Confrontation
On ne connaît que trop la fameuse citation attribuée à André Malraux : "Le XXIe siècle sera
religieux ou ne sera pas", et nombre de commentateurs semblent considérer que les
événements lui donnent raison. Encore qu'on pourrait tout autant penser à l'inverse que
l'avenir est plutôt mis en péril par les affrontements religieux. Sans négliger cette dernière
éventualité, je pense que la proposition est absolument fausse. Ces phénomènes à quoi on
assiste me paraissent au contraire constituer les derniers feux des religions particulières et
de la religion en général.
Certes, on peut constater que les religions reviennent à l'ordre du jour du fait de leur
présence croissante sur la scène médiatique. On peut aussi considérer qu'il s'agit simplement
d'une prise en compte de la mondialisation et des médias par les grandes religions. On
pouvait justement constater leur retard médiatique sur les religions minoritaires (spécialement
américaines). Leur réaction actuelle constituerait alors davantage une preuve qu'elles sont sur
la défensive plutôt qu'en bonne santé. Cette stratégie marketing tend d'ailleurs à choquer
ceux qui ont une conception de la religion plus traditionnelle et moins tape à l'oeil. Pour un
Européen, un prédicateur américain est plutôt considéré comme un charlatan, quand il ne
s'agit pas d'une secte, où l'idée d'escroquerie s'associe à celle de lavage de cerveau.
Or cette stratégie médiatique elle-même augmente forcément la concurrence des grandes
religions entre elles. La pratique religieuse traditionnelle consistait essentiellement dans une
reproduction culturelle communautaire. Le simple fait de la confrontation permet
immédiatement une certaine distanciation. Souvent, d'ailleurs, une curiosité pour les religions
étrangères, comme dans l'orientalisme en occident au XIXe siècle, suscite des conversions
à des religions exotiques.
Cette nouvelle situation peut certes provoquer des tensions communautaires et des conflits
de civilisations qui contredisent aussi l'idée d'une fin pacifiée de l'histoire. Mais le monde est
si interdépendant et les populations si imbriquées de nos jours que les confrontations en
terme de conquête ou de croisades sont aujourd'hui exclues, quoiqu'on en dise. Les conflits
armés relèvent d'ailleurs déjà du principe d'opérations de police internationale (avec des
relents de politique de la canonnière). Une confrontation ne changerait d'ailleurs rien au
problème religieux posé. La question est parfaitement autonome et se situe bien, en dernière
analyse, au niveau de la conscience individuelle.
Religion / civilisation
Les grandes civilisations s'identifient généralement aux religions majoritaires dans une sorte
de cadre culturel global, y compris pour les religions minoritaires qui en font partie ou pour
les incroyants. Ce bain culturel fournissait les références (au moins littéraires) et les valeurs
transmises plus ou moins consciemment. En gros, l'Europe était chrétienne (catholique,
protestante et orthodoxe), l'Amérique chrétienne (catholique au sud, protestante au nord),
le Moyen-orient musulman, l'Afrique musulmane et chrétienne (avec des restes animistes),
l'Orient hindouiste, bouddhiste, musulman, confucianiste. On peut aussi considérer le
marxisme comme la dernière idéologie globale ayant servi de cadre culturel à de vastes
populations (ancienne URSS, Chine, gauche des autres pays).
La globalisation, déjà à l'oeuvre depuis longtemps, a sonné le glas des idéologies et des
religions comme cadres universels de référence pour les populations locales. Et c'est bien la
première fois (contrairement aux idéologies comme le marxisme) que les grandes religions
se retrouvent en situation de concurrence, voire en position de crise là même où elles étaient
dominantes. Cette nouvelle situation peut expliquer les tensions, et aussi le succès des
religions minoritaires qui ont l'habitude de cette position.
Ce qui est irréversible, même pour ceux qui n'envisagent pas de changer de religion de leur
vivant [1], est le fait que leur croyance ne peut désormais plus être perçue comme LA religion,
mais seulement comme UNE religion. Une solution serait évidemment de tenter de convertir
(ou d'anéantir) le reste de l'humanité, si on croit que sa religion est la meilleure. Mais cela ne
changerait rien à cette prise de conscience de la pluralité religieuse. On pourrait évidemment
aussi s'essayer au syncrétisme, au moins théorique, en admettant un sentiment religieux
équivalent en droit à tous les hommes, mais cela constituerait bien une évolution, et la fin des
(grandes) religions sous leurs formes actuelles [2]. La situation du croyant est plutôt vouée à se résigner à cette généralisation du statut de religion minoritaire dans une sorte de cadre laïque
réellement universel.
On conçoit que cette situation soit pénible aux grandes religions. Elles ne devraient pas y
survivre en vertu du principe selon lequel elles sont déjà caduques en tant que cadre global.
Le sens critique issu de la modernité, est précisément dû en grande partie à ce conflit
d'autorités, comme dans l'expérimentation de Milgram où les vrais cobayes obéissent
fidèlement aux scientifiques, précisément jusqu'au moment où ces scientifiques ne sont plus
d'accord entre eux pour pousser l'expérience (envoyer une décharge électrique à un faux
cobaye complice). Et on se souvient aussi de la thèse des démographes Hervé Le Bras et
Emmanuel Todd, qui, dans leur livre L'invention de la France, identifient les zones de contact
de systèmes familiaux et donc de brouillage culturel avec celles des opinons politiques anti-traditionalistes. Le relativisme est devenu structurel.
Cas de l'islam
Évidemment, peu de commentateurs imaginent que ces réflexions s'appliquent à l'islam. Dans
la conception médiatique actuelle, où il suffit de faire parler de soi pour avoir du succès,
l'islam semblerait même marquer des points. Pourtant, en terme de civilisation, il n'y a aucune
différence entre l'islam et les autres religions : plus on se distingue, plus on se définit comme
une religion particulière en constatant l'échec de l'universalité. Un milliard de musulmans c'est
beaucoup, mais c'est peu face à cinq milliards de non-musulmans. L'association médiatique
de l'islam et du terrorisme produit certes un sentiment de solidarité entre les musulmans, mais
aussi l'affirmation simultanée d'une démarcation. Seuls les terroristes rêvent d'un islam situé
dans un splendide isolement traditionnel – qu'ils contredisent par leur action même !
En fait, ce regain d'actualité de l'islam (en réalité centré sur la question israélo-palestinienne),
qui fait tout de suite penser à un "retour du religieux" à certains intellectuels qui prennent
leurs clichés pour une réalité [3], est aussi une illusion conjoncturelle. D'une part, il est bien
naturel que les pays musulmans, encore fermés ou peu développés, connaissent aujourd'hui
un regain d'influence. Ils retrouvent ainsi la place qui était la leur à leur grande époque, liée
précisément à leur ouverture, quand ils servaient d'intermédiaires entre l'Orient et l'Occident.
Cette ouverture provoquera mécaniquement une croissance des échanges culturels qui
valorisera ceux qui sont capables d'y participer (malgré les tentatives de ceux qui tentent de
les en empêcher). A moins qu'on ne croie aux avantages de la fermeture, cela devrait profiter
à tout le monde et relativiser les dogmatismes.
On s'étonne souvent aussi que parmi les musulmans les plus traditionalistes se trouvent
paradoxalement des jeunes qui ont reçu une éducation supérieure. Remarquons tout d'abord
que ceux qui pensent ainsi semblent bien caractériser la religion comme une sorte
d'arriération culturelle vaguement folklorique ou communautaire (à moins de croire de façon
imbécile que les seules religions modernes soient le christianisme et le judaïsme par exemple,
ou pourquoi pas le bouddhisme tibétain ou zen qui sont très tendance). Cet étonnement
repose aussi sur une erreur d'appréciation par négligence des données sociologiques
élémentaires.
D'abord, il est bien naturel que des groupes alphabétisés récemment reproduisent les valeurs
de leurs parents. Nombre de nos républicains se vantent assez de respecter les valeurs de
leurs parents plus ou moins illettrés, pour ne pas devoir s'étonner que d'autres en fassent de
même. J'ai aussi déjà eu l'occasion de noter (voir « trahison de sa classe ou de son origine » in "Société de castes et communautarisme") que l'école,
loin d'être toujours une libération, était au contraire une cause de conflit et de névrose en cela
qu'elle provoquait une rupture avec le milieu d'origine qui le fait bien sentir (le "trahir sa
classe" des marxistes). Dans le cas de l'islam, comme l'éducation se fait souvent sur le texte
du Coran lui-même, généralement en l'apprenant par coeur, le traditionalisme est, au moins
statistiquement, une conséquence directe de l'alphabétisation. Les jeunes musulmans
instruits, souvent forcément plus enthousiastes, n'ont donc aucune raison d'être incités à trahir
leur religion ou leurs traditions (d'autant qu'ils subissent aussi, comme le reste du monde, la
crise des valeurs issue de la globalisation, qui incite universellement à un certain passéisme).
Ce processus qui est considéré comme consubstantiel au monde musulman (par des
philosophes qui raisonnent en termes essentialistes et de tout ou rien) est lui-même
forcément historique, transitoire et relatif. Les fils nouvellement éduqués auront des enfants
dont les parents seront donc instruits. De plus, un phénomène remarquable se produira chez
ceux-là même qui auront acquis une connaissance religieuse plus poussée. Cette
connaissance produira des débats religieux internes à l'islam semblables aux variantes
d'interprétation traditionnelles. A cela s'ajoutera donc la nécessaire confrontation de l'islam
avec le monde contemporain. Un plus grand nombre de personnes instruites générera aussi
forcément un type de comportement différent de celui où la religion s'adressait à une masse
ignorante. Cela peut provoquer des troubles, mais aussi un grand foisonnement d'idées et un
renouveau de la culture arabo-musulmane.
Multilatéralisme
Il appartient donc aussi aux non-musulmans ou aux non-religieux d'être à la hauteur de cette
nouvelle situation issue de la globalisation. Les reproches qu'on adresse généralement aux
musulmans peuvent aussi être retournés aux autres nations, et aux autres religions, qui ne
raisonnent pas assez de manière multilatérale. On ne le constate que trop en occident.
Une des erreurs courantes faites à la fois par les Occidentaux et par les intellectuels des pays
émergents est de confondre un peu trop facilement les valeurs modernes et les valeurs
occidentales. Les Occidentaux ont dû aussi s'adapter à ces nouveaux comportements,
essentiellement fondés sur l'élévation du niveau d'instruction (qui a suscité une plus grande
égalité). Comme on le sait, le vote des femmes par exemple est une affaire récente, et la
France n'a pas de leçon à donner au monde en terme de parité, ni d'égalité d'ailleurs (voir
Les bienfaits de la colonisation). Ne parlons même pas de l'Amérique qui n'est démocratique que si on enlève les points sur lesquels elle ne l'est pas (ou ne l'était pas naguère, voir Démocratie réelle et démocratie formelle).
Concrètement d'ailleurs, l'avancement des pays occidentaux se limite à une modernisation
depuis surtout les années 1960. Généralement cette modernité est interprétée comme
"matérialiste" ou "individualiste" par les intellectuels des nouveaux pays émergents. Nous
noterons sur ce dernier point que le sociologue Durkheim, dans un article, "L'individualisme
et les intellectuels", en 1898, avait précisément dû défendre l'individualisme
contre les traditionalistes et la raison d'État (Affaire Dreyfus) – avec peu d'efficacité si on
considère la persistance réactionnaire en France et ailleurs (au moins jusqu'en 1945, et
même plutôt jusqu'en 1968).
La seule vraie difficulté, pour les intellectuels des pays émergents, est d'admettre de ne pas
devoir réinventer la poudre, le moteur à explosion, l'individu et la liberté religieuse ou politique.
C'est un peu vexant de ne plus être le centre de son petit monde, mais le monde n'ayant plus
de centre, le jeu est ouvert à tous. Ceci est donc aussi valable pour l'ethnocentrisme des
Occidentaux qui ont tendance à se croire propriétaires de la modernité.
S'il est un point où la citation initiale s'applique, c'est bien à cette réalité darwinienne [à
laquelle résistent les fondamentalistes chrétiens américains, considérés en Europe comme
des arriérés] : les religions, et plus généralement les valeurs, devront s'adapter à cette
nouvelle réalité multilatérale. Ou elles devront disparaître.
Jacques Bolo
Bibliographie
Jacques DUPUIS, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux
Stanley MILGRAM, Soumission à l'autorité
Hervé LE BRAS et Emmanuel TODD, L'invention de la France
|