Indifférence ?
Les médias ne semblent pas le considérer vraiment comme essentiel, puisqu'ils ne
s'intéressent souvent qu'au côté people de la politique, mais la baisse des accidents de la
circulation est sans doute le phénomène politique le plus important de ces vingt dernières
années. On semble presque considérer que, finalement, le succès de la réduction du nombre
de morts était un peu trop facile ou dans l'ordre des choses. Il reste alors à expliquer pourquoi
les gouvernements précédents n'ont pas plus insisté sur ce sujet. Et comme il est difficile de
parler d'un phénomène qui n'a pas lieu, le mieux serait donc d'aller expliquer ce désintérêt aux
blessés et aux familles des morts des années précédentes.
Je sais, c'est un peu facile. Mais je ne suis pas de ceux qui reculent devant la facilité. C'est une
question de méthode : il suffit de prendre les chiffres (règle 4 de la méthode de Descartes). Depuis plus de 40 ans, en France, les accidents de la circulation tuaient
environ 10.000 et jusqu'à 15.000 personnes par an, et faisait 30.000 à 100.000 blessés graves
et 150.000 à 250.000 blessés légers. Alors que les chiffres de la délinquance et de la violence,
dont on connaît la surmédiatisation, n'affichent qu'environ 1.000 homicides (et autant de
tentatives), et environ 75.000 coups et blessures volontaires [1] (toutes gravités confondues). Or
en 2005, le chiffre des tués sur la route a été ramené progressivement à la moitié, un peu plus
de 5.000, et le chiffre des blessés hospitalisés (nouvelle définition statistique) à 40.000, et
68.000 blessés légers. Comme on peut le voir, c'est facile.
Apparemment, réduire le chiffre des accidents ne semblait pas vraiment un objectif prioritaire
pour les gouvernements précédents. La tolérance envers les chauffards reposait sur des
lobbies puissants et un sens de la liberté individuelle qui honore les Français. Ils semblaient
prêts à en payer le prix [2]. Or le gouvernement de Jacques Chirac a pris le risque d'affronter le
mécontentement populaire, sans pour autant s'attirer la reconnaissance des médias ou des
électeurs. Malgré quelques hésitations au moment des élections, le cap a été plus ou moins
maintenu.
Nouvelle voie
Cette nouvelle situation constitue surtout une nouvelle voie vers une démocratie plus concrète.
Un reste de gaullisme ou les mythologies de gauche valorisant toujours une certaine
grandiloquence et les grands thèmes mondiaux sont pour beaucoup dans le fait de passer le
morts et les blessés en profits et pertes. Le nouveau bilan quasi inespéré devrait plutôt servir
d'indice pour une réorientation de l'action politique vers des sujets plus concrets. Certes, cela
ne marchera peut-être pas à tous les coups et pour tous les domaines. Mais la méthode
concerne au moins autant la mesure de l'efficacité elle-même que le domaine d'action ou les
résultats eux-mêmes.
L'intérêt de la méthode est bien de mesurer précisément, dans le temps, les conséquences des
politiques futures. Si l'attention venait à se relâcher, une nouvelle augmentation ne serait plus
considérée avec la passivité qui faisait tolérer les anciens chiffres. Les familles des nouvelles
victimes ne se considéreraient plus comme des pertes collatérales de la modernité.
On va certainement dire qu'il s'agit ici de victimolâtrie. Mais cela signifie surtout qu'on est passé
d'une situation où le citoyen est au service de l'État, à une situation où l'État est au service du
citoyen. Le déni victimaire de la responsabilité personnelle peut atteindre certains excès.
Précisément, c'est aussi un tel déni qui diluait la responsabilité de l'État (ou des grandes
organisations) dans une abstraction qui arrangeait bien tout le monde. En somme, ce n'était
pas « de la faute de la société » seulement pour la petite délinquance.
Sociologisme et liberté
Tout le problème est fondamentalement l'identification de la responsabilité ou plutôt de la
causalité dans les phénomènes collectifs. On sait que Durkheim, spécialement dans son livre,
Le Suicide, peut être considéré comme le père du sociologisme, qui fait de la société une entité
active. Son spiritualisme académique lui faisait admettre une sorte de fatalité sociale (ici au
suicide) à laquelle seul un réarmement moral semblait offrir une solution.
La question de l'action du gouvernement sur le phénomène des accidents relève à l'évidence
de ce problème plus général, puisque la notion d'accident renvoie immanquablement à celle
de hasard ou de fatalité. Son action pourrait cependant être considérée comme celle de la
mouche du coche. La baisse régulière depuis quelques années pourrait relever du progrès
technique des automobiles, de celui de l'équipement routier, ou de celui du sens de la
responsabilité des conducteurs. Le mérite du gouvernement serait au moins (ou simplement)
d'avoir insisté sur ce point, en agissant éventuellement sur la seule prise de conscience du
phénomène (ce qui ne serait pas si mal).
L'observation exige de noter le peu d'intérêt que cette amélioration du bilan présente pour les
médias et la persistante de la résistance des lobbies automobiles (les budgets publicitaires
seraient-ils en cause ?). Et il faut donc bien admettre le courage du gouvernement à s'y
opposer. Ces résistances se sont toujours manifestées (limitation de vitesse, port du casque,
ceinture de sécurité, délit d'alcoolémie, retrait du permis de conduire, radars). On connaît aussi
l'action du lobby automobile américain contre Ralph Nader lui-même (tentant de le discréditer
grâce à un détective privé) du fait de sa campagne pour l'obligation du port de la ceinture de
sécurité. La ceinture est encore parfois contestée, mais la question de la sécurité est
aujourd'hui admise comme argument de vente.
Liberté et servitudes
La question de la liberté et des prérogatives de l'État se pose effectivement. Elle doit être
rapportée aux conséquences dont les chiffres ci-dessus caractérisent l'importance, relativement
à d'autres questions. D'autant que certains qui défendent la liberté en la matière ne sont pas
vraiment réputés pour la défendre dans d'autres. Mais comme ce n'est pas une raison pour
accepter n'importe quoi, il est bon de préciser les principes mis en oeuvre. C'est seulement
dans ce cas que l'action d'un gouvernement peut être lisible et légitime.
Dans le cas des transports, il me semble que le principe est celui du mode d'emploi. Les
moyens de transport (automobile, motos, camions...) sont des machines puissantes et
dangereuses (comme le constatent les statistiques). Leur grand nombre exigent aussi une
coordination : personne ne conteste l'obligation de rouler à droite (ou à gauche), bien que ce
choix soit parfaitement arbitraire, et qu'on pourrait toujours prétendre vouloir rouler du côté que
l'on veut à tout moment, surtout quand il n'y a personne en face. C'est ce principe du mode
d'emploi qui fait qu'un pilote (et les passagers) accepte volontiers de nombreuses contraintes
pour les avions, qui sont des machines ne permettant pas trop de fantaisies en usage normal
(hors compétition de voltige). C'est bien ce principe qui s'applique pour tous les objets
techniques.
Le principe du mode d'emploi pourrait être également généralisable aux autres facteurs de
risques. Le risque est statistique dans le cas des accidents de la route. Il est également
statistique, mais aussi cumulatif dans l'usage de certains produits facteurs de risques comme
les drogues légales ou non légales (alcool, tabac, marijuana, cocaïne, autres stupéfiants...). On
apprend assez vite que le feu brûle et on l'évite. Quand un produit n'a pas un effet immédiat,
voire quand l'effet immédiat est gratifiant, on ne perçoit pas le facteur de danger. De plus, l'effet
n'est pas le même sur chacun. Ces facteurs font que la causalité ne se mesure que
statistiquement ou par l'observation des effets sur autrui. Or même la liberté ne remet pas en
cause la causalité. La négation de ces causalités relève de la propagande des lobbies ou d'une
conception infantile qui n'admet aucun aspect négatif (pour « ne pas désespérer
Billancourt » – c'est le cas de le dire pour l'automobile).
Dans ce genre de question, un bon exemple de réponse possible est celle apportée par un
vigneron de la région de Lyon au cours d'une émission de Valérie Expert sur LCI à propos des
effets de l'alcool sur les femmes enceintes. A un avocat lobbyiste qui s'opposait au projet
d'étiquetage d'un logo signalant cet aspect, le vigneron déclarait que lui-même l'avait déjà
adopté pour ses productions. Comme l'autre insistait sur le thème de la liberté et de l'image du
produit, il lui rétorqua quelque chose comme : « si mes collègues en sont réduit à prospecter
le marché des femmes enceintes pour résister à la baisse des ventes, c'est que le profession
est tombée bien bas ». Qu'il soit permis d'admirer autant sa lucidité que de renvoyer les
lobbyistes imbéciles à leurs rationalisations pitoyables.
Ce qui n'est déjà pas recevable pour la défense d'intérêts privés est inadmissible quand il est
question des missions d'intérêt général. Les politiques semblent parfois l'oublier, mais leur
fonction principale consiste à assurer d'abord le bon fonctionnement et l'entretien de l'existant.
Ce n'est pas très glorieux. Mais précisément, en démocratie, la gloire des puissants n'est pas
l'objectif. On y reconnaîtrait une régression monarchiste ou fasciste (qui en est la version
républicaine). Le mandat démocratique correspond plutôt à celui d'un syndic de copropriété [3].
Le meilleur contre-exemple récent en est l'absence d'entretien des digues de la Nouvelle
Orléans (ou de Camargue). La priorité des élus ne peut pas être l'organisation de loisirs, ou de
mesures destinées à assurer leur réélection, au détriment de l'entretien des équipements qui
conditionnent tout simplement la survie même de la collectivité. Le thème des risques
écologiques globaux n'est d'ailleurs que l'illustration de ce principe. Si la question de la liberté
peut se poser pour les citoyens, celle des élus se doit d'être encadrée rigoureusement. On a
un peu trop vu, ces dernières décennies, s'instaurer une pratique monarchique du bon plaisir,
qui pourrait conduire à devoir rétablir aussi la saine tradition du régicide [4].
Jacques Bolo
Bibliographie
Emile DURKHEIM, Le Suicide
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