi les musulmans les plus traditionalistes se trouvent paradoxalement des jeunes qui ont reçu une éducation supérieure. Remarquons tout d'abord que ceux qui pensent ainsi semblent bien caractériser la religion comme une sorte d'arriération culturelle vaguement folklorique ou communautaire (à moins de croire de façon imbécile que les seules religions modernes soient le christianisme et le judaïsme par exemple, ou pourquoi pas le bouddhisme tibétain ou zen qui sont très tendance). Cet étonnement repose aussi sur une erreur d'appréciation par négligence des données sociologiques élémentaires.

D'abord, il est bien naturel que des groupes alphabétisés récemment reproduisent les valeurs de leurs parents. Nombre de nos républicains se vantent assez de respecter les valeurs de leurs parents plus ou moins illettrés, pour ne pas devoir s'étonner que d'autres en fassent de même. J'ai aussi déjà eu l'occasion de noter (voir « trahison de sa classe ou de son origine » in "Société de castes et communautarisme") que l'école, loin d'être toujours une libération, était au contraire une cause de conflit et de névrose en cela qu'elle provoquait une rupture avec le milieu d'origine qui le fait bien sentir (le "trahir sa classe" des marxistes). Dans le cas de l'islam, comme l'éducation se fait souvent sur le texte du Coran lui-même, généralement en l'apprenant par coeur, le traditionalisme est, au moins statistiquement, une conséquence directe de l'alphabétisation. Les jeunes musulmans instruits, souvent forcément plus enthousiastes, n'ont donc aucune raison d'être incités à trahir leur religion ou leurs traditions (d'autant qu'ils subissent aussi, comme le reste du monde, la crise des valeurs issue de la globalisation, qui incite universellement à un certain passéisme).

Ce processus qui est considéré comme consubstantiel au monde musulman (par des philosophes qui raisonnent en termes essentialistes et de tout ou rien) est lui-même forcément historique, transitoire et relatif. Les fils nouvellement éduqués auront des enfants dont les parents seront donc instruits. De plus, un phénomène remarquable se produira chez ceux-là même qui auront acquis une connaissance religieuse plus poussée. Cette connaissance produira des débats religieux internes à l'islam semblables aux variantes d'interprétation traditionnelles. A cela s'ajoutera donc la nécessaire confrontation de l'islam avec le monde contemporain. Un plus grand nombre de personnes instruites générera aussi forcément un type de comportement différent de celui où la religion s'adressait à une masse ignorante. Cela peut provoquer des troubles, mais aussi un grand foisonnement d'idées et un renouveau de la culture arabo-musulmane.

Multilatéralisme

Il appartient donc aussi aux non-musulmans ou aux non-religieux d'être à la hauteur de cette nouvelle situation issue de la globalisation. Les reproches qu'on adresse généralement aux musulmans peuvent aussi être retournés aux autres nations, et aux autres religions, qui ne raisonnent pas assez de manière multilatérale. On ne le constate que trop en occident.

Une des erreurs courantes faites à la fois par les Occidentaux et par les intellectuels des pays émergents est de confondre un peu trop facilement les valeurs modernes et les valeurs occidentales. Les Occidentaux ont dû aussi s'adapter à ces nouveaux comportements, essentiellement fondés sur l'élévation du niveau d'instruction (qui a suscité une plus grande égalité). Comme on le sait, le vote des femmes par exemple est une affaire récente, et la France n'a pas de leçon à donner au monde en terme de parité, ni d'égalité d'ailleurs (voir Les bienfaits de la colonisation). Ne parlons même pas de l'Amérique qui n'est démocratique que si on enlève les points sur lesquels elle ne l'est pas (ou ne l'était pas naguère, voir Démocratie réelle et démocratie formelle).

Concrètement d'ailleurs, l'avancement des pays occidentaux se limite à une modernisation depuis surtout les années 1960. Généralement cette modernité est interprétée comme "matérialiste" ou "individualiste" par les intellectuels des nouveaux pays émergents. Nous noterons sur ce dernier point que le sociologue Durkheim, dans un article, "L'individualisme et les intellectuels", en 1898, avait précisément dû défendre l'individualisme contre les traditionalistes et la raison d'État (Affaire Dreyfus) – avec peu d'efficacité si on considère la persistance réactionnaire en France et ailleurs (au moins jusqu'en 1945, et même plutôt jusqu'en 1968).

La seule vraie difficulté, pour les intellectuels des pays émergents, est d'admettre de ne pas devoir réinventer la poudre, le moteur à explosion, l'individu et la liberté religieuse ou politique. C'est un peu vexant de ne plus être le centre de son petit monde, mais le monde n'ayant plus de centre, le jeu est ouvert à tous. Ceci est donc aussi valable pour l'ethnocentrisme des Occidentaux qui ont tendance à se croire propriétaires de la modernité.

S'il est un point où la citation initiale s'applique, c'est bien à cette réalité darwinienne [à laquelle résistent les fondamentalistes chrétiens américains, considérés en Europe comme des arriérés] : les religions, et plus généralement les valeurs, devront s'adapter à cette nouvelle réalité multilatérale. Ou elles devront disparaître.

Jacques Bolo

Bibliographie

Jacques DUPUIS, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux

Stanley MILGRAM, Soumission à l'autorité

Hervé LE BRAS et Emmanuel TODD, L'invention de la France


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Voir aussi :

Notes

1. Ils pourront toujours changer après leur mort puisque les mormons baptisent rétroactivement ceux qu'ils enregistrent dans leur base de données généalogiques. [Retour]

2. Notons que le pape Benoît XVI,, quand il était gardien du dogme, en tant que préfet pour la Congrégation de la doctrine de la foi, avait refusé ce relativisme religieux en condamnant les tentatives de certains théologiens orientalistes comme Dupuis, pour le livre : Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, qui a été rappelé à l'ordre par une série de Notifications que résument bien les suivantes : Notification 1. Il faut croire fermement que Jésus-Christ, Fils de Dieu fait homme, crucifié et ressuscité, est le médiateur unique et universel du salut de toute l'humanité. [...] Notification 6 : Il est contraire à la foi catholique de considérer les diverses religions du monde comme des voies complémentaires à l'Église pour ce qui est du salut. Notification 7 : Selon la doctrine catholique, les adeptes des autres religions sont eux aussi ordonnés à l'Église et sont tous appelés à en faire partie (Rome, le 24 janvier 2001). Ce qui, nous l'avouerons, est un peu limitatif comme dialogue inter-religieux. [Retour]

3. Comme on le sait, les études religieuses (ou sciences religieuses) sont souvent le fait de croyants en mal de légitimité. Car la science moderne tend à reléguer les croyances dans le camp de la superstition ou du folklore. Les autorités religieuses, un peu comme les monarchies sur le plan politique, peinent à jouir d'un grand prestige sur le plan intellectuel par comparaison à la science. [Retour]

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