Dans un article du 16 février 2006, « Le tiercé perdant », Jacques Attali se livre à une curieuse analyse
de la situation économique mondiale en déclarant : « Les habitants d'un pays sont à la fois des citoyens,
des travailleurs, des épargnants et des consommateurs. Aujourd'hui, les décisions des hommes politiques
et des chefs d'entreprise privilégient les épargnants et les consommateurs au détriment des travailleurs. »
Fidèle à l'habitude de la gauche, sans doute influencé par sa récente relecture de Marx il semble
généraliser la situation des travailleurs pauvres ou précaires en soutenant une thèse de paupérisation
généralisée. La baisse des prix provoquant la baisse des salaires dans une spirale aboutissant à «réduire
tellement les prix qu'on en viendra à distribuer gratuitement les biens aux consommateurs ». Ce qui ne
devrait donc pas poser de problème même si « on dévalorise tellement les salaires que les
consommateurs n'auront plus les moyens de payer les produits ». Ce ne serait pas un drame non plus pour
les actionnaires ou les commerçants puisque tout sera gratuit pour eux aussi. Ne parlons même pas des
journalistes, des artistes, de la recherche qui pourraient s'adonner gratuitement à leur activité.
En poussant à l'absurde catastrophiste son modèle économique, Attali n'en conclut pas qu'il doit donc
contenir une erreur. Pis, malgré ses relectures marxistes toutes récentes, il ne semble pas remarquer
que ce qu'il décrit est précisément l'objectif du communisme ! Et cette situation semble pourtant ne pas
le satisfaire. Voudrait-il sauver le capitalisme ? Seul un gauchiste en tirerait cette conclusion [1].
Jacques Attali choisit la tradition communiste de défense des travailleurs, mais contre les consommateurs et les actionnaires (tout en cherchant à les circonvenir par ses raisonnements
contradictoires). Son appel du pied à toutes les professions inquiétées par la mondialisation (outre la
préparation de la campagne présidentielle de 2007) aboutit tout naturellement à la solution d'un
protectionnisme européen qui conclut son article. Tout le monde aura compris son allusion initiale à la
directive Bolkestein. La différence avec certains gauchistes étriqués consiste simplement à remplacer le
plombier polonais voleur d'emplois français par le travailleur chinois.
Attali a parfaitement le droit de défendre les intérêts des Européens d'abord, comme d'autres ceux des
Français d'abord. Il a aussi le droit de faire remarquer que les Chinois, eux, défendent d'abord leur
propre intérêt, comme d'autres le faisaient remarquer à propos des Anglais, des Allemands, etc. Mais son goût et sa compétence
pour les analyses globales devraient le prémunir contre ces contingences à courte vue [2]. Car il est risqué pour la validité de ses modèles généraux de les lier à des intérêts particuliers, même à l'échelle du continent européen.
Ce qui est en jeu aujourd'hui est bien l'évolution du monde. Éliminons tout de suite l'hypothèse où les
produits seraient gratuits. Que va-t-il se passer ? La baisse des prix compensera simplement la baisse
relative des salaires dans les pays développés tout en permettant la hausse de ceux des pays émergents.
Plus vraisemblablement même, cette baisse des prix permettra une augmentation de la consommation
dans les pays développés. Les commerçants et les actionnaires n'auront donc pas à se plaindre et
l'investissement suivra : les riches étant plus riches, comme s'en plaint la gauche, des capacités
d'investissement seront donc dégagées, car ils ne vont pas s'acheter dix fois plus de produits importés
de Chine. La gratuité réelle ou relative concerne seulement des secteurs comme internet où se définiront
de nouveaux modes de rétribution (voir "Droits d'auteur litigieux").
La résistance à cette situation concerne plutôt une tentative inconsciente de maintenir un statut quo
international. Cette tentative est évidemment vouée à l'échec, Attali devrait le savoir (d'où le soupçon
de démagogie électoraliste). Le décollage de la Chine est enclenché. Son implantation en Afrique va
tendre à développer ce continent. Les risques pour l'Europe consistent plutôt à ne pas identifier le
mouvement qui est en cours et à vouloir s'y opposer. Le risque pour la gauche est de persister dans son
modèle de défense des travailleurs les mieux pourvus, au nom de ceux les plus précaires, en négligeant
les nouvelles réalités sociétales de plus en plus conscientes d'elles-mêmes.
Or, s'il existe une vingtaine de millions d'actifs en France, il existe une soixantaine de millions de
consommateurs (dont une quarantaine de millions d'électeurs). Comme tous les actifs, spécialement les
mieux pourvus (qui ne veulent pas partager), ne votent pas à gauche, il serait préférable de s'intéresser
« au plus grand nombre », comme on disait dans le temps.
Jacques Bolo
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