EXERGUE
Depuis 2005
Histoire / Religion - Juillet 2024

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l'imagination constituante (1983)

Résumé

Ce livre de Paul Veyne [1930-2022] est assez étonnant. Sa réponse richement documentée à la question est ternie par sa pirouette finale. Il traite plutôt de la production historique des auteurs de l'antiquité à cet égard. Veyne note un grand scepticisme de leur part. Mais il inclut aussi bizarrement une référence ambiguë au négationnisme (qui était d'actualité au moment de la parution du livre). Sans doute trop influencé par les épistémès de Foucault, Veyne aboutit surtout à un catalogue érudit sans être capable de trancher.

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l'imagination constituante, éd. du Seuil, Paris, 1983, 176 p.
 
TABLE
 

Scepticisme antique

Le ton général du livre, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, renvoie plutôt à la sorte de scepticisme littéraire du sous-titre : Essai sur l'imagination constituante. Paul Veyne commence par reformuler la question en disant : « Comment peut-on croire à moitié ou croire à des choses contradictoires ? Les enfants croient à la fois que le père Noël leur apporte des jouets par la cheminée et que ces jouets y sont placés par leurs parents. Alors croient-ils vraiment au père Noël ? » (p. 11). J'avais moi-même envisagé ce cas et j'y avais répondu en concluant que « les enfants ne croient pas au père Noël ! » : ils font semblant d'y croire ou finissent par y croire en jouant le jeu (de façon pascalienne : « Faites semblant de croire et bientôt vous croirez », chantait Brassens). L'attitude de Veyne s'explique par le scepticisme des auteurs antiques eux-mêmes. Il en cite de nombreux :

« ...Pausanias [v. 115-180] en vient ainsi à écrire : "[...] À l'époque archaïque, en effet, ceux qu'on appelle les Sages s'exprimaient par énigmes plutôt qu'ouvertement et je suppose que les légendes relatives à Cronos sont un peu de cette sagesse." Cet aveu tardif nous apprend donc rétrospectivement que Pausanias n'a pas cru un mot des innombrables légendes invraisemblables qu'il nous a rapportées imperturbablement au cours des six cents pages qui précèdent » (p. 24).
« "Pour ma part", écrit Hérodote [v. 484-v. 425], "mon devoir est de dire ce qu'on m'a dit, mais non pas de tout croire » (p. 24).
« Cette critique du mythe commence dès Hécatée de Milet [550-476] (qui se moquait déjà des choses ridicules que racontaient les Hellènes) » (p. 27).
« Xénophane [560-468] ne veut pas que, dans les banquets, les convives se laissent aller à se quereller ni à dire des sottises et il interdit en conséquence de parler "des Titans, des Géants, des Centaures, toutes inventions des Anciens" » (p. 43).
« Cicéron [...] tout lecteur de son traité sur la nature des dieux conviendra qu'il ne croit pas beaucoup à ceux-ci et qu'il ne tente même pas de faire croire le contraire par calcul politique » (p. 60).
« Dans L'Héroïque, de Philostrate [v.190-v.230], le Vigneron demande à l'auteur : "Quand as-tu commencé à trouver incroyables les fables ?" et Philostrate, ou son porte-parole, répond : "Il y a longtemps, quand j'étais adolescent ; car, tant que j'étais enfant, je croyais à de telles fables et ma nourrice m'amusait de ces contes, qu'elle accompagnait d'une jolie chanson ; certaines de ces fables la faisaient même pleurer ; mais, devenu un jeune homme, j'ai pensé qu'il ne fallait plus accepter ces fables à la légère" » (p. 68).
« Aristote [...] détestait l'allégorie : "Les subtilités mythologiques ne méritent pas d'être soumises à un examen sérieux" » (p. 80).

La réponse à la question de Veyne serait donc que les intellectuels antiques considéraient que les mythes concernaient le peuple, mais qu'eux étaient au-dessus de tout ça :

« Devant les légendes, l'aristocratie grecque hésitait entre deux attitudes, comme ce sera encore le cas au dix-huitième siècle : partager utilement la crédulité populaire, car le peuple croit aussi docilement qu'il obéit, ou bien refuser pour son compte une soumission humiliante, ressentie comme un effet de la naïveté ; les Lumières sont le premier des privilèges » (p. 42).

Néanmoins, on trouve aussi l'idée d'un scepticisme populaire :

Dans les « "Cavaliers" d'Aristophane [446-386]. Un esclave qui désespère de son sort dit à son compagnon d'infortune : "Il ne nous reste plus qu'à nous jeter aux pieds des images des dieux", et son camarade lui répond : "Vraiment ! Dis, tu crois vraiment qu'il y a des dieux ?" » (p. 44).

Mythanalyse

Un intérêt du livre de Paul Veyne sur la question des mythes est de rappeler que les historiens anciens sont bien à l'origine de l'analyse critique, voire positiviste. La question initiale devient : comment interpréter les mythes ? L'évhémérisme antique, conception transmise par le roman d'Évhémère [316-260], que mentionne Veyne (note 16, p. 68), considérait déjà que les dieux sont des héros ou des rois divinisés.

Il faudrait partir du principe anthropologique courant que la question du mythe est de donner une sorte d'explication aux phénomènes inhabituels : « la moindre bourgade [...] a sa légende, relative à quelque curiosité naturelle ou culturelle locale ; cette légende a été inventée par un conteur inconnu » (p. 28). Veyne signale que les historiens de l'antiquité cherchaient surtout à réduire les incohérences et à donner des explications plausibles :

« Pausanias a trié le bon grain de l'ivraie ; il a extrait, de la légende de Thésée, le noyau authentique. Comment l'a-t-il extrait ? Au moyen de ce que nous appellerons la doctrine des choses actuelles : le passé est semblable au présent ou, si l'on préfère, le merveilleux n'existe pas ; or, de nos jours, on ne voit guère d'hommes à tête de taureau et il existe des rois ; donc le Minotaure n'a jamais existé et Thésée, lui, fut tout simplement un roi » (p. 26).
« Philocore, plus de quatre siècles avant Pausanias [...] prétendait avoir recueilli une tradition (orale ou transcrite, il ne précise pas) auprès des Crétois, selon laquelle ces enfants étaient, non pas dévorés par le Minotaure, mais donnés en prix aux athlètes vainqueurs d'un concours gymnique ; ce concours fut gagné par un homme cruel et très vigoureux, qui s'appelait Taureau (cité par Plutarque, 16, 1). Comme ce Taureau commandait l'armée de Minos, il était vraiment le Taureau de Minos ou Minotaure » (p. 27).

De nombreuses autres interprétations de ce genre sont présentées : Tite-Live [59 av. J.C.-17 apr. J.C.] ou Cicéron [106-43] ne croient pas à la naissance divine de Romulus (p. 63) ; pour Polibe [200-120], « "Éole indiquait la direction à prendre dans le détroit de Messine, [...] on l'a pris pour le roi des vents [etc.] » (p. 64) et pour Clément d'Alexandrie, « Atlas a inventé la navigation, les Dactyles, le fer, Apis, la médecine » (p. 127), etc. « Pour le philosophe, le mythe était donc une allégorie des vérités philosophiques ; pour les historiens, c'était une légère déformation des vérités historiques » (p. 75). Veyne synthétise ainsi que « pour les Grecs, il n'y a pas de problème du mythe ; il y a seulement le problème des éléments invraisemblables que contient le mythe » (p. 27). C'est bien une distinction du mythe par rapport à l'histoire.

Historicité

La question demeurait de distinguer ce qui était de l'ordre de la réalité historique plutôt que de la légende ou du surnaturel : « "pour ma part", écrit Pausanias, "je crois, en effet, qu'un musicien fut roi en ce pays ; mais qu'un homme devienne oiseau n'est pas à mes yeux chose digne de foi" » (p. 81). Les historiens antiques sont des folkloristes qui recueillent les mythes auprès de leurs informateurs (le comparatisme les incite au doute), mais ils en tirent aussi des informations historiques. Schliemann [1822-1890], avec ce principe, a été conduit à la découverte archéologique de Troie.

L'élimination des invraisemblances est de bonne méthode : « Un bon historien, dit Thucydide [v. 460-395], n'accueille pas aveuglément toutes les traditions qu'on lui rapporte » (p. 22). Veyne signale qu'il doute lui-même du critère actuel de l'autorité des sources primaires, comme A.D. Momigliano :

« "La méthode moderne de recherche historique est tout entière fondée sur la distinction entre sources originales et sources de seconde main." Il n'est pas très sûr que cette idée d'un grand savant soit juste ; je la crois même non pertinente » (p. 14).

Il peut être difficile d'apprécier ce qui est une source primaire pour les temps reculés. Il existe de nombreuses lacunes dans la conservation des œuvres anciennes. Veyne remarque que les auteurs antiques ne citaient pas leurs sources.

« Un historien antique ne "met pas de notes en bas de page". Qu'il fasse des recherches originales ou travaille de seconde main, il veut être cru sur parole ; à moins qu'il ne soit fier d'avoir découvert un auteur peu connu [...] » (p. 17).

La pratique d'indiquer les sources est récente. Veyne indique qu'elle était considérée comme trop scolaire à la Renaissance :

« Avant la publication, nous dit G. Huppert, Pasquier [1529-1615] avait fait circuler son manuscrit parmi ses amis ; le reproche que ceux-ci lui adressèrent le plus souvent concernait son habitude de fournir très fréquemment les références des sources qu'il citait ; ce procédé, lui fit-on remarquer, rappelait par trop "l'umbre des escholes" et ne convenait guère à un ouvrage d'histoire » (p. 17).

Croyance

Outre l'existence avérée du scepticisme des intellectuels, Veyne veut aussi définir la question de la croyance en général. Il considère que « ces mondes de légende étaient crus vrais, en ce sens qu'on n'en doutait pas, mais on n'y croyait pas comme on croit aux réalités qui nous entourent » (p. 28). Veyne cite, dans une longue note 6 (p. 38), des anthropologues comme E.E. Evans-Pritchard [1902-1973] : « même les primitifs ne confondent pas une relation imaginaire avec une relation réelle » ou G. Devereux, qui dit de même, tandis que G. Santayana précise : « toutes les doctrines qui ont fleuri dans le monde au sujet de l'immortalité de l'âme ont à peine affecté le sentiment naturel de l'homme en face de la mort » (idem). Par contre, à l'âge classique : « Bossuet croit à Romulus ou à Hercule par respect pour les textes, qu'il distingue mal de la réalité » (note 26, p. 68).

Veyne rappelle que « la modalité de croyance la plus répandue est celle où l'on croit sur la foi d'autrui ; je crois à l'existence de Tokyo, où je ne suis pas encore allé [...] » (p. 40). Mais l'extrapolation habituelle que le croyant « qui fait confiance à l'Église sera réputé savoir tout ce qu'elle professe » (p. 51), avait donné lieu à des désillusions dans les études sur les pratiques religieuses des Français (revue Sondages, 1977, n° 3 et 4, par exemple). La pratique réelle de la religion correspond plutôt à ce que Veyne indique sur saint Augustin : « en forçant les gens à croire, ils finissent par croire réellement : c'est le fondement du devoir de persécuter et du tristement célèbre compelle intrare » (p. 51), que Voltaire interprète pacifiquement dans son Traité sur la tolérance (chap. XIV/XV).

Veyne admet la réalité des croyances populaires : « à l'époque de Pindare, le grand public croyait à la réalité des Centaures et ne soumettait à aucune critique la légende d'Héraclès ou celle de Dionysos » (p. 53). Bien que l'argument soit surtout formaliste : « si personne n'y avait cru, quel besoin aurait eu Galien [v.131-v.201] lui-même de distinguer expressément ceux qui n'y croyaient pas ? » (p. 66). Cela peut aussi se réduire à l'idée qu'« il y aurait moins de fabulateurs, s'il y avait moins de naïfs » (p. 70) ou aux croyances enfantines déjà mentionnées.

Mais Veyne mentionne aussi une participation des élites sceptiques à certaines croyances communes : « Thucydide croyait aux oracles, Aristote, à la divination par les songes, Pausanias obéissait à ses rêves » (p. 84) ou, contre les sceptiques, « un certain Cléon, de Magnésie du Sipyle, auteur de Paradoxa, avait fait remarquer que ceux qui n'ont rien vu nient à tort certaines étrangetés » (p. 83). Mais Veyne a un peu tendance à aplatir la notion de croyance : « normalement, on croit aux œuvres de l'imagination. On croit aux religions, à Madame Bovary en cours de lecture, à Einstein, à Fustel de Coulanges, à l'origine troyenne des Francs » (p. 126). C'est un procédé simpliste qui nie la distinction des « modalités de croyance » qu'il définit pourtant textuellement (pp. ii, 11, 38, 39, 44, 67, 123). Contre le positivisme empirique, Veyne se sert de l'épistémologie théoriciste de Popper [1902-1994] pour assimiler la science à l'imagination :

« On rendra à l'imagination sa juste part si l'on pense qu'Einstein [...] a élevé un gratte-ciel théorique qui n'a encore pas pu être testé ; quand elle le serait, la théorie n'en serait pas vérifiée pour autant : elle serait seulement non infirmée » (p. 126).

La position de Veyne sur la croyance peut être assimilée à celle de Peirce [1839-1914] qui disait que la science ne fait que remplacer une croyance par une autre. C'est discutable, au moins pour les hypothèses ou les observations (celui qui connaît Tokyo - cf. ci-dessus - n'a pas une croyance par rapport à celui qui en entend parler). Veyne évoque aussi l'idée des mondes possibles en physique (p. 137). Quoiqu'il ait rappelé précédemment que, « comme l'écrit Bergson [1859-1941] dans son admirable étude sur le possible et le réel, l'inventivité du devenir est telle que le possible ne semble préexister au réel que par une illusion rétrospective » (p. 48). Ces emprunts scientistes peuvent relever du sokalisme.

Il me semble préférable de se tenir à l'idée que le mythe renvoie à une explication fausse. Une explication juste correspond à la science. La confusion possible vient du fait que « la pluralité des modalités de croyance est en réalité pluralité des critères de vérité... » (p. 123). Encore faut-il les définir. Veyne se contente de dire que « ...c'est nous qui fabriquons nos vérités » (idem). Dans Philosophie contre intelligence artificielle, j'analyse quels sont les « critères de validité. »

Interprétation

La vraie question de l'étude des mythes est moins celle de la croyance que celle de l'interprétation philologique. Cela correspond à une bonne traduction, particulièrement pour les textes anciens : « souvent la connaissance de ce qui s'est passé n'est qu'un moyen d'expliquer un texte classique » (p. 119). Origène [v.185-v.253] en précise la méthodologie historique :

« Il faut donc lire les livres d'histoire, en distinguant entre événements authentiques, auxquels nous adhérerons, événements où il faut discerner un sens allégorique secret et qui sont au sens figuré ; enfin, événements indignes de créance, qui ont été écrits pour procurer quelque agrément » (p. 80).

La présentation de Veyne en est un peu ambiguë quand il dit (entre autres mécanismes) : « le mythe dit vrai. Il est miroir allégorique des vérités éternelles qui sont les nôtres » (p. 132). Le problème de l'allégorie est bien l'interprétation. Veyne parle de figures ou de rhétorique un peu partout. C'est d'ailleurs un problème. Que veut dire par exemple :

« Chrysipe, voulant prouver que la raison gouvernante siégeait dans le cœur plutôt que dans le cerveau, avait rempli de longues pages de citations poétiques de ce genre : "Achille résolut en son cœur de tirer son épée" » (p. 73).

Faut-il vraiment en conclure que les Grecs croyaient que l'intelligence réside dans le cœur ou est-ce seulement une figure ? Le point est important, car cette localisation est mentionnée souvent. Le livre de Carl Zimmer, Et l'âme devint chair (2004), explique l'origine de la neurologie par la rectification des anciennes croyances médicales (les médecins étant d'ailleurs pour lui des philosophes, tout autant que les philosophes des médecins).

Le mythe constitue bien les fausses explications présentées sous forme allégorique : « il y avait énigme et, celle-ci une fois percée, tous les secrets s'ouvraient d'un coup, ou plutôt le mystère disparaissait, les écailles tombaient de nos yeux » (p. 41). On parle bien ici des connaissances valides ou de la science. J'ai déjà eu l'occasion de mentionner que « j'avais regardé l'émission de télé Les grosses têtes à ses débuts pour voir si elle était comique. L'émission fonctionnait sous forme d'un quizz. Je m'étais aperçu que les participants répondaient par des blagues quand ils ne connaissaient pas la réponse. Sinon, ils essayaient de donner la réponse les premiers. » Les mythes sont des sortes de bonnes blagues que la tradition répète. Dans le sketch célèbre de Fernand Raynaud, le père répondait à son fils : « C'est étudié pour ! » à l'époque de science triomphante des Trente glorieuses. Veyne note que, parfois, « un mythe naît d'un calembour. Palaiphatos [IVe ou IIIe siècle av. J.-C.] réduit ainsi la légende de Pandore [...] à l'anecdote d'une dame riche qui aimait à se farder » (p. 78). Dans mon livre récent, Pour Brassens (2021), j'ai mentionné que ce compositeur-interprète utilise notoirement des expressions courantes chrétiennes sans croire en Dieu. Mon livre corrigeait d'ailleurs la mauvaise interprétation d'Antoine Perraud, journaliste à Médiapart.

Vraies ou fausses, les explications des énigmes contenues dans les mythes peuvent aussi être caractérisées anthropologiquement comme des rites de passage : connaissances sur sa propre culture qu'il faut connaître (sur le mode du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert : « Agriculture : Manque de bras ; Homère n'a jamais existé [sic] ; Le melon a été divisé en tranche par la nature afin d'être mangé en famille [Bernardin de Saint-Pierre]... »). Ces lieux communs scandent les étapes de l'initiation dans les sociétés traditionnelles. Il faut que les novices comprennent que ce sont des mythes, comme il faut comprendre quand c'est une blague, sinon ce sont des mystifications ou des mensonges. Le principe des canulars est bien qu'on cherche à mystifier. Sur Internet, j'avais aussi noté que l'on constate une certaine hypocrisie pour le site Le Gorafi et chez de nombreux internautes. Leurs fakes cherchent bien à être repris comme vraies infos, spécialement par des journalistes ou des politiciens, pour pouvoir les dénigrer et dire qu'« ils ne vérifient pas leur source », en parodiant le critère déontologique ou académique.

Veyne devrait donc valider le fait que les penseurs antiques aient bien tenté de déchiffrer les énigmes que sont les mythes, puisqu'il en donne de nombreux exemples :

« Galien de se faire une idée démythologisée des dieux : comme beaucoup de doctes, il pensait que le polythéisme grec était la déformation populaire de la vraie connaissance des dieux, lesquels ne sont autres, littéralement, que les astres, les étoiles, considérés comme autant d'êtres vivants, au sens ordinaire du mot, mais pourvus de facultés plus parfaites que les facultés des hommes » (note 38, p. 68).

Concrètement, le mythe lui-même est bien un procédé rhétorique sur le mode des fables de La Fontaine [1621-1695], reprises d'ailleurs d'Ésope [VIIe-VIe siècle av. J.C.], avec un sens intelligible. Ce procédé est forcément maîtrisé par ses auteurs et par ses auditeurs (au moins sur le mode du père Noël pour les enfants). On doit envisager que ceux qui écoutaient les mythes les comprenaient comme tels. Personne n'a jamais vu Zeus ou Athéna, pas plus que les auditeurs de La Fontaine ne croient que les corbeaux et les renards parlent. La vraie question est toujours de savoir ce que les auditeurs comprennent d'une histoire. C'est une sorte de test d'intelligence. Certains échouent.

La croyance naïve aux mythes pourrait se résumer au fait de les « prendre au mot » (voir le traitement de Brassens par Antoine Perraud). Aujourd'hui, cette méprise semble paradoxalement être devenue une norme dans le monde académique et intellectuel. C'est surtout le cas quand on favorise la traduction sourciste (proche de la langue source) plutôt que cibliste (proche de la langue cible). Cette sorte de traduction littérale relevait de la blague réciproque au début de l'apprentissage des langues étrangères, comme traduire l'anglais « honey » [chéri] par « miel » et « mon petit chou » par « my little cabbage. » Normalement, la blague signifie que les élèves se rendaient bien compte qu'il ne fallait pas traduire mot à mot. Aujourd'hui, les intellectuels et érudits ont tendance à vouloir conserver le sens du mot original pour restituer le contexte culturel. Cela « fait le miel » des heideggériens hellénolâtres.

Veyne note cependant une particularité intéressante de la conception grecque antique à l'égard de la vérité des mythes :

« Accablé de l'ineptie de tant de mythes, mais ne pouvant supposer, en bon Grec qu'il était, qu'il soit possible de mentir du tout au tout, Pausanias a fini par admettre, tantôt que les mythes disaient vrai par allégories et énigmes, tantôt même qu'ils disaient vrai à la lettre, étant si anciens qu'on ne pouvait les soupçonner d'être déformés par le mensonge » (p. 110).

Il semble qu'un certain logicisme dogmatique de la philosophie grecque ait été un obstacle au scepticisme plus terre à terre de la critique des mythes :

« Pour se tromper, mentir ou parler à vide, il faut parler de ce qui n'est pas. [...] Si la parole est un miroir, la difficulté se comprend : comment un miroir pourrait-il refléter un objet qui n'est pas là ? » (p. 79).

Pourtant, l'idée de déformation rhétorique ou allégorique peut mieux expliquer les pratiques effectivement constatées de la critique des mythes dans l'antiquité. Le problème de la philosophie est bien de s'enfermer dans des paradoxes : « Le jeune Aristote s'entortillera encore dans le problème que voici : le principe selon lequel tout est périssable doit donc être lui-même périssable, mais, si ce principe périt, alors les choses cessent de périr... » (idem). Veyne n'enregistre pas la réfutation pragmatique des mythologues critiques pour préférer poursuivre par une surenchère formelle : « ... Ce qu'on dit des choses partage le sort des choses ; une science du confus sera donc science elle-même confuse, pauvre science conjecturale » (idem). La philosophie est un jeu verbal qui singe la rationalité pour remplacer les mythes par de fausses explications en forme de paradoxes sur le modèle de ceux de Zénon [v.490-v.430]. La nouvelle allusion à Popper (« science conjecturale ») tient lieu d'argument d'autorité, mais ne résout rien. Veyne aurait plutôt pu remarquer l'autre paradoxe que l'antiplatonicien Popper est curieusement aussi théoriciste que le maître grec. Veyne pourra conclure son tour d'horizon érudit en notant inversement que :

« Fontenelle fut sans doute le premier à le dire : les fables n'ont aucun noyau de vérité et ne sont pas même des allégories ; "Ne cherchons donc autre chose, dans les fables, que l'histoire des erreurs de l'esprit humain" » (p. 69).

L'idée d'un sens caché correspond au principe fondamental de croire qu'absolument tous les éléments du mythe ont un sens. Il est plus cohérent de penser qu'il s'agit d'allégories dont l'exemple des fables proprement dites est une manifestation plus facile à décoder, même pour les enfants. Les métaphores obscures concernent les cultures étrangères ou anciennes du fait des différences culturelles ou des évolutions au cours de l'histoire. On peut comprendre que certains veuillent restituer le sens original. On peut d'ailleurs avoir des surprises, à cette occasion, avec les comptines enfantines traditionnelles encore en usage !

Autorité

Comme avec l'indication des sources par les historiens actuels, la rhétorique des mythes elle-même est une recherche d'autorité fondée sur la tradition. Veyne est très clair sur le sujet :

« Le texte considéré était tenu pour une véritable autorité ; tout ce que disait Homère ou les autres poètes faisait preuve. C'est là un aspect de la pensée grecque sur lequel il faut dire un mot. Pour démontrer quelque chose ou persuader de quelque vérité, un penseur pouvait s'y prendre de trois manières au moins : développer un raisonnement réputé rigoureux, toucher le cœur de l'auditeur par la rhétorique, alléguer l'autorité d'Homère ou d'un autre poète antique » (p. 72).

Veyne indique que c'était particulièrement le cas des philosophes stoïciens, comme le déplorait Galien (pp. 65, 72, 80), procédé que condamne aussi Épicure [341-270] (p. 80). Veyne pense que l'explication « est que la poésie est du même côté que le vocabulaire, le mythe et les expressions toutes faites » (p. 74). On peut y reconnaître une origine de la conception heideggérienne et se rappeler que l'étymologie est aussi la marotte connue des philosophes (voir le cas récent de Tavoillot) :

« Outre les mythes et la poésie, l'étymologie des mots était un autre témoignage de ce sens commun (sur l'étymon, à la fois sens premier et sens véritable d'un vocable, cf. Galien, vol. V, p. 227 et 295) » (p. 80).

C'est dans ce cadre que sont apparus « les "enquêteurs" ou historiens, qui, comme professionnels, se mirent à faire autorité » (p. 44) - « Enquête » est l'étymologie d'« histoire ». Et l'autorité a changé de casquette : « désormais les autres hommes devront se référer de préférence à ce professionnel, sous peine de n'être que des esprits incultes » (p. 45). Incidemment, Veyne indique une origine de l'obsession de la chronologie :

« La loi du genre historique voulait et veut encore qu'on raconte les événements en donnant leur date, au jour près, s'il est possible. Pourquoi cette précision souvent inutile ? [...] C'est la plus candide des conceptions de l'histoire ; quand on sait savourer une peinture, on est un esthète, mais, si l'on peut en dire la date, on est historien de l'art : on sait de quoi est fait le passé de la peinture. [...] Connaître complètement le passé se réduisait à connaître la liste complète des rois ou archétypes, sans ignorer non plus les liens de parenté qui les relient : on possédait alors la trame des temps » (pp. 85-86).

Veyne est même sceptique envers « l'Université, avec son monopole de plus en plus exclusif sur l'activité intellectuelle » (p. 23), bien qu'il propose une opinion conformiste sur les autodidactes (p. 103) d'un certain optimisme bourdieusien en ce qui concerne les héritiers. Dans leur réalité individuelle, ces derniers aimeraient notoirement être plus sûrs d'eux quand leurs parents ont réussi. La mobilité sociale est aussi descendante. L'héritage ne prépare pas forcément à « faire un pas tout seul » (idem) en dehors des avantages matériels qu'il procure. Il est possible d'ailleurs que les mythes concernent un peu trop la reproduction, doctrinale autant que sociale.

Quand on parle de philosophie antique, il ne faut pas oublier que les philosophes étaient des sortes de rhéteurs dans un contexte aristocratique. Ils servaient de conseillers du prince (idéal philosophique de Platon à Voltaire) ou d'idéologues (moralistes). La profession d'avocat n'était pas clairement identifiée comme telle, mais c'est bien le rôle essentiel de l'activité intellectuelle dans le contexte de l'organisation collective de la cité ou des institutions civiles :

« La rhétorique était l'art de gagner plutôt que celui d'avoir raison ; pour gagner, c'est-à-dire pour convaincre, il fallait partir de ce que les gens pensaient, assurément, plutôt que de prendre à rebrousse-poil les jurés et de leur dire qu'ils se trompaient en tout et devaient changer de vision du monde pour acquitter l'accusé » (p. 66).

Il est effectivement illusoire de partir du principe de la recherche « libre et désintéressée », constitutive de la définition, plus ou moins mythique, de la science moderne. D'ailleurs, en référence à cette question, Veyne tranchera qu'« il n'est pas vrai que les intellectuels mentent lorsqu'ils sont intéressés et qu'ils sont désintéressés lorsqu'ils disent vrai » (p. 66). Le contexte rédactionnel fait reconnaître une allusion au marxisme, qui doutait dogmatiquement de l'autonomie de la science.

Mythe national

Précisément, Veyne parle aussi d'« un usage "idéologique", ou plutôt rhétorique, de la mythologie » (p. 53). Il précise le cadre d'une de ses applications : « et qu'est-ce que l'histoire ? C'est la politique d'autrefois. On va donc tirer le mythe dans un sens politique » (p. 76). Veyne vise en particulier les mythes qui concernent le « roman national » des périodes historiques qui revendiquaient.

« Des parentés légendaires entre cités ; parentés souvent inattendues [...] où tout est inventé à partir d'indices minuscules ou de l'imagination de l'auteur ; les temps modernes, jusqu'à une époque toute récente, ont eu une historiographie dynastique ou régionale qui était non moins imaginaire » (p. 87).

Pourtant, ici aussi, Veyne note un scepticisme certain :

« Les Grecs semblent souvent ne pas avoir cru beaucoup à leurs mythes politiques et ils étaient les premiers à en rire lorsqu'ils les étalaient en cérémonie [...], le mythe était devenu vérité rhétorique » (p. 89).

Cela correspond aux exercices obligés des voyages officiels : « La Chine, grand pays millénaire... » des diplomates, qui n'est contrebalancé que par l'obligation, tout aussi convenue, de « parler des droits de l'homme » entre deux signatures de contrats. On avait pu constater la réciproque au cours d'un voyage de Kadhafi en France, invité par Sarkozy en 2007, avant que ce président français contribue à l'assassinat du dirigeant libyen. S'agissait-il de laver l'affront ou de supprimer le risque de révélation de financement de la campagne du second par le premier ? Ce genre d'ingratitude ressemble bien à des mœurs politiciennes antiques.

Veyne précisera bien que « l'idéologie mêle deux conceptions inconciliables de la connaissance, celle du reflet et celle de l'opération » (p. 94). « Idéologie » et « reflet » confirme les allusions au contexte marxiste, et à la relativisation par Veyne des mythes contemporains :

« La Déclaration des droits de l'homme ou le marxisme officiel sont non moins réels et non moins verbaux. En Grèce et à Rome, en revanche, la divinité des empereurs n'a jamais fait l'objet d'une doctrine officielle et le scepticisme de Pausanias était de règle chez les intellectuels, ou chez les empereurs eux-mêmes, qui étaient parfois les premiers à rire de leur divinité » (p. 100).

Veyne insinue même que le public antique est moins crédule que les citoyens actuels :

« Les Grecs étaient les premiers à se moquer de leur goût des panégyriques civiques : "Vous êtes, ô Athéniens, un peuple de gogos ; quand les députés des villes sujettes voulaient vous tromper, ils commençaient par vous appeler la brillante Athènes, et vous, en entendant cela, vous vous asseyiez sur la pointe de vos fesses"... » (p. 92).
« On voit combien l'antique candeur était éloignée de la dictature idéologique ou des simagrées édifiantes. La fonction créait bien son organe, à savoir la "langue de bois" de l'aitiologie ou de la rhétorique, mais aucune autorité politique ni religieuse n'y ajoutait son poids » (p. 93).

Veyne anticipe l'idée de « vérités alternatives » des partisans de Trump, qui ne sont après tout que la version actuelle de l'offre et de la demande d'illusions politiciennes que fournissait le stalinisme de la grande époque jusqu'aux années 1970. J'avais collecté quelques citations favorables au maoïsme dans le journal Le Monde à propos de la réception française de Simon Leys. Néanmoins, le critère pour essayer de traiter la question de la croyance à ces mythes strictement politiques est quand même bien de l'ordre de la connaissance historique et philologique :

« ...Alors que les empereurs étaient des dieux et que les archéologues ont retrouvé des dizaines de milliers d'ex-voto consacrés aux différents dieux pour guérison, heureux retour, etc., il n'existe pourtant pas un seul ex-voto consacré à un empereur-dieu » (p. 99).

Épistémès ou Irréalisme

Sans doute ce livre de Veyne est-il surtout une illustration, ou une stricte application à l'antiquité, du cadre conceptuel relativiste des « épistémès » de son ami Foucault, puisque Veyne l'avouait d'emblée : « nous en croyons Michel Foucault : l'histoire des idées commence vraiment quand on historicise l'idée philosophique de vérité » (p. 39). Cette limite peut se retourner contre son ouvrage, malgré l'effet d'autorité sur le mode Sokal (la physique était à la mode) : « Einstein est vrai, à nos yeux, en un certain programme de vérité, celui de la physique déductive et quantifiée » (p. 32). Cette notion d'épistémès correspond à l'idée que « chaque époque pense et agit à l'intérieur de cadres arbitraires et inertes » (p. 127). Précisément, l'époque de publication du livre de Veyne reposait fortement sur l'idée de déterminismes et de conditionnements. Quand il déclare : « une fois qu'on est dans un de ces bocaux, il faut du génie pour en sortir et innover » (p. 127), Veyne avoue donc ses propres limites. Il reprend aussi docilement Nietzsche qui parle de « dressage » (idem). Sloterdijk fera de même dans Règles pour le parc humain (1999).

Il me semble cependant que ces épistémès justifient une sorte d'irréalisme (pyrrhonien, pour la référence antique) qui ne distingue plus la fiction de la réalité :

« Il ne s'ensuit pas que [tel] programme est plus vrai que les autres et encore moins qu'il a plus de raisons de s'imposer et de durer que les autres [...] : "La vérité est que la vérité varie" » (p. 127) ; « si quelque chose mérite le nom d'idéologie, c'est bien la vérité » (p. 128) ; « autant dire que toute conduite est aussi irrationnelle qu'une autre » (p. 130) ; « Cela fait d'abord un drôle d'effet, de penser que rien n'est vrai ni faux, mais on s'y habitue rapidement. Et pour cause, la valeur de vérité est inutile, elle fait toujours double emploi ; la vérité est le nom que nous donnons à nos options, dont nous ne démordrions pas, si nous en démordions, nous les dirions décidément fausses, tant nous respections la vérité » (p. 137).

À l'époque, ce jeu mondain se justifiait souvent en invoquant la physique quantique. Il me semble que prendre « chaque état de fait pour la vérité des choses » (p. 131) parle juste de l'incomplétude. L'histoire humaine correspond simplement aux progrès de la connaissance (« loi des trois états » de Comte [1798-1857] ou stades de l'intelligence de Piaget [1896-1980]). Sur ce point, les changements sont empiriquement constatés.

Veyne s'interroge bien pourtant : « peut-on dire qu'il est vrai qu'il n'y a pas de vérité ? » (p. 136), mais répond par l'affirmative. Il avait choisi précédemment l'imagination (entre épistémès bergsonienne et sartrienne) : « on pourrait dire que l'imaginaire est le nom que nous donnons à certaines vérités et que toutes les vérités sont analogiques entre elles » (p. 98). Mais la vraie interrogation est de savoir si on croit les fables et pas seulement de lister les différents paradigmes en disant que « la réflexion historique peut expliciter les programmes de vérité et montrer leurs variations » (p. 137). Cela ne répond pas à la question initiale. Il était plus exact de déclarer au tout début qu'« il est des sociétés où, le livre une fois fermé, on y croit encore et d'autres où l'on cesse d'y croire » (p. 33). Mais nous avons aussi vu que le doute existait partout.

Régulièrement, Veyne retourne aussi à l'hypothèse (au mythe, à l'épistémè ?) marxiste pour expliquer les croyances : « Si nous pouvons croire à des choses contradictoires, ce serait donc parce qu'en certains cas la connaissance que nous avons d'un objet est faussée par des influences intéressées » (p. 94). Et même : « Il serait démagogique de ne pas spécifier que l'analyse réflexive d'un programme ou "discours" n'aboutit pas à mettre à la place un programme plus vrai ni à remplacer la société bourgeoise par une société plus juste ; elle amène seulement une autre société, un autre programme ou discours » (p. 135). Malgré la réserve finale, on pourrait penser que Veyne, comme Merleau-Ponty dans Humanisme et Terreur, pratique la surenchère scolastique du marxisme académique quand il prétend résoudre les contradictions ou que « les rapports entre vérités sont des rapports de force » (p. 52).

À propos de la relation du mythe au roman national, Veyne utilisait d'ailleurs aussi la grille marxiste orthodoxe : « Tout cela est bien de l'histoire, puisque mythes, apothéoses ou Déclaration des droits, imaginaires ou pas, n'en furent pas moins des forces historiques » (p. 100) ; en faisant lui aussi la leçon au Politburo : « Marx a parlé d'idéologie pour bien marquer que la pensée était action et non pure lumière, mais, matérialiste à la vieille manière, il a rattaché l'âme au corps, au lieu de ne l'en distinguer même pas et de manier la pratique en bloc ; ce qui a obligé les historiens à des exercices dialectiques (l'âme réagit sur le corps) pour réparer ce cafouillage » (p. 101). On craint d'avoir affaire à la « réalité verbale », dont parle François Daumas (cité p. 100), ou à une paraphrase interminable des mythes dans une société orale.

Si les croyances ont bien une action, le mythe reste une fausse explication (danse de la pluie, processions, sacrifices, etc.). La question de la soumission aux croyances : « en alléguant des raisons élevées au lieu de montrer sa force, on incite autrui à se soumettre délibérément et pour des raisons honorables, qui sauvent la face » (p. 90) ne tranche pas non plus la question initiale. Dans un cours de Baudrillard, à Nanterre, dans les années 1980, je me souviens lui avoir objecté que les « droits bourgeois », dénigrés par le marxisme comme irréels, peuvent être invoqués pour plaider sa cause. Le crédit que l'autorité leur accorde caractérise juste l'état du système politique. Le scepticisme social du marxisme à leur égard parle simplement des cas observables de duplicité.

Fiction et Interprétation

Veyne parle de la normalisation du mythe en mythologie savante (p. 56), qui semble concerner la naissance de la tragédie. Il faudrait plutôt envisager que la littérature commence quand on invente des nouvelles histoires au lieu de modifier les anciens mythes dans le cadre de la tradition orale. Veyne souligne que le mythe était partagé (pp. 55-56). Ce dont il parle concerne davantage la naissance de l'auteur en tant que tel. C'est un peu tautologique, puisque les auteurs sont ceux qui participent à la diffusion. Les historiens identifient simplement les auteurs célèbres. Dans une culture orale, toute la population participe à la transmission. On le retrouve avec les artistes amateurs ou aujourd'hui dans les réseaux sociaux.

Veyne parlait donc des mythes en tant qu'« usage "idéologique", ou plutôt rhétorique, de la mythologie » (p. 53), mais il notait aussi la prégnance de l'imaginaire : « aucune critique positiviste ne vient à bout de la fabulation et du surnaturel » (p. 14). Il donne deux exemples intéressants : une fiction (canonique) et une mythologie politique de son temps :

« Madame Bovary croyait vraiment que Naples était un monde différent du nôtre ; le bonheur y durait intensément vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec la densité d'un en-soi sartrien ; d'autres ont cru qu'en Chine maoïste les hommes et les choses n'avaient pas la même humble quotidienneté que chez nous » (p. 32).

Cette « humble quotidienneté » universelle et intemporelle est la limite des épistémès historiques. Plutôt que de croyance, il serait préférable d'utiliser la catégorie d'erreur, contrairement à ce que soutient Veyne, quand il déclare : « l'opposition de la vérité et de l'erreur n'est pas à l'échelle de ce phénomène : elle fait petit ; celle de la raison et du mythe ne tient pas davantage » (p. 131). C'est bien la catégorie spécifique d'erreur qui permet de distinguer le mythe d'une explication correcte (et pas seulement « opératoire » comme illusion). Mme Bovary est la version romancée d'un fait divers. Les fictions concernent la mise en scène d'éléments réalistes, mais qui peuvent basculer dans le fantastique. Ce qui les rapproche des mythologies. Les deux catégories, réel/imaginaire, existent bien et le rôle des historiens est de les distinguer. Rapprocher le bovarysme du maoïsme signifie plutôt que les maoïstes étaient les midinettes du communisme. Mais du fait qu'il existe des fictions, il n'en résulte pas que tout est fictif, comme Veyne semble l'insinuer :

« Il faudrait savoir si la littérature ou la religion sont davantage des fictions que l'histoire ou la physique, et inversement ; disons qu'une œuvre d'art est, à sa manière, tenue pour vraie, même là où elle passe pour fiction » (p. 32).

On peut concevoir que dans mille ou dix mille ans, on puisse se demander si Sherlock Holmes a existé ou s'il est inspiré d'un personnage réel. Dans son cas, il s'agit simplement de l'incarnation dans un personnage de l'introduction des méthodes scientifiques avant qu'elles ne soient pratiquées par la police. Le procédé littéraire vise la diffusion des connaissances (ou, comme je l'ai dit ailleurs, à l'autoformation des policiers lecteurs de romans). Il semble que Veyne régresse constamment à la question initiale parce qu'il n'accepte pas les réponses qu'il donne pourtant lui-même. Le mythe reposerait-il sur l'absence de compréhension méthodologique des énoncés conclusifs ? On pourrait croire que Veyne s'en rend compte parfois :

« Cet état de choses aurait pu durer plus de mille ans ; il ne s'est pas modifié parce que les Grecs ont découvert la raison ou inventé la démocratie, mais parce que le champ du savoir a vu sa carte bouleversée par la formation de nouvelles puissances d'affirmation (l'enquête historique, la physique spéculative) qui concurrençaient le mythe et, à la différence du mythe, posaient expressément l'alternative du vrai et du faux » (p. 35).

L'idée qu'on ne connaissait pas l'alternative du vrai et du faux par le passé me paraît d'un constructivisme épistémologique naïf. On a vu ce que les auteurs antiques disaient. Historiquement, ce qui s'est passé ensuite est d'ailleurs plutôt un retour au mythe avec le christianisme, malgré une sorte de rationalisation monothéiste. Veyne note que les chrétiens ont « moins [reproché] aux dieux païens de ne pas exister que de n'être pas les bons » (p. 124), de même que le judaïsme « affirmait plutôt que les dieux étrangers étaient moins forts que le dieu national ou bien qu'ils n'étaient pas intéressants » (p. 125). La question de la mythologie est souvent faussée par les mythologies concurrentes.

Comme le dit pourtant très bien Veyne, « le problème est donc de connaître les frontières de la réalité » (p. 84, ou p. 119). On a vu que les historiens antiques utilisaient le critère de la vraisemblance. Veyne, qui souligne que les Grecs ne pouvaient pas penser que tout était faux, est embarrassé par l'idée historienne que « toutes les fictions mythiques [...] sont inextricablement mêlées à la croyance universelle selon laquelle il y a réellement eu à Troie une guerre » (p. 70). La découverte de Troie par Schliemann en se basant sur la mythologie semblait sans doute récuser les tenants d'une méthodologie stricte. Mais il aurait pu s'agir aussi d'une guerre littéraire qui n'a pas existé sous cette forme. Soit qu'elle soit complètement inventée, soit qu'elle renvoie juste à une opposition séculaire entre les deux côtés de la mer Égée.

De façon plus intéressante, Veyne note la pratique de se prendre au jeu de la fiction (comme les enfants pour le père Noël) chez les critiques (académiques) des textes anciens et même chez les philosophes :

« Combien de philologues, qui ne croient pas à l'historicité de Trimalcion ou de Lady Macbeth, n'en confondent pas moins la réalité et la fiction et forcent Pétrone et Shakespeare à faire concurrence à l'état civil. [...] Ils veulent déterminer en quelle saison s'est déroulé le festin chez Trimalcion et accorder les contradictions du texte, où figurent des fruits de saisons diverses ; ils veulent établir combien d'enfants au juste avait Lady Macbeth. [...] » (p. 108).
« Nos historiens de la philosophie qui voient et jugent toutes choses du point de vue du penseur qu'ils étudient, y compris les détails plus ou moins cohérents de la doctrine de ce penseur même » (pp. 105-106).

Mais une méthodologie boiteuse ou l'absence de sens critique ne signifie pas pour autant que la réalité n'existe pas (saisons, enfants, erreurs philosophiques, etc.). Tout au plus s'agit-il d'un comportement académique observable qu'il ne faut pas hésiter à caractériser comme erroné. Veyne donne un peu l'impression d'abandonner toute recherche historique et toute capacité de jugement, alors même qu'il énonce des explications cohérentes de la part des acteurs eux-mêmes :

« Il est vain de s'acharner à décider quelle était "la" vraie pensée de ces gens-là et il est non moins inutile de vouloir résoudre ces pensées contradictoires en attribuant l'une à la religion populaire et l'autre à la classe sociale privilégiée » (p. 99-100).

Même sur la naissance de l'histoire comme recoupement d'informations contenues dans les mythes, Veyne n'est pas demandeur : « Je n'en sais rien et ne suis pas très avide de le savoir » (p. 45). Il semble lui aussi, comme les philosophes dont il parle, préférer reproduire ce que j'appelle « le discours du malade » : « Nous avons essayé, au cours de ce livre, de faire tenir debout notre intrigue en nous cantonnant dans l'hypothèse irrationaliste » (p. 130). La philologie antique (sourciste) a le même biais que l'ethnologie de devoir reproduire les discours indigènes. Dans ce cas précis, certains ont le tort de considérer que les Grecs anciens sont leurs ancêtres, alors qu'ils constituent bien une civilisation très différente de la civilisation contemporaine. C'est sans doute le fondement de l'idée d'épistémès. En fait, il faudrait même considérer que l'interprétation philologique doit s'appliquer à n'importe quoi au lieu de supposer une transparence immédiate, historique ou interpersonnelle. Tout discours possède une certaine modalité à identifier.

C'est sans doute de cela que parle Veyne quand il est question de « vérité », plutôt que les interprétations trop générales qu'il propose :

« Tant que nous parlerons [de] vérité, nous ne comprendrons rien à la culture et nous ne parviendrons pas à avoir sur notre époque le même recul que nous avons sur les siècles passés où l'on a parlé mythes et dieux. L'exemple des Grecs prouve une incapacité millénaire de s'arracher au mensonge ; jamais ils n'ont pu dire : "le mythe est entièrement faux, puisqu'il ne repose sur rien", et Bossuet ne le dira pas davantage. L'imaginaire comme tel n'est jamais récusé, comme par un pressentiment secret que, s'il l'était, il ne subsisterait plus aucune vérité. Ou bien on oublie les mythes d'autrefois, pour parler d'autre chose et changer d'imaginations, ou bien on veut absolument trouver le noyau de vérité qui était enveloppé dans la fabulation ou qui la faisait parler » (p. 123).

Pour interpréter chaque mythe, on pourrait préférer les interprétations spécifiques de Paul Diel [1893-1972]. Dans son livre, Le Symbolisme dans la mythologie grecque (1952), il considère les mythes comme des leçons initiatiques de psychologie individuelle.

Négationnisme

Cette relativisation excessive de l'idée de vérité aboutit à une référence surprenante. Veyne évoque assez longuement la question du négationnisme (qui était d'actualité à l'époque). Veyne parle bien de faussaire à propos du négationniste Faurisson (voir la notice de France inter sur son cas). Ce terme de faussaire avait été utilisé plusieurs fois dans une plaidoirie contre Faurisson, le 22 juin 1981, par l'avocat Robert Badinter (juste avant que ce dernier soit nommé ministre de la Justice par François Mitterrand). Bizarrement, Veyne ne mentionne pas sa source (parmi de nombreuses autres simples allusions). On perd ici une indication du contexte pour privilégier une glose méthodologique et psychologique qui me paraît ambiguë :

« Le savant le plus grave peut se tromper et surtout la fiction n'est pas l'erreur. Sur la rigueur ? Elle est aussi grande chez un faussaire dont l'imagination suit à son insu la dictée d'un programme de vérité aussi déterminé que celui que suivent sans le savoir les historiens tenus pour sérieux ; au surplus, c'est parfois le même. Sur les processus psychiques ? Ce sont les mêmes ; l'invention scientifique n'est pas une faculté de l'âme à elle seule, elle est la même chose que l'invention tout court. Sur les critères de la société à laquelle appartient l'historien ? C'est ici que le bât blesse le plus ; ce qui est conforme au programme de vérité d'une société sera perçu comme imposture ou élucubration dans l'autre. Un faussaire est un homme qui s'est trompé de siècle » (p. 114).

Il ne me semble absolument pas que Faurisson se soit trompé de siècle. Ce texte me paraît un peu léger pour signifier que les négationnistes produisent des textes avec beaucoup de détails matériels pour tenter de démontrer leurs thèses. On peut accorder à Veyne qu'il existe un problème du « faussaire sincère », contradiction dans les termes qui signifie simplement qu'on se demande si Faurisson croit ce qu'il dit ou s'il essaie de justifier le nazisme en prétendant que la solution finale n'a pas existé par les chambres à gaz (on ne parlait pas trop de la Shoah par balle à l'époque), outre le fait qu'il existe bien des morts d'épuisement ou de maladie. Certains germanophiles refusaient alors de croire au génocide parce qu'ils considéraient les Allemands comme trop civilisés. À la même époque, j'ai mentionné ailleurs le cas du négationnisme d'une partie de gauchistes dogmatiques qui considéraient l'extermination de juifs comme le stade ultime du capitalisme :

« La guerre est la solution capitaliste de la crise ; la destruction massive d'installations, de moyens de production et de produits permet à la production de redémarrer, et la destruction massive d'hommes remédie à la 'surpopulation' périodique qui va de pair avec la surproduction » (Auschwitz ou le grand alibi, 1960).

Au cours d'un autre procès plus récent, en 2007, devant le discours délirant de Faurisson, le même Badinter aurait murmuré : « c'est un fou ! » et cela correspond assez à ce que disait un policier de série télé qui interrogeait un gourou (escroc donc) : « vous avez fini par croire à vos propres mensonges ! » On pourrait admettre que c'est de cela que parle Veyne. Mais lui-même est contaminé quand il insiste : « La vérité étant plurielle (ainsi que nous nous flattons de l'avoir établi [sic]) Faurisson relevait de la vérité mythique plutôt que de la vérité historique ; la vérité étant également analogique » (p. 116).

Veyne se démarque essentiellement de Faurisson par une série de gloses byzantines, dont : « Je ne veux pas dire que les faits n'existent pas : la matérialité existe bel et bien, elle est en acte, mais, comme disait le vieux Duns Scot, elle n'est l'acte de rien. La matérialité des chambres à gaz n'entraîne pas la connaissance qu'on peut en avoir » (p. 117). Ce qui fait quand même bien peu de cas des témoignages des victimes. C'est sans doute un biais d'historien de n'accepter que les documents officiels.

Les historiens antiques que cite Veyne, pour les mythes grecs, admettaient quant à eux une forme de connaissance ancienne des habitants des villes concernées : « car les indigènes sont les mieux placés pour savoir la vérité sur eux-mêmes, et surtout cette vérité sur leur cité leur appartient [...] » (p. 107). En envisageant des cas comme les Arcadiens, dont les « traditions font remonter sans altération à un passé dont le souvenir, chez d'autres peuples, a été corrompu et interpolé [...] » (p. 112). Les faits historiques sont forcément issus d'informateurs.

Veyne aboutit, quant à lui, à un scepticisme généralisé qui le conduit à dire : « si quelque chose mérite le nom d'idéologie, c'est bien la vérité » (p. 128) ou « tout cela est bel et bon, mais voici le hic : s'il n'y avait pas de vérité des choses » (p. 134). Veyne concédait pourtant que : « le scepticisme à vide ne se confond pas avec l'aveu qu'aucun programme ne s'impose » (p. 116). Il s'est laissé embarquer par l'épistémè foucaldienne.

Conclusion : Pédagogie et Vérification

Toute la question de la vérité peut se réduire à celle de la transmission des connaissances. Chacun possède naturellement les connaissances acquises par l'expérience personnelle et doit donc distinguer, parmi celles transmises par les autres, celles qui correspondent à des réalités par opposition à celles qui correspondent à des mensonges, des figures de style ou des fictions, dont les mythes. Veyne identifiait bien cette problématique :

« La modalité de croyance la plus répandue est celle où l'on croit sur la foi d'autrui ; je crois à l'existence de Tokyo, où je ne suis pas encore allé, parce que je ne vois pas quel intérêt auraient les géographes et les agences de voyages à me tromper. Cette modalité peut durer tant que le croyant fait confiance à des professionnels » (p. 40).

Veyne devrait donc analyser la question de l'aveuglement idéologique en restituant sa valeur à l'expérience personnelle, comme dans le témoignage dont il parle à propos de la pluralité des modalités de croyance (ici dans le cas de l'idéologie) :

« Wolfgang Leonard : [...] "j'avais assisté à l'arrestation de mes professeurs et de mes amis et, bien entendu, j'avais remarqué depuis longtemps que la réalité soviétique ne ressemblait pas du tout à la manière dont elle était représentée dans la Pravda. Mais, d'une certaine manière, je séparais ces choses, ainsi que mes expressions et expériences personnelles, de mes convictions politiques de principe. C'était un peu comme s'il y avait eu deux plans : celui des événements quotidiens ou de ma propre expérience (sur lequel il n'était pas rare que je fisse preuve d'esprit critique) et un autre plan, celui de la Ligne Générale du Parti, que je continuais, malgré un certain malaise, à tenir pour juste, au moins fondamentalement" » (note 5, p. 38).

Outre le fait que l'Académie d'Union soviétique n'avait pas forcément la mauvaise réputation qu'on imagine aujourd'hui (autre mythologie), le point important concerne la tendance académique à nier les opinions personnelles (tout en prétendant favoriser le sens critique et le « penser par soi-même »). J'ai étudié récemment la question du conformisme universitaire dans ma série « Crises de la connaissance sociologique » (suites prévues). Veyne montre qu'il est bien conscient du risque scolastique, quand il parle de « l'Université, avec son monopole de plus en plus exclusif sur l'activité intellectuelle » (p. 23), dont celui de l'autorité des historiens déjà mentionnée (p. 44).

On peut comprendre la difficulté en considérant que ce n'est pas parce qu'on n'a pas réussi à prouver que quelqu'un était coupable qu'il est réellement innocent, contrairement à la procédure judiciaire. C'est ce qui peut inciter parfois la police à créer de fausses preuves. Le délit existe ou pas. Il en est de même pour les phénomènes historiques. Les sortes de régime de vérité, dont parle Veyne, ne portent pas vraiment sur le contenu, mais plutôt sur le support :

« Qu'écrit Renan sur la formation du Pentateuque (Œuvres complètes, vol. VI, p. 520) : "La haute antiquité n'avait pas l'idée de l'authenticité du livre ; chacun voulait que son exemplaire fût complet et y faisait toutes les additions nécessaires pour le tenir au courant. À cette époque, on ne recopiait pas un texte : on le refaisait, en le combinant avec d'autres documents. Tout livre était composé avec une objectivité absolue, sans titre, sans nom d'auteur, incessamment transformé, recevant des additions sans fin." De nos jours, en Inde, on publie des éditions populaires d'Upanishads [vieilles] d'un ou deux millénaires, mais naïvement complétés, pour être vrais : on y voit mentionnée la découverte de l'électricité. Il ne s'agit pas d'un faux : quand on complète ou corrige un livre simplement vrai, tel que l'annuaire du téléphone, on ne commet pas de falsification. Autrement dit, ce qui est ici en jeu n'est pas la notion de vérité, mais la notion d'auteur. Cf. aussi H. Peter, Wahrheit » (p. 27).

Il faudrait plutôt distinguer les types de livres. Il peut d'ailleurs exister des erreurs dans les annuaires. Le sociologue Raymond Boudon [1934-2013], mon ancien professeur, disait que les livres de sciences humaines sont souvent des essais. Il faudrait considérer toute publication comme une proposition de débat. Ce que je suis d'ailleurs en train de faire ici. Le défaut actuel, sans doute issu de la tradition scolastique, est de considérer tout livre comme un texte sacré. Les professeurs qui les écrivent ont tendance à s'illusionner sur ce point.

On peut simplement penser que les mythes étaient des formes archaïques de transmission des connaissances, comme Veyne l'envisage : « peut-on sérieusement croire que les poètes ont forgé la mythologie pour le plaisir ? L'imagination pourrait-elle être futile ? C'est trop peu de dire, avec Platon, que les mythes peuvent être éducatifs, s'ils sont bien choisis » (p. 72). Avec la réserve que le procédé peut être biaisé par sa forme littéraire, selon le point de vue antique elle-même : « Qui a inventé cette masse de légendes invraisemblables et, pire encore, indécentes, où les enfants en nourrice puisent une fausse idée des dieux ? Qui a prêté aux dieux une conduite indigne de leur sainteté ? Eh bien, on ne le savait pas trop : on ignorait le nom de l'inventeur de la mythologie ; cependant, comme il fallait un coupable, on le trouva en Homère, Hésiode et autres poètes » (p. 71). C'est le romantisme allemand et Heidegger qui ont relancé la mode de l'autorité inspirée des poètes.

Il faudrait faire précéder la « loi des trois états » de Comte (connaissance théologique, métaphysique, positive) d'un état mythologique précoce (cf. Brassens, Le Grand Pan). La littérature est aussi en concurrence avec la sociologie (issue du comtisme), comme le rappelle Wolf Lepenies, dans Les Trois cultures : Entre science et littérature, l'avènement de la sociologie (1985). La particularité de la littérature étant de mélanger les registres et de faire persister les mythes (les films policiers abusent des références mythologiques des tueurs en série).

Ce dont parle Veyne concerne l'évolution des états de connaissances, qu'il appelle « programme de vérité » par allusion à la mode épistémologique de son époque. Il semble les placer tous sur le même plan. On a appelé cela « relativisme » (à tort) par la suite, évoquant le principe que « tout se vaut », généralement pour le contester en prétendant maintenir les hiérarchies culturelles. C'est souvent assez naïf. Cela peut correspondre à la question de dissertation : « Existe-t-il un progrès en art ? » avec des réponses bateau (surtout si on semble en conclure qu'il n'existe pas de progrès ailleurs). Les hésitations de Veyne peuvent se comprendre dans la mesure où les états de connaissances peuvent se trouver confondus à toutes les époques et chez tous les individus. C'était un reproche qu'on avait fait à la stricte successivité des trois états d'Auguste Comte.

Mais le côté factice et mondain du livre de Veyne apparaît au grand jour quand il conclut : « Le propos de ce livre était donc très simple. À la seule lecture du titre, quiconque à la moindre culture historique aura répondu d'avance : "Mais bien sûr qu'ils y croyaient à leurs mythes" » (p. 138). Ce n'est pas sérieux ! La solution de Veyne est surtout de dire qu'il n'y a pas de vérité. C'est le problème de l'usage littéraire ou philosophique des sciences.

Jacques Bolo

courrier Merci de signaler à l'auteur toute erreur que vous trouveriez sur cette page
courrier Recommander cette page à un ami
Voir aussi :
Soutenez
la revue Exergue
Tous les articles
Références
Critiques

IA
Méthodologie
Culture
Ecologie
Economie
Education
Ethnologie
Relativisme
Société
Europe
Turquie
Démocratie
Sciences
Histoire
Photos
Urbanisme
Sociologie
Reportages
Linguistique
Philosophie
Internet
Politique
Humour
Racismes
Femmes
Démographie
Conneries
Peurdesmots
Médias
Religion
Social
Sports
Carnet
Publicités Amazon/Google/Libraires
Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes
Comment on écrit l'histoire
Veyne, Mon musée imaginaire
Bolo, Nathalie Heinich et le militantisme woke
Gaston Lévy, Le Socialisme et Les Relations internationales
Robert de Jouvel, La République des camarades
Philosophie contre Intelligence artificielle
Bolo, La Pensée Finkielkraut
Jacques Bolo, Pour Brassens
Jacques Bolo, En finir avec la question de la laïcité
Jacques Bolo, Critique du livre d'Élie Guéraut, Le Déclin de la petite bourgeoisie culturelle
Accueil Ball © 2005- Exergue - Paris Ball Légal Ball Ball Partenaires Ball Contacts