EXERGUE
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Sociologie - Février 2024

Crises de la connaissance sociologique (2):
Élie Guéraut, Le Déclin de la petite bourgeoisie culturelle (2023)

Résumé

Enquête sur la trajectoire des membres du milieu culturel associatif d'une ville de province. Ce livre est une démonstration cruciale des carences actuelles de la sociologie, de sa formation et de ses modèles théoriques, initialement bourdieusiens ici, mais aussi contaminés par le populisme décliniste. La vraie question de méthodologie sociologique est de savoir ce qu'il aurait fallu dire.

Élie Guéraut, Le Déclin de la petite bourgeoisie culturelle, coll. « Microcosmes », éd. Raisons d'agir, Paris, 2023, 208 p.
 
TABLE
 

Introduction

L'interview d'Élie Guéraut dans Médiapart, pour son livre Le Déclin de la petite bourgeoisie culturelle, m'avait laissé un peu perplexe. J'ai donc acheté l'ouvrage pour vérifier. Il s'agit d'une enquête entre 2011 à 2018, sous forme d'observation participante, sur une ville de province du centre de la France, avec un suivi des campagnes municipales de 2014 et de 2020 (p. 19). La ville a été anonymisée en « Lergnes » et l'étude traite surtout de la trajectoire professionnelle de 15 personnes appartenant à ce que Guéraut appelle la petite bourgeoisie culturelle. Ils sont aussi interrogés sur la période des années 1970-1980 à nos jours. Le cadre politique local correspond surtout au changement de majorité de la ville qui passe à droite en 2014 après être restée à gauche une quarantaine d'années.

La justification de l'anonymisation concerne plutôt les personnes que la ville. Il est toujours utile de pouvoir vérifier les allégations, au moins pour ne pas donner à l'étude une validité générale à ce qui peut être une situation locale spécifique. J'ai d'ailleurs effectué quelques recherches à partir du contenu du livre et j'ai trouvé de quelle ville il s'agissait (confirmée par la confrontation d'une photo du livre à celles de Google Maps®).

En résumé, Guéraut considère que cette « petite bourgeoisie culturelle » est en déclin, comme ce genre de villes de province, surtout dans le cas de la génération devenue adulte après 2000, du fait d'un relatif désengagement culturel de l'État et spécifiquement (à Lergnes) de la perte de la mairie par les socialistes. Mais toutes les idées de son livre sont très discutables.

Catégories biaisées

Petite bourgeoisie

Comme le dit la postface de Nicolas Renahy, un des directeurs de la thèse dont le livre est tiré, ainsi que le journaliste de Médiapart, la notion de « petite bourgeoisie culturelle » n'est pas utilisée actuellement. Renahy précise qu'elle peut être considérée comme polémique ou injurieuse et qu'on parle plutôt actuellement de « classes moyennes » en sociologie. Il faudrait plutôt parler de réminiscences marxistes. Médiapart ou Renahy (p. 199) en rajoutent d'ailleurs dans une sorte de déploration du remplacement de la base ouvrière par cette petite bourgeoisie. Renahy abonde d'ailleurs dans la conformité prolétarienne en disant : « comment tourner autour de la question de la domination sans l'évoquer frontalement » (p. 200).

J'ai tendance à penser que l'erreur de la sociologie contemporaine consiste en général à ne pas réexaminer les catégories marxistes. C'est devenu une doxa. On peut bien dire que « petite bourgeoisie » signifie « classe moyenne », il en résulte dans le langage courant que « classe moyenne » signifie donc bien « petite bourgeoisie » ! Les équivalents qu'on utilise reviennent à masquer les sources, contrairement aux usages et aux exigences académiques.

La notion de classe moyenne est aussi discutable. Elle est utilisée aujourd'hui à la place de salaire moyen. Les vraies classes moyennes correspondaient traditionnellement aux catégories intermédiaires de cadres entre les élites et les classes populaires. Les classes populaires étant elles-mêmes divisées en inférieures et supérieures. La notion marxiste de petite bourgeoisie correspondait à l'idée que ces catégories intermédiaires prenaient le parti de la bourgeoise dans la lutte des classes (à quoi on pense quand Renahy parle d'« autour de la question de la domination »).

Actuellement, on parle donc de classe moyenne, à tort, pour parler des classes populaires supérieures (les employés qui ont un emploi stable ou mieux payé), mais souvent pour en souligner le marasme. J'indique souvent que ceux qui rencontrent des difficultés ne font donc pas partie des classes moyennes. Certains ont cru en faire partie, mais ils se faisaient des illusions. Dans mon article « Périurbain, populisme et 'classes moyennes' », j'ai indiqué qu'une des causes de cette illusion consistait dans l'endettement résidentiel, surtout dans les pavillons périurbains, dont les remboursements réduisaient le niveau de vie. Pourtant, ils constituent une épargne en termes comptables. L'appauvrissement est donc relatif et souvent lié au fait d'avoir vu trop grand ou de ne pas avoir prévu les coûts afférents à la propriété. C'est bien une conséquence pernicieuse de la pavillonisation. Une appréciation biaisée en résulte chez les personnes concernées et les médias. Les économistes et sociologues devraient corriger cette idée fausse au lieu de la propager.

L'erreur médiatique ou académique concerne en outre le fait de parler de classe moyenne à propos de salaires moyens, alors que la réalité à étudier concerne les foyers fiscaux. En fait, on pourrait plutôt résumer la catégorie « classe populaire inférieure » au fait d'avoir un seul salaire pour un couple et celle de « classe populaire supérieure » au fait d'avoir deux salaires (qui permettent ainsi l'accès à la propriété). Par contre, les véritables classes moyennes actuelles correspondent plutôt à des actifs très bien payés ou aux couples d'actifs dont chaque salaire est un peu supérieur à la moyenne. Ce qui doit correspondre à quatre ou cinq fois le salaire minimum.

« Petite bourgeoisie culturelle »

La vraie question est plutôt de savoir à quoi correspond cette petite bourgeoisie culturelle. Cela concerne surtout, dans l'enquête, la trajectoire d'un petit nombre de personnes, « des artistes, des enseignants, des animateurs socioculturels, des journalistes » (Guéraut dans Médiapart), ce qui limite l'idée de classe (marxiste) à la « catégorie socioprofessionnelle » sociologique (CSP). Le livre traite de ceux qui ont plus ou moins réussi à devenir des professionnels de la culture au sens large. En creux, il pourrait aussi s'agir du public qui consomme la culture locale, mais la forme biographique de l'enquête masque un peu cette dimension. Il en est seulement question en référence à Bourdieu : « comment définir, aujourd'hui, cette petite bourgeoisie culturelle ? […] par la cohérence des styles de vie grâce à laquelle Pierre Bourdieu et son équipe définissaient la petite bourgeoisie et ses différentes variantes dans les années 1970 » (p. 16). Remarquons que la notion de « style de vie » est surtout fameuse par son utilisation par Bernard Cathelat (sociologue des styles de consommateurs, travaillant pour Havas). Bourdieu avait jadis piqué une crise d'hystérie à son évocation en tant que sociologue au cours d'une émission « Le Panorama » de France Culture.

En fait, Guéraut parle plutôt des bobos (p. 18), comme dans l'interview de Médiapart : « un style de vie, parfois caricaturé comme 'bobo', une catégorie pour le coup problématique », mais c'est plutôt la critique des bobos qui est problématique. Ils sont simplement la conséquence des progrès culturels dus à la scolarisation plus poussée. J'en rappelle le plus souvent possible les statistiques, mentionnées dans mon article « Génération X contre Baby-boomers » pour bien « les enfoncer dans le crâne » des lecteurs, comme disaient les enseignants à mon époque :

Nombre d'élèves et de professeurs en France (1900-2000)
Étudiants 1900 1930 1950 1960 1970 1980 1990 2000
Universitaires 30.000 100.000 200.000 310.000 850.000 1.175.000 1.700.000 2.160.000
Secondaire 102.000 500.000 1.100.000 2.628.000 4.654.000 5.500.000 5.858.000 5.394.000
Primaire 6.161.000 5.100.000 5.200.000 7.270.000 7.360.000 7.124.000 6.705.000 6.281.000
Total Élèves 6.293.000 5.700.000 6.500.000 10.208.000 12.864.000 13.799.000 14.263.000 13.835.000
Profs Universitaire 2.000 3.000 6.000 11.000 35.000 40.000 50.000 84.000
Profs Secondaire 13.000 25.000 65.000 120.000 210.000 368.000 417.000 484.000
Profs Primaire 157.000 168.000 188.000 241.000 298.000 332.000 340.000 373.000
Total Professeurs 172.000 196.000 259.000 372.000 543.000 740.000 807.000 941.000
Source : Ministère de l'Éducation nationale (France 2001)

Au XXe siècle, la généralisation de la scolarisation secondaire est ce qui caractérise les pays développés (le tableau montre que la scolarisation primaire était réalisée en 1900). Il y avait 1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936, 15 % en 1970, 70 % en 2000. Le bac était un indice de l'idéal de culture générale. Objectivement, c'est d'ailleurs toujours le cas puisque l'université correspond à des spécialités. Le problème épistémique actuel serait plutôt de considérer qu'il faut un doctorat quelconque pour pouvoir se permettre de parler de tout ensuite. Ce qui correspond bien à une pratique d'autodidacte dans les autres domaines. Le point important ici est d'être conscient que cette sorte d'omniscience était la situation des bacheliers auparavant parce qu'ils jouaient le rôle de référence pour ceux, très nombreux, qui ne l'étaient pas. Mais la pratique réelle alternait entre pédantisme et blagues pour initiés (voir « Astérix le Gallo… Romain »). D'où l'idée bourdieusienne de la culture comme distinction.

Parler de petite bourgeoisie culturelle revient à contester le résultat de cette scolarisation et de diffusion de la culture, qui aurait trop bien réussi (bien que cela n'empêche pas les jérémiades inverses sur la baisse de niveau). L'erreur était en germe à l'époque de l'éducation populaire. Certains semblaient croire que la structure sociale ne serait pas modifiée et que les ouvriers cultivés resteraient ouvriers sous la houlette bienveillante du Parti communiste. La « petite bourgeoisie culturelle » correspond simplement à plus de qualifications professionnelles d'un niveau du secondaire. Le défaut de l'ancienne idéologie communiste est d'avoir souhaité l'élévation du niveau culturel par la scolarisation de masse et de ne pas entériner le fait que le résultat est une population plus cultivée et des professions qui correspondent à ce niveau culturel.

Cette contextualisation historique permet de décoder un élément du jargon bourdieusien. Guéraut mentionne le cas de Pascal, qui devient employé aux impôts et « maintient pourtant ses liens avec la nébuleuse culturelle lergnoise […], moins sur le terrain de la diffusion et de la création de biens symboliques qu'il se positionne sur celui des sociabilités qui gravitent autour » (p. 36). Les biens culturels sont produits et diffusés, mais ils sont aussi consommés par des amateurs cultivés. C'est bien le but initial de la promotion culturelle. Mais surtout, les biens culturels ne sont pas « symboliques » [hiérarchisants], ils sont juste culturels (matériels ou immatériels). Le problème semble être issu des anciennes catégories marxistes concernant les ouvriers en tant qu'ils produisent des objets matériels, alors que les « intellectuels » ne mettaient pas les mains dans le cambouis. Remarquons contradictoirement à cette thèse que les artistes sont souvent des travailleurs « manuels » dans leur pratique (arts plastiques, musique, métiers d'arts…). La sociologie classique subissait cette sorte de préjugé : dans les statistiques, les artistes sont classés dans la même catégorie que la police et le clergé. Il faudrait avoir un minimum de sens critique à cet égard.

L'idée de « petite bourgeoisie culturelle » signifie donc simplement que la culture est une chose « bourgeoise » selon des critères marxistes rétro. Les sociologues qui ne remettent pas les pendules à l'heure commettent une faute professionnelle. Ces travaux académiques sont simplement des illustrations scolastiques de catégories périmées.

Déclin

De même, l'idée du déclin de la petite bourgeoisie culturelle et plus généralement de certaines villes de province me paraît biaisée. Ce qui est notoirement en déclin dans beaucoup de villes de province est seulement le centre-ville du fait de la pavillonisation et des zones commerciales (hypermarchés) ou industrielles en périphérie. Guéraut évoque la population de Lergnes, passée de 70 000 en 1975 à 57 000 en 2017 (p. 19), soit 19 % de baisse. Le déclin démographique est un argument périmé qui traîne dans la littérature sociologique. Longtemps, la croissance économique était considérée comme dépendante de celle de la population. D'ailleurs, dans l'article de Médiapart, Guéraut lui-même corrige en disant : « Lergnes est une ville moyenne intégrée à une aire urbaine de 100 000 habitants… » On a dû lui faire remarquer, après publication de son livre, que la population du centre s'est déportée dans les zones pavillonnaires des communes limitrophes. Le jury de thèse aurait dû le noter pour permettre de modifier cette erreur avant impression. J'ai vérifié sur les statistiques communales que la population était bien de 100 000 habitants dans un rayon d'une douzaine de kilomètres seulement. On sait que la tendance actuelle des ménages consiste à s'installer bien plus loin encore. Ce qui a donné la mobilisation et « la grande illusion des gilets jaunes » contre l'augmentation des frais d'essence en 2019. Le déclin du pouvoir d'achat correspond simplement à l'augmentation du poste transport dans le budget des familles.

Le livre parle quasi exclusivement des professionnels de la culture et concerne l'« ascension et fragilisation d'un groupe social attaché à la main gauche de l'État » (p. 12) du fait de la dépendance des associations aux subventions municipales. Guéraut décrit bien le contexte des « emplois parapublics nombreux, mais précaires » (p. 13) dans ce secteur et plus précisément la croissance, puis la diminution des subventions ou leur retrait à certaines associations, spécialement à la suite du changement de majorité municipale à Lergnes (p. 135).

La notion de « main gauche de l'État » semble considérer un peu tout le long du livre que le « socialisme municipal » correspond à une obligation de financement de la culture et même à une garantie de l'emploi associatif. Il faut constater qu'il s'agit du résultat de la décentralisation, puis, comme Guéraut l'indique bien, de la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) qui réduit les ressources de la politique culturelle et de la politique de la ville, « deux catégories d'intervention publiques sur lesquelles s'est construite l'ascension de la petite bourgeoisie culturelle » (p. 117). Ce qu'il faudrait discuter est l'inconvénient de la décentralisation qui revient à donner tout le pouvoir aux maires, dont la compétence et l'intérêt culturel sont plus aléatoires qu'un ministère de la Culture, ce qui impacte la continuité des politiques culturelles locales. Remplacer un ministre par 35 000 potentats locaux n'est pas forcément constructif.

Concrètement, les initiatives associatives locales ont un fonctionnement fluctuant qui dépend des bonnes volontés des adhérents. Ce dont parle le livre est surtout la tendance à la professionnalisation d'associations dont les emplois dépendent de subventions. C'est ce système qui doit être analysé comme tel. Le vrai principe des entreprises culturelles devrait plutôt être l'autonomie financière. Il n'est pas normal que les maires ou l'État décident de ce qui est ou n'est pas de l'art ou de la culture.

Concernant spécifiquement la culture, il faut aussi tenir compte du fait que le secteur relève bien d'une consommation aléatoire et d'un marché de l'art erratique (ou spéculatif). La politisation municipale a ajouté un facteur de précarité supplémentaire. Tout le livre de Guéraut se fonde en creux sur le modèle public antérieur des maisons de la culture, contre la sorte de privatisation associative qui dépend du bon vouloir des élus. Il ne s'agit pas de fragilisation libérale du secteur public après 2007 (p. 17). Plutôt que de « crise du socialisme municipal » (p. 195), on peut plutôt parler de conséquence du clientélisme, terme que concède Guéraut sur Médiapart.

Malgré la dépendance exclusive envers ces vicissitudes de la vie politique, Guéraut oppose tout au long de son livre la laborieuse stabilisation de la génération née dans les années 1960-70 à la « fragilisation du groupe dans la période contemporaine » (p. 23) de celle des années 1980-1990. En disant : « le taux de non titulaires oscille entre 50 % et 60 % pour la génération née dans les années 1980, tandis qu'il avoisine les 10 % pour celle née dans les années 1960 » (p. 109), Guéraut cède à la doxa actuelle des récriminations de la « génération X (Y ou Z) contre les boomers : j'ai déjà eu l'occasion de dire que c'était « un raccourci journalistique facile qui reprend surtout la critique contre Mai 68 sans trop réfléchir à la simple réalité. […] La critique, selon laquelle [les boomers qui avaient 20 ans en 1968] auraient accumulé un capital ou trusteraient les postes à responsabilités, est simplement une banalité. À 65 ans, ils ne vont pas être encore stagiaires. » En ce qui concerne l'enquête de Guéraut entre 2011 à 2018, à son terme, les personnes concernées ont donc entre 28 et 38 ans pour la génération 1980-1990 et entre 48 et 58 ans pour celle de 1960-1970. Notons aussi que promouvoir la lutte des âges pour remplacer la lutte des classes n'est pas aussi orthodoxe qu'on semble le prétendre.

Cela concerne bien aussi la question scolaire. Guéraut évoque « les membres de la génération née dans les années 1980 et 1990, qui ne parviennent pas à tirer des capitaux rapportés de l'émigration étudiante ou des engagements militants » (p. 194). Dans sa postface, Renahy a lui-même tendance à faire chorus en parlant de « monnaie de singe [de l']inflation des diplômes » (p. 204) pour la seconde génération. En fait, il faudrait plutôt y voir la conséquence de l'idéologie de scolarisation précédente : quand tout le monde fait des études, par définition, elles ne procurent plus le privilège de l'époque où il n'y avait que 4 à 15 % de bacheliers entre les années 1930 et 1970. J'ai signalé que les boomers n'en avaient pas vraiment profité, comme Guéraut devrait aussi l'admettre avec les difficultés qu'il note pour les premières générations. Mais on doit signaler aussi que l'inflation des diplômes profite surtout aux universitaires. Outre l'augmentation de leur nombre au cours du XXe siècle visible dans le tableau précédent, leur recrutement dépend directement du nombre d'étudiants, sans réel souci des débouchés de la part de l'université publique.

Le cadre chronologique qui justifie l'idée de déclin de la petite bourgeoisie culturelle associative soumise aux subventions et qui frappe spécialement les dernières générations dépend quand même, ici, essentiellement de la victoire de la liste sans étiquette associée à la droite. Il aurait fallu comparer à un groupe témoin d'une ville qui a conservé ou conquis une majorité de gauche, voire d'autres villes nouvellement ou anciennement de droite. D'autant qu'en ce qui concerne Lergnes, le nouveau maire est lui-même un ancien socialiste qui avait été déçu de ne pas avoir été choisi pour remplacer l'ancien maire démissionnaire, le parti ayant préféré un jeune adjoint parachuté plutôt que cet enfant du pays (pp. 132-133).

À l'arrivée au pouvoir de la nouvelle équipe municipale, « l'ancienne direction des affaires culturelles […] est remplacée par celle des 'projets associatifs et événementiels'. […] à la tête de ce nouveau service […] un homme connu pour son investissement dans un club sportif et par son passé de sportif professionnel, qui n'entretient aucune relation d'affinité avec la petite bourgeoisie culturelle » (pp. 133-134). On conçoit que ce soit mal vécu, mais cela pourrait aussi être interprété comme une rétorsion ou un système des dépouilles (spoils system) local. L'épisode précis de l'« arrêté municipal stipulant la fermeture immédiate du local » (p. 127) de la petite bourgeoisie culturelle concerne un problème de normes d'« établissements recevant du public » : pas de sortie de secours. La véritable question est plutôt de savoir pourquoi la précédente municipalité avait laissé faire. Comme le nouveau maire en faisait partie, on peut d'ailleurs supposer qu'il était au courant. Des membres de sa nouvelle équipe auraient pu lui reprocher de ne rien faire et il a aussi pu vouloir leur donner des gages.

Guéraut signale aussi que la première génération des branchés culture avait eu des velléités politiques en présentant une liste « pour les jeunes » aux élections de 1983 (pp. 28, 38), et qu'elle avait eu des élus, la fois suivante en 1988, qui s'étaient associés au PS (p. 53). Il avait aussi décrit à cette occasion les tensions que provoque la concurrence envers les partis politiques traditionnels.

Les conséquences politiques concernent surtout le système électoral municipal français. Il donne d'office la moitié des conseillers à la liste arrivée en tête, l'autre moitié est partagée en proportion des suffrages entre toutes les listes ayant plus de 5 % des voix. Une liste arrivée en tête avec 50 % plus une voix a donc 75 % des conseillers, la seconde avec 50 % moins une voix seulement 25 % ; si trois listes étaient présentes avec 35/33/32 %, elles obtiennent 67/17/16 % de conseillers. Cela vise à constituer des majorités, mais cela nuit à la continuité et à la représentativité politique locale. L'hégémonie totale est l'idéal de tous les politiciens. Le favoritisme et le clientélisme partisan qui en découle provoquent forcément des pertes de marchés publics et des réorientations des services municipaux. Elles visent ici le secteur culturel.

Peut-on pour autant parler de déclin ? L'enquêté François démissionne du journalisme municipal suite à la perte de l'élection de 2014 (p. 29). Guéraut avait signalé aussi que « Gérard disparaît en 1995, à la fois du champ politique, mais aussi de la petite bourgeoisie culturelle » (p. 58). Cette forme de précarité professionnelle est propre à la politique où il faut s'adapter pour durer (avaler des couleuvres ou changer de camp).

Il me semble que l'idée de « déclin urbain qui affecte Lergnes au même titre que près de la moitié des villes moyennes françaises » (p. 193) correspond à la doxa décliniste sur le mode de La France périphérique de Guilluy. L'élection du nouveau maire en 2014 s'est au contraire appuyée sur l'idée dans l'air du temps de relance économique. Cette arrivée au pouvoir est interprétée par Guéraut comme la revanche de la bourgeoisie économique sur la petite bourgeoisie supposée culturelle. Mais les statistiques que donne pourtant Guéraut ne corroborent pas cette idée de déclin. Entre 1990 et 2018, le nombre de professions intellectuelles a augmenté, les ouvriers ont diminué et les chômeurs augmenté (p. 170). Concernant le déclin du centre-ville, la petite bourgeoisie culturelle incrimine les élus (p. 169). Ce n'est pas faux comme conséquence des zones industrielles et hypermarchés de la périphérie, mais il faudrait aussi discuter le conservatisme de l'urbanisme des centres qui en est la cause. J'en ai parlé à propos de Nîmes, outre les restrictions des contraintes archéologiques locales.

« Culture légitime »

Dans son livre, Guéraut adopte un peu trop docilement l'idée bourdieusienne de culture légitime. On devrait enseigner aux jeunes sociologues que la notion de « culture légitime » appartient surtout à l'époque de Bourdieu. Évidemment, on peut la comprendre comme un concept intemporel en lui cherchant une cohérence. C'est un biais exégétique fréquent de toute lecture des textes anciens. En son temps, l'idée de « culture légitime » correspondait plutôt à un certain académisme. Elle pouvait distinguer la musique classique de la musique populaire et on considérait alors que le cinéma était moins légitime que le théâtre. Ce n'est plus le cas. À l'époque, on pouvait opposer Bach (légitime) à Mozart ou Vivaldi (populaires). On pourrait dire aujourd'hui que Mozart a été réhabilité par le seul film de Milos Forman, Amadeus (1984). Il est vrai que le Requiem est sans doute mieux coté.

Chez Bourdieu, l'idée de légitimité s'oppose aussi à l'aspect simplement scolaire et concerne un certain élitisme. La vraie définition de légitime pourrait être snob, mais le choix de Bourdieu lui donne quand même une certaine légitimité contradictoire. C'est souvent le cas de la terminologie bourdieusienne. Il invente une acception nouvelle au lieu d'utiliser les mots que tout le monde connaît (« le mot juste »). À son époque, la sociologie de Bourdieu elle-même voulait aussi être plus « légitime » face à la philosophie, simplement parce qu'il avait reçu une formation philosophique comme tous les sociologues de son époque. Il semblait toujours vouloir compenser une sorte de déclassement.

Guéraut reprend donc la notion de « culture légitime » sans distance et avec les contradictions qui en découlent. Même, pour la « petite bourgeoisie culturelle » qu'il traite, il parle de « bonne volonté culturelle […] à adhérer à une légitimité culturelle qu'ils ne maîtrisent qu'imparfaitement » (pp. 14-15). Il considère que la petite bourgeoisie culturelle à la « particularité d'être tourné vers des formes de culture en 'voie de consécration' […]. Bourdieu cite notamment la bande dessinée, le cinéma, le jazz, le rock » (p. 15). Et la réalité culturelle concernée par le livre correspond surtout au reproche récurrent que :

« Plutôt qu'essayer d'apporter 'la culture' au plus grand nombre, ces politiques [de Jack Lang] font le choix de promouvoir des biens culturels appartenant à des genres jugés mineurs ou en voie de consécration, le rock, les courts-métrages, le spectacle vivant, le jazz, la bande dessinée, la mode, la gastronomie, ainsi que les cultures dites 'régionales' ou 'communautaires' » (pp. 15-16).

Effectivement, dans la période précédente, la mission de l'État consistait à apporter la culture au peuple, en particulier dans les Maisons de la culture ou avec le théâtre populaire (plutôt que le cinéma donc). Ce qui a finalement bien marché est plutôt le cinéma d'art et d'essais avant la vague mainstream des années 1980. Mais dans les années 1970, les biens culturels cités par Guéraut étaient déjà largement consacrés. Le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême a été créé en 1974. En lisant Guéraut, on pense à l'exemple d'une personne âgée qui avait voulu passer le bac, dans les années 1980 me semble-t-il, mais qui avait étudié sur les livres de son enfance avec la géographie de l'époque coloniale. Les examinateurs avaient été indulgents. Il faudrait contextualiser les concepts bourdieusiens.

Concrètement, Guéraut cède plutôt ici à l'air du temps. On dirait qu'il reprend implicitement la critique contre cette légitimation des arts jugés mineurs ou celle du communautarisme, par opposition à un universalisme scolaire (qui date aussi de l'époque coloniale). C'est dans l'air du temps rétrograde. Historiquement, c'est plutôt la régionalisation qui favorise des pratiques culturelles locales traditionnelles et c'est la présence d'immigrés cultivés qui étend cette reconnaissance aux cultures du Monde, populaires ou savantes. Le jazz est légitime depuis les années 1950 (voire avant). La dernière mode branchée actuelle intègre le pansori coréen.

D'ailleurs, cette conception paradoxale de la légitimité bourdieusienne se manifeste quand Guéraut s'étonne de la « véritable érudition de l'histoire du rock [de François] Cette disposition savante avec laquelle il s'approprie ces biens symboliques des marges inférieures de la légitimité culturelle est typique en cela qu'elle n'est pas reniée ou dissimulée, mais clairement affichée » (pp. 45-46). La condescendance bourdieusienne veut ignorer que connaître l'histoire d'un domaine culturel est une compétence fréquente des lecteurs de revues spécialisées (que François montre à Guéraut). Est-ce un effet de génération actuelle de sembler croire qu'il faut un diplôme universitaire pour oser montrer ses connaissances sur un domaine quelconque ou qu'un diplôme récent supplante les connaissances d'un amateur plus âgé ? En l'occurrence, la possession de diplôme n'était pas la norme pour les critiques dans les années 1960-1970 où il n'y avait que 15 % de bacheliers et donc infiniment moins d'étudiants (avec le peu de bacheliers d'avant-guerre). Guéraut est d'ailleurs démenti par la reconnaissance culturelle et professionnelle effective : François avait été journaliste radio, directeur d'antenne, journaliste papier, mais fils d'agriculteur, il avait commencé comme technicien (p. 36). Cette promotion correspond simplement à ce qui se passe dans l'entreprise privée. Le problème est sans doute le mécanisme de recrutement du secteur public fondé sur le diplôme qui a été intégré comme norme par ce qu'on pourrait appeler la « petite bourgeoisie académique ou administrative », qui tente d'imposer ses critères.

La persistance du cadre bourdieusien est d'abord datée, mais aussi biaisée. La réalité est qu'à l'époque de Bourdieu, la bande dessinée, le cinéma, le jazz, le rock n'étaient pas considérés comme légitimes, mais c'était exclusivement vrai à l'école. Cela correspondait à l'académisme dans le domaine de l'art et surtout de son enseignement. On peut penser que la notion bourdieusienne était aussi un moyen codé de parler d'art bourgeois pour le marxisme universitaire en mal de légitimité à l'époque. Du point de vue artistique, ce qui est légitime chez Bourdieu est plutôt ce qui est snob, guindé, voire ringard, mais son critère artistique réel est plutôt l'élitisme, qui concerne les compétences culturelles spécialisées. Avec le terme légitime, Bourdieu amalgame les notions d'académisme, de ringard et d'élitisme, qui sont incompatibles.

Il faudrait aussi partir de l'observation que la culture n'est jamais stable. L'ambiance révolutionnaire d'alors utilisait beaucoup l'idée d'avant-garde, commune à l'art et à la politique. Mais le vrai critère qui fait le succès de la culture est l'adhésion du public cultivé. Il existe juste différents publics. La seule norme artistique concerne la reconnaissance de l'artiste dans sa spécialité particulière par le public et la critique. Cet emploi inutile du terme légitime dit simplement qu'il existait une hiérarchie dans les domaines artistiques en général et qu'on disqualifie académiquement certaines formes jugées populaires. La hiérarchie des genres dans la peinture classique est une notion périmée. La véritable hiérarchie est celle des goûts personnels qui peuvent concerner plusieurs registres. C'est l'école qui veut maintenir une hiérarchie dont tout le monde se moque.

Un épisode intéressant du livre de Guéraut est la tentative de Sylvain, un de ses enquêtés, d'organiser un événement culturel mondain dans le cadre de l'association JCE (Jeune Chambre Économique). Sylvain appartient lui-même plutôt à la « petite bourgeoisie économique » locale. Les faveurs accordées à son association par la nouvelle municipalité de Lergnes, sont interprétées par Guéraut comme la « victoire de la bourgeoisie économique [qui] remet en cause la politique culturelle » (p. 117) de l'ancienne municipalité. Et plus généralement, l'idée titre de « déclin de la petite bourgeoisie culturelle » et son chapitre « Une légitimité contestée » (p. 147), concerne surtout la perte de légitimité municipale que constituent les diminutions ou suppressions de subventions aux associations en question.

Plus loin, Guéraut reprend plus textuellement l'idée bourdieusienne de légitimité : « les aspirations sociales des membres de la JCE [Jeune Chambre Économique] ne sont ainsi pas seulement fondées sur un désir de capital économique, mais également sur la volonté de maîtriser les marqueurs culturels d'une réussite sociale […] en investissant les formes de culture perçues comme plus conservatrices […], opéra plutôt que les concerts rock, chaussures en cuir plutôt que les baskets, les vestes de costume plutôt que les pulls, le champagne ou le vin plutôt que la bière » (p. 152). D'où l'idée que « légitime » signifie bien « bourgeois » ou ringard par opposition aux avant-gardes culturelles. Mais c'est quand même un peu daté. À l'époque de Bourdieu, on reconnaissait les catégories socioprofessionnelles à leur apparence et leurs rituels. C'est plus diversifié aujourd'hui. Nicolas Renahy, dans la postface, appuie pourtant ce schéma en disant que la « culture […est] utilisée désormais comme instrument de valorisation du capital économique et non comme bien symbolique autonome ou un vecteur d'émancipation » (p. 204). Il pourrait plutôt s'agir ici d'opposer une culture patrimoniale aux formes avant-gardistes.

L'orthodoxie bourdieusienne fait dire à Guéraut que « si la petite bourgeoisie culturelle exerce effectivement une autorité culturelle sur les classes populaires, elle reste subordonnée à une bourgeoisie plus anciennement établie (essentiellement composée de professions libérales et de chefs d'entreprise) garante du canon de la culture légitime » (p. 21). C'était la situation de l'époque de Bourdieu ou de la diffusion de la culture au peuple. On peut admettre que cela posait la question de la « légitimité » (dans un autre sens) de ce qu'on transmettait. Mais cette subordination n'existe pas aujourd'hui. D'ailleurs, « quelques galeries privées lergnoises qui perçoivent le projet de Sylvain comme une concurrence déloyale » (p. 158) refusent de participer à l'événement de la JCE, tout comme les associations de ladite petite bourgeoisie culturelle.

Il faudrait aussi admettre que la culture a toujours eu un côté décoratif, qu'il s'agisse des détenteurs du capital économique ou du capital culturel bourdieusien. Ils constituaient conjointement le groupe des notables à l'époque où la scolarisation secondaire et supérieure était limitée. L'idée d'une sorte d'élite « ouvrière » parallèle n'a duré que le temps de généraliser la scolarisation dont on semble donc déplorer les effets d'embourgeoisement. On pourrait aussi nuancer sarcastiquement l'hypothèse de Renahy en disant que certains revendiquent une légitimité culturelle à partir de leur promotion économique tandis que d'autres revendiquent une légitimité économique (des augmentations) à partir de leur promotion culturelle.

Origines

Cette idée de légitimité renvoie surtout à ce que je considère comme le biais fondamental de la sociologie de Bourdieu de sembler considérer que la culture en elle-même repose sur la reproduction sociale. Cela revient à la définir comme essentiellement « bourgeoise » dans les termes de l'époque. Finkielkraut lui avait reproché cette interprétation limitative au nom d'une forme d'émancipation ou d'élévation spirituelle par l'art. Dans mon livre La Pensée Finkielkraut…, j'avais indiqué que cet auteur semblait inversement corroborer l'interprétation bourdieusienne en revendiquant le caractère héréditaire de la culture. Quels acquis culturels familiaux d'ailleurs ? Dans Les Mots, le petit Sartre dit qu'il faisait semblant de lire. Tous les fils de ceux qui possèdent un capital culturel (une bibliothèque fournie à la maison), ne lisent pas forcément, ni ne deviennent pas tous Sartre.

Cette sorte d'innéisme social bourdieusien est constamment réaffirmée par Guéraut dans la « méconnaissance d'un ordre culturel légitime dont [Sabrina] s'imprègne néanmoins peu à peu » (p. 96). Rappelons que la légitimité est problématique entre académisme, ringardise, snobisme et avant-garde. Qu'est-ce qui est « légitime » dans la culture dont on s'imprègne au cours de l'enfance par rapport au jugement personnel qu'on acquiert peu à peu de façon plus consciente que Bourdieu le prétend. La mode était un peu trop à l'inconscient freudien à son époque. D'ailleurs, « le sentiment d'illégitimité persistant [de Sabrina est] redoublé par un manque de ressources économiques » (p. 96). Les ressources économiques permettent d'attendre et de trouver sa voie avec des capacités d'établir des relations sociales : matériel professionnel, appartement, vêtements, vacances, voyages, voiture… La culture a un coût.

Guéraut a ainsi tendance à situer les personnes dont il parle dans son enquête uniquement en fonction de leur origine. C'est très discutable en matière de culture, puisqu'il note justement des distorsions (on parle actuellement de « transclasses »), mais elles servent à renforcer ses analyses au lieu de les réviser. Le thème des origines est omniprésent. Par exemple, on peut s'interroger quand Guéraut parle d'« origine modeste et rurale » (p. 28). Tout le monde a plus ou moins une origine rurale en province et la « modestie » rurale est notoirement relative, comme Fernand Raynaud la moquait jadis dans son sketch « Ça eût payé » sur un pauvre paysan.

Sociologiquement, l'ancien critère hiérarchique des bourgeoisies rurales était d'ailleurs celui d'envoyer ses enfants au lycée de la ville (quand la scolarité obligatoire s'arrêtait à 14 ans, puis 16 en 1959). Si l'enfant était au lycée, la famille n'était pas « modeste », mais même pour les moins riches, un bon élève pouvait être poussé à continuer ses études par les enseignants, souvent pour devenir fonctionnaire ou instituteur, puis professeur un peu plus tard. On peut en voir une illustration fictionnelle dans L'Amie prodigieuse. Avec la généralisation scolaire et la pavillonisation, cet indice de localité est moins pertinent puisque les familles avec enfants s'éloignent du centre-ville. Guéraut note plus pertinemment une différence entre le lycée général et le lycée technique.

Guéraut en rajoute un peu dans le déterminisme social misérabiliste, qu'il s'agisse d'Alice, « familiarisée avec la culture légitime au lycée, puis dans une école des Beaux-arts » (p. 84) ou d'« Antony [qui] suit une voie atypique compte tenu de son milieu d'origine : une filière générale, suivie d'un cursus universitaire en histoire de l'art », après avoir été « scolarisé dans un collège d'une commune limitrophe » (p. 85). Il faudrait admettre qu'il existe des trajectoires individuelles, spécialement dans les disciplines artistiques, outre la norme scolaire déjà ancienne sur le mode « passe ton bac d'abord », suivie depuis quelque temps déjà par la généralisation de la poursuite dans le supérieur (Alice et Antony sont nés en 1983 et 1984).

Sur Alice et Antony, Guéraut considère qu'« il est toutefois possible de les associer à l'influence jugée déterminante de certains enseignants. Mais c'est tout autant la fréquentation de jeunes aux origines plus favorisées […] qui facilite la familiarisation avec les registres les plus avant-gardistes de la culture légitime » (p. 85). Pour Philippe, né en 1963, organisateur du festival du court-métrage, militant et détenteur de mandats politiques : « son initiation à la culture underground anglo-saxonne tient pour beaucoup à l'influence du frère aîné, étudiant aux Beaux-Arts à Paris dans les années 1970, alors que Philippe est collégien puis lycéen. […] Ce grand frère […] va encourager Philippe, alors collégien, à fréquenter la Maison de la culture, où il tourne des films expérimentaux pour les besoins de sa formation » (pp. 32-33). Cette conception ne semble admettre aucune autonomie personnelle. Tout n'est pas qu'influences sociales. Au contraire, les influences elles-mêmes sont toujours aussi le résultat de choix du sujet lui-même. Ici encore, il faut rappeler que la psychologie scientifique universitaire, à l'époque de Bourdieu, était dominée par le concept pavlovien de conditionnement. Elle s'opposait à la psychologie du sujet de la philosophie (sartrienne en particulier).

Le cadre bourdieusien de cette familiarité familiale apparaît aussi quand Guéraut parle, à propos d'Antony de « son déficit de 'culture libre', pourtant loin d'être négligeable à son entrée à l'université, est peu à peu réduit à mesure qu'il fréquente les musées, les galeries et les vernissages. […Finalement], il obtient un poste à responsabilité dans une des grandes institutions publiques d'art contemporain en France » (p. 93). C'est bien ainsi qu'on se constitue une culture personnelle et non seulement grâce à un héritage informel ou implicite qui exclut toute stratégie consciente. Guéraut admet bien pourtant que « l'histoire d'Alice illustre la façon dont ces jeunes font usage des liens sociaux entretenus lors des études supérieures » (p. 98). Comment pourrait-on ne pas acquérir des liens sociaux au cours de sa formation ?

Les acteurs sont aussi conscients. Guéraut rapporte l'investissement de Sylvain dans l'association JCE pour élargir ses relations et prendre confiance (p. 156). L'auteur nous dit que Sylvain a une origine modeste ainsi que les autres membres des JCE (p. 153). En fait, ce serait plutôt eux la « petite bourgeoisie culturelle ». Mais c'est pour les autres que Guéraut dit : « c'est le mode de reproduction de la petite bourgeoisie culturelle qui se trouve engagé ici. Dans les années 2010, le renouvellement du groupe est en effet essentiellement populaire, contrairement aux années 1980 » (p. 143). Le phénomène est forcément lié à la généralisation de la scolarisation. Il est aussi possible que les élites abandonnent actuellement le secteur culturel parce qu'il est moins coté qu'avant. C'étaient les études littéraires qui servaient de critère légitime/bourgeois à Bourdieu. Aujourd'hui, les écoles de commerce ont plus de prestige et sont exclusives du fait de leur coût (si on parle de Distinction).

Comme son livre concerne aussi la participation politique, Guéraut note que « ces pionniers pâtissent d'une certaine méconnaissance des règles de ce champ [politique]. Tous deux issus de la bourgeoisie économique locale […] aucun d'eux n'a bénéficié d'une socialisation politique ou militante dans la sphère familiale » (p. 59). La question, quand on parle d'origine, est plutôt le favoritisme. Bourdieu opère notoirement des surcodages dans son jargon, alors que tous les acteurs sociaux des milieux populaires, à son époque, parlaient naturellement de piston. On parle aujourd'hui de « carnet d'adresses » et Guéraut parle ici de « [bénéficier] d'une socialisation politique ou militante dans la sphère familiale » (p. 59). La réalité spécifique est simplement ici une liste jeune opposée aux listes de gauche traditionnelle en 1983. Mais c'est aussi par l'origine qu'il identifie « le nouveau maire, héritier d'une famille de la bourgeoisie locale » (p. 145). Encore, qu'il s'agisse plutôt d'un détenteur d'un capital culturel (avocat) que du capital économique d'une bourgeoisie commerçante ou industrielle.

En fait, le succès public et académique de la théorie de Bourdieu me paraît lié à la biographie des transclasses qui l'adoptent. Ils peuvent s'identifier à Bourdieu lui-même qui met en scène son propre « complexe d'imposture » en en rajoutant un peu : c'est son père qui a progressé dans la hiérarchie sociale avant lui. Encore qu'un « grand-père paysan » devrait aussi demander une vérification, sur les critères humoristiques mentionnés. Les politiciens de gauche récents aiment à se trouver des origines ouvrières. Mais il faut remonter souvent à deux ou trois générations. Ils sont parfois eux-mêmes fils de députés. La réalité historique est plutôt la progression des professions « intellectuelles », dont le nombre spécifique de professeurs indiqué dans le tableau précédent (de 172 000 à 941 000 entre 1900 et 2000).

L'inégalitarisme proclamé est donc plutôt contredit par l'égalitarisme réalisé, que confirment les statistiques. Ce qui est exprimé sur un plan idéologique concerne plutôt le travail nécessaire pour acquérir une culture personnelle et un statut professionnel. Cela correspond à un acte conscient que l'idée de culture d'origine décrit mal. J'ai noté ailleurs qu'un problème de l'éducation en France est de ne pas rendre justice à l'appropriation (learning) par le sujet. Cela vient sans doute du modèle pédagogique de la tabula rasa qui donne donc tout le crédit aux enseignants et à la famille. C'était cette conception encore plus datée qui avait sans doute provoqué, au début du XIXe siècle, une conception égalitariste dogmatique de Jacotot, avec ses slogans : « On peut enseigner ce qu'on ignore ; Toutes les intelligences sont égales ; Tout est dans tout ; Qui veut, peut », dont a parlé Jacques Rancière dans Le Maître ignorant (1987). La raison en est que les bourgeois, à la suite des aristocrates, pensaient qu'ils étaient supérieurs au peuple. L'égalitarisme scolaire s'est développé par contrecoup en se fondant précisément sur l'expérience de la promotion sociale des bourgeois eux-mêmes. Le principe abstrait s'est réalisé concrètement au XXe siècle.

Mais curieusement, la théorie bourdieusienne régresse à une sorte de justification de cette inégalité en surestimant le rôle des origines. On peut rappeler ce qu'en disait Gainsbourg : « Mon père ne buvait pas, ma mère ne buvait pas. Je suis un autodidacte » ou, pour être plus clair, c'est parler des origines qui est bourgeois.

Champ culturel

Avec son étude, Guéraut rate l'analyse d'un champ culturel autonome (de province). L'intérêt sociologique de son enquête consiste plutôt dans l'analyse fine des pratiques relationnelles concrètes du milieu culturel. La faille consiste à plaquer les catégories bourdieusiennes, même quand elles semblent démenties. On peut supposer que l'étude de cas personnels incite à vouloir les faire correspondre à une catégorie générale. Encore faut-il qu'elle soit pertinente.

Précarité

La notion de déclin de la petite bourgeoisie culturelle correspond plutôt à la précarité de certaines professions de la culture. Ce ne sont pas des fonctionnaires, idéal de stabilité de l'après-guerre : il ne faut pas oublier que par le passé, les ouvriers étaient des journaliers. Ce dont parle Guéraut correspond ici au fait que les études plus longues (secondaires) ont procuré un niveau culturel et un statut social considéré comme « petit bourgeois ». Les jeunes sociologues devraient savoir qu'on distinguait alors travail manuel et travail intellectuel. Ce dernier étant simplement surtout le travail de bureau. L'élite était celle des 15 % de bacheliers (4 % avant-guerre). Aujourd'hui, il faut sans doute avoir un doctorat, d'arts plastiques de préférence, pour être considéré comme faisant partie de la (petite) bourgeoisie culturelle. Le modèle implicite de Guéraut est sans doute la croissance de la profession enseignante. Mais on ne peut pas seulement prolonger les courbes. Comme pour les bulles spéculatives, « les fonctionnaires ne montent pas jusqu'au ciel » !

Plus concrètement, Guéraut décrit la substitution des associations aux fonctionnaires des maisons de la culture. Cela concerne la prétention au monopole de l'encadrement de toute l'activité par les collectivités locales, après la décentralisation. Le résultat du pouvoir des maires a été la désertification des centres-villes de province au profit des zones commerciales et industrielles. C'était aussi une continuité de la conception urbanistique de séparation des aires d'activités et de logements, sur le mode Le Corbusier de la période précédente. Dans le secteur proprement culturel, l'inconvénient en est donc la dépendance à l'arbitraire des élus du fait du mode hégémonique des scrutins. On peut y voir un aléa du « socialisme municipal. »

Mais les activités culturelles ne peuvent pas dépendre de la substitution progressive des élus aux mécènes privés ou aristocratiques. La culture légitime que propose bien Guéraut, sur le modèle de la diffusion de la culture au peuple, me semble concerner seulement la culture patrimoniale. On peut se souvenir que la situation culturelle antérieure reposait sur des sortes de directeurs de conscience populaire. Les enseignants et la gauche avaient pris la suite de la religion. On peut penser au classicisme des propositions culturelles de l'ancienne Union soviétique dont la qualité ne fait pas de doute (outre l'idéologie spécifique). La difficulté concerne l'art en train de se faire.

Concrètement, les artistes et les professions de la culture correspondent le plus souvent à des sortes d'artisans ou des travailleurs indépendants (et des commerçants ou prestataires de services pour la diffusion). Une première différence concerne les amateurs et les professionnels. Les professionnels sont souvent des amateurs qui ont percé ou rencontré des occasions favorables. Ce n'est pas forcément lié au milieu social, surtout dans la période contemporaine. Par le passé, les professions artistiques n'étaient pas valorisées non plus comme carrière pour les enfants de l'élite, du fait qu'elles étaient considérées aussi comme précaires. Mais surtout, quand on a un intérêt pour la culture, quel que soit le milieu d'origine, un investissement personnel est nécessaire. Ceux qui envisagent ces études ou cette carrière ont souvent une pratique personnelle depuis l'enfance (dessin, musique, danse, cinéma, théâtre, mode…) ou au moins la consommation ou la documentation culturelle en question. On peut aussi parler du talent, mais il existe toute sorte de niveaux différents et le succès dépend de rencontres et de choix individuels du fait des contraintes de ce genre de métiers.

Ceux qui vivent de leur art ou de sa diffusion sont ceux qui obtiennent une certaine reconnaissance, qui peut être locale, nationale ou internationale. La question de la légitimité ne se pose pas : quand on est professionnel, on est légitime par définition (le statut actuel d'intermittent du spectacle ne correspond pas à une absence de légitimité). Chacun sait aussi qu'un artiste, un écrivain, etc., peuvent gagner beaucoup d'argent. Le film Taking off (1971) de Milos Forman, montre un rocker chevelu invité dans la famille bourgeoise de sa petite amie. Sur le mode de l'inquiétude classique de caser sa fille avec un gendre possédant une bonne situation, le père demande au rocker s'il arrive à en vivre. Il lui répond qu'il s'est fait un million de dollars (de mémoire) l'année précédente. La légitimité bourgeoise est financière. Contester celle du rock est daté. Milos Forman nous le rappelait déjà en 1971.

D'autres peuvent persister dans la pratique artistique ou culturelle sans en tirer un revenu suffisant. Ils doivent donc posséder une fortune personnelle ou trouver un emploi alimentaire (ou se contenter de peu). Ceux dont parle Guéraut sont des membres d'associations et des artistes locaux ou débutants. Il a tendance à psychologiser cette condition qui peut n'être que provisoire : « gagner sa place au sein de la petite bourgeoisie culturelle va alors se présenter comme un moyen de rendre acceptable cette précarité et cette incertitude, de les travestir avec les 'atours de la bohème' dans une forme d'entre-soi cultivé » (p. 99). Il sous-titre même « La petite bourgeoisie culturelle comme 'univers de consolation' » (idem), ce qui me paraît plutôt concerner l'incertitude initiale d'un choix de carrières qui ne possèdent pas de garantie de l'emploi. Mais même un artiste à succès doit relancer son œuvre en permanence. On peut certes se consoler en pensant aux Oiseaux de passage de la chanson de Brassens. Mais Jean Richepin, l'auteur de ce texte tiré de La Chanson des gueux, a lui-même fini à l'Académie française. Quand on est artiste, il faut s'accrocher.

Élite

La situation dont parle Guéraut correspond surtout à la professionnalisation directe à l'issue de la scolarisation. Il parle de trajectoires personnelles (toujours en termes d'origines) : « après le lycée, le poids des origines à l'épreuve de l'unité » (p. 35). La vraie question est plutôt la validité professionnelle des formations. Comme dans certains autres domaines, l'adaptation des effectifs des étudiants aux débouchés est problématique. Les études artistiques ne sont pas les seules. J'ai réévoqué cette question dans mon dernier livre :

« En ce qui concerne précisément la sociologie en France, vu le nombre d'étudiants inscrits, ne pas s'intéresser aux débouchés est au moins une faute professionnelle et morale de la part des professeurs. Ce ne sont pas les seules disciplines concernées. J'avais mentionné, dans un travail de maîtrise, l'exemple rapporté par Hamon et Rotman sur le fait qu''au CEP Frédéric Mistral de Marseille, 2 à 300 garçons sortent chaque année avec un CAP ou un BEP de mécanicien automobile. Sur toutes les Bouches du Rhône, on embauche, bon an mal an, une trentaine d'ouvriers dans cette spécialité' (Tant qu'il y aura des profs, 1984, p. 330). Or, c'étaient les profs qui craignaient pour eux-mêmes la perspective d'y remédier : 'Et nous, qu'est-ce qu'on fait ? Vous voulez nous envoyer au chômage' (idem) » (Crises de la connaissance sociologique 1 : Nathalie Heinich et Le Militantisme woke, p. 147).

Le problème de l'enseignement artistique actuel réside dans la prétention à former des artistes autonomes, alors que le résultat est souvent le chômage ou des emplois culturels ou éducatifs. La précarité artistique est un phénomène bien connu et montré au cinéma, comme avec Fame (1980), d'Alan Parker. Le paradoxe provincial est plutôt que ce que Guéraut appelle la « petite bourgeoisie culturelle » est au contraire une sorte d'élite culturelle locale. Dans la vraie hiérarchie des artistes locaux, nationaux et internationaux, les plus connus peuvent d'ailleurs très souvent venir de province, y résider ou y garder des liens. Ce qui permet à certains d'en profiter pour un stage : « Antony va à Paris faire un master en arts et travaille dans une galerie qui présente un artiste 'lergnois' » (p. 91).

Il faut bien comprendre la nature des vocations culturelles au lieu de sembler les dénigrer en disant qu'« il ne s'agit pas pour eux d'ajuster des dispositions à des positions, mais bien d'ajuster des positions à des dispositions » (p. 71), ou de parler de « souci de l'indépendance, associé à cette tendance à privilégier les biens symboliques » (p. 125). L'hégélianisme bourdieusien de la première citation est inutile : une disposition est une compétence, une position est un emploi ou une profession. Il s'agit au départ de rechercher un job dans ses compétences, même mal payé (ou local quand on ne veut pas partir). Un musicien classique talentueux, voire primé, peut ne pas vouloir quitter sa région et choisir de rester amateur. Récemment, à propos des difficultés de recrutement dans l'Éducation nationale, certains ont proposé qu'on commence par affecter les nouveaux professeurs dans leur région au lieu d'accorder les mutations à l'ancienneté. N.B. Il faudrait néanmoins ne pas laisser les précédents recrutés dans leur exil actuel ou les indemniser.

Un biais de la notion de « culture légitime », utilisée par Guéraut, pourrait sembler valoriser une sorte de « politique culturelle légitime » sans aucun questionnement. La question de la légitimité de la musique contemporaine (élitiste) se pose ainsi : Boulez (1925-2016) ou Penderecki (1933-2020) correspondent à une légitimité de spécialistes ou de financements publics. Il est bien évident qu'une ville moyenne ne peut pas rivaliser avec les grandes institutions de capitales régionales ou nationales. Le problème des villes de province est presque toujours que ceux qui réussissent dans la culture s'en vont. La concentration parisienne est toujours dominante en France. Ceux qui restent ou retournent peuvent avoir le sentiment d'échouer, comme les militants associatifs dont parle Guéraut (p. 94). Le rêve de promotion personnelle est bien le système réel dans le secteur culturel, mais il faudrait relativiser les réussites médiatiques nationales ou internationales, qui connaissent aussi des contraintes, des hauts et des bas et bénéficient surtout de leur monopole.

Réalisations

La culture qui compte vraiment concerne bien les réalisations. L'élite régionale n'est pas seulement fondée sur le diplôme universitaire. Antony, qui avait parlé au galeriste de son mémoire de master sur l'artiste lergnois, est étonné que son recrutement n'« est pas du tout aussi formel que dans un centre d'art » (p. 92). Les pratiques sont différentes dans le public et dans le privé et, de même, « les militants associatifs […] valorisent au contraire les connaissances acquises 'sur le tas' » (p. 152).

Le modèle administratif a sans doute été trop bien assimilé par le monde académique qui considère à tort que sa propre norme statutaire correspond à la réalité socioprofessionnelle. Le principe général de l'élite de la culture est même de ne pas dépendre de diplômes dans les arts plastiques ou la littérature. À la rigueur, il existe des écoles dans la musique classique ou les arts du spectacle, mais il s'agit le plus souvent de formations privées. Et il est entendu que l'élève est reconnu quand il est lui-même un artiste autonome, même s'il peut reconnaître des influences (ce qui peut correspondre à des discours d'usage).

Guéraut signale bien pourtant les nombreuses réalisations de la « petite bourgeoisie culturelle » lergnoise : association d'art contemporain antérieure (p. 90), association du film court crée en 1984 par Philippe (p. 119), festival de rock créé par François en 1986, l'érudit du rock, qui deviendra journaliste radio, directeur d'antenne, journaliste papier ; association de Béatrice en 1990 ; salle de concert associative en 2013 par Aurélien et Alice, Galerie d'art de Sandy et Antony en 2014, etc. Comme le dit « Sandy : Il y a plein de possibles, parce que c'est une petite ville, parce qu'il n'y a pas beaucoup de choses » (p. 126).

L'idée de déclin dont parle Guéraut correspond plutôt à l'absence de continuité des activités associatives. En fait, elles résultent souvent d'initiatives qui subissent les aléas des vies personnelles. Guéraut note aussi l'absence de perspective historique correcte chez ses informateurs : « Avant, il n'y avait rien, m'annonce d'emblée François qui me reçoit chez lui afin de me raconter l'histoire du festival de rock qu'il a créé en 1986. Pourtant […] dans les années 1970 foisonnaient les lieux culturels » (p. 27). Murielle aussi dit « il n'y avait rien » (p. 34). Les jeunes peuvent avoir l'impression de partir de zéro. Cela montre justement l'importance des initiatives dans la construction de l'environnement culturel qui ne dépend pas seulement des institutions, qui sont souvent le résultat de ces entreprises. Cette conscience peut être faussée. Dans les années 1970, une membre de l'équipe du cinéma Le Sémaphore venant s'installer à Nîmes a été étonnée en voyant mes programmes des cinémas d'art et d'essai et ciné-clubs des années précédentes. Elle croyait sans doute apporter la culture aux bouseux (« à la ruralité »).

Une association qui dure correspond souvent à un engagement quasi professionnel, du fait de l'expérience acquise par ses membres durables, qui peuvent aussi s'en détacher en devenant eux-mêmes professionnels. C'est le cas des groupes de rock qui réussissent. Ce sont aussi les associations qui durent qui obtiennent des subventions et peuvent salarier des employés, bien qu'elles soient en théorie à but non lucratif. Les bénévoles peuvent vouloir amortir leur participation, comme le rapporte Pauline pour un festival : « les bénévoles, ils veulent des conditions d'accueil… au moins bouffer gratuitement » (p. 65).

L'utilisation du terme bourdieusien « symbolique » (pp. 36, 45, 108, 125…), pour qualifier les biens culturels, correspond seulement à une opposition aux productions matérielles des travailleurs manuels (et non à une consolation). Ce que décrit Guéraut dans la période concernée est encore une fois la conséquence de la scolarisation qui débouche sur ces activités culturelles « symboliques », tout aussi factuelles que les objets matériels.

Le statut social et professionnel des artistes ou médiateurs culturels est souvent précaire, parce que ce sont des activités privées. Parler de ces « 'entreprises associatives marchandes' […] dont les salariés utilisent la rhétorique de la 'vocation' et du 'don de soi' afin de justifier leur activité professionnelle » (p. 69) concerne plutôt l'absence de viabilité économique. Mais la moitié des créations d'entreprises commerciales normales aboutit aussi à une faillite. Guéraut note bien qu'il s'agit d'une « reconversion militante de Béatrice par le biais de cette 'microentreprise associative' […] emblématique du travail de redéfinition de 'l'intérêt public' au cœur de la politique de la ville » (idem). Cela se situe dans le cadre de la sous-traitance des services publics à des associations ou des auto-entrepreneurs. On pourrait dire que ce n'est pas Uber® qui en a inventé l'idée en 2009, mais plutôt l'administration française dans les années 1980 avec la série d'emplois aidés divers.

Marché

La réalité objective de la consommation des biens culturels correspond surtout au choix final du public. Guéraut pourrait plutôt reprocher à sa petite bourgeoisie culturelle de ne pas correspondre ou de ne pas s'adapter à la demande. Il semble persister dans une politique de l'offre en référence à la période précédente de diffusion paternaliste de la culture aux masses. Que le public soit plus autonome ou que la généralisation de la scolarisation secondaire et supérieure soit décevante dans ses effets, le résultat est le même.

Guéraut aurait dû creuser la question de la préférence de « l'agrégation affinitaire et l'entre-soi à la valorisation, dans le discours et dans les actes, de la mixité' ou de la 'diversité' pourtant fréquente parmi les groupes sociaux structurés par la détention d'un capital culturel » (p. 23). Il se limite ici à l'alternative militante. Il me semble que la réalité concernée porte plutôt sur la pratique de la surenchère avant-gardiste des milieux artistiques en général, qui correspond effectivement à la bohème plutôt qu'aux « petit-bourgeois », ce qui joue sur les mots avec un autre sens. C'est un marché, pas une classe. Les clients de la bohème, quand les artistes arrivent finalement à en sortir, sont d'ailleurs plutôt les grands bourgeois [1]).

Guéraut, à propos de l'idée de déclin, mentionne la réalité provinciale que « les quartiers du centre-ville sont concernés par un double phénomène de décroissance – qui s'explique en partie par le départ des professions intermédiaires et supérieures et de paupérisation – relatif à l'arrivée de membres des classes populaires paupérisées » (p. 151 ou p. 167). Le déclin du centre concerne la pavillonisation périphérique. Le vrai problème concerne ici le marché de la culture, consommé par les catégories intermédiaires et supérieures. L'étude de Guéraut concerne les producteurs ou diffuseurs culturels, pas les clients. Pour les consommateurs, on pourrait plutôt expliquer la croissance du secteur de la culture des années 1960-1990 par les progrès de la scolarisation, sur les critères de l'époque antérieure. Ceux que Guéraut appelle la « petite bourgeoisie culturelle » sont ceux qui ont abandonné l'idée de diffuser la culture au peuple. C'est sans doute la concurrence interne à leur groupe en croissance qui les oblige à chercher une « distinction » de la masse de leurs concurrents. Le même phénomène s'est produit au sein de l'université avec le publish or perish académique qui tranche avec la période antérieure des grands auteurs de sciences humaines et de l'émission Apostrophe. Les professeurs publient des articles destinés à leurs seuls collègues parce que c'est le moyen statutaire de progression de leur carrière.

La surenchère avant-gardiste des membres de ces élites locales les pousse à critiquer « l'inflexion consensuelle » (p. 107), ce qui les marginalise auprès du public. Concrètement, ils cherchent à se situer au plan international en oubliant le marché local. Le seul fait d'être en province peut pousser à considérer l'environnement comme peuplé de ploucs pour s'en démarquer : « ce sentiment d'être 'bloquée à Lergnes', théâtre d'une 'beaufitude généralisée', comme le dit Sandy » (p. 102). On peut espérer que ce biais sera atténué grâce à l'Internet qui met en principe tout le monde au même niveau, au moins dans la temporalité de diffusion. Mais la surenchère dans la provoc devient internationale.

Après les années 1980, du fait d'une baisse d'exigence (les chaînes de télé manquaient initialement de programmes) ou de la simple banalisation culturelle, le marché grand public s'est imposé. Mainstream (2010), de Frédéric Martel, peut servir à interpréter les changements spécifiques du marché culturel global. Le déclin des centres-villes de province correspond plutôt à la disponibilité des hypermarchés, restaurants et multisalles de cinéma en périphérie pour les populations des ceintures pavillonnaires. Elles ne vont pas s'embêter à ne pas pouvoir se garer dans des centres mal conçus qui manquent simplement de parkings (à étages). C'est moins cher d'en construire des immenses de plain-pied autour des hypermarchés et des multiplex en périphérie.

Le vrai problème du marché culturel est bien la professionnalisation. La culture, contrairement à l'idéal de la gauche, est très concurrentielle. Adapter le marché de la culture à la demande est normalement la fonction des entreprises privées (de cinéma, théâtre, musique…). Il faudrait considérer les associations autrement, et non dire : « pensées à l'origine comme indépendantes des pouvoirs publics, […] ces associations se trouvent écartées du processus de professionnalisation » (p. 145). Leur drame est qu'elles ne sont ni privées ni publiques et que la professionnalisation correspond au secteur privé ou aux fonctionnaires. Une association peut relever de Partenariat Public-Privé (PPP) comme prestataire de services. Mais ce n'est pas un dû et ses ressources dépendent d'un appel d'offres bureaucratique et de l'arbitraire des institutions locales. Le véritable enjeu citoyen est de ne pas relever de la corruption et d'emplois fictifs. L'enquête donne effectivement des éléments de compréhension des difficultés sociales de différents groupes sociaux dans leur professionnalisation. Le biais de la recherche interne de légitimité des associations culturelles militantes, comme le relève bien Guéraut, porte plutôt sur le paradoxe de devoir « concilier subversion et subventions » (p. 54).

L'art contemporain n'est pas destiné aux masses populaires, si tant est que l'art ne le fût jamais. L'entre-soi élitiste que pointe Guéraut concerne plutôt la concurrence entre ceux qui prétendent sortir du lot. Même si le marché des clients potentiels bénéficie de la croissance de la diffusion de la culture, la concurrence parmi les artistes augmente aussi parce qu'ils sont plus nombreux. Cependant, on peut dire que le marché de l'art réel montre surtout que certains clients qui croient actuellement faire partie des classes moyennes n'ont pas les moyens de leur prétention. La consommation du luxe de masse concerne les sacs Vuitton®. Le créneau culturel commercial local viable de la production culturelle (non subventionnée) est plutôt celui des concerts pop, de l'artisanat et des produits du terroir.

Relations

Concernant spécifiquement « l'agrégation affinitaire et l'entre-soi » (p. 23), il faut admettre que la culture est un milieu où les contacts sont très importants. Je soupçonne Guéraut de sacrifier à une sociologie formelle des relations sociales (je me souviens d'avoir fait pareil au cours de mes études) quand il jargonne : « la densité de l'interconnaissance décroît selon les milieux. […] Ce qui fait groupe, c'est l'intensité (ou la rareté) des relations » (p. 20) pour nier le cliché que « tout le monde se connaît » (idem) en province, ou quand il parle de « capital d'autochtonie » (p. 123) et de « milieu d'interconnaissances lâches » (p. 151). Il en rajoute pour parler de réussite locale :

« En se positionnant dans un espace local familier où les ressources de l'autochtonie sont reconnues et mobilisables et où […] les titres scolaires, les dispositions et les ressources héritées de la formation étudiante deviennent distinctifs, ces jeunes réussissent là où ils avaient échoué à Lyon, à Dijon, ou encore à Paris, parvenant à accéder à un emploi qui ne s'éloigne pas trop de leurs aspirations initiales. Cette synthèse étonnante entre ressources de l'autochtonie et capitaux légitimes certifiés par les institutions d'État tient à une spécificité relative des villes moyennes tournées vers les activités tertiaires » (p. 98).

Outre que toutes les villes sont plus ou moins tertiaires, il faudrait aussi envisager le cas de ceux qui ont réussi ailleurs. La question traitée est l'entrée sur le marché du travail dans le milieu culturel. Il faut des relations, mais on les acquiert normalement en cours de la participation aux études ou aux activités correspondantes (cinéphilie, consommation de disques, livres, sports, loisirs…). Guéraut évoque plus justement, pour la « génération de pionniers, [qu']à la fin des années 1970, tous sont lycéens dans une vaste cité scolaire » (p. 83). On connaît les amitiés scolaires qui finissent en bande d'artistes comme l'équipe du Splendid. Il faudrait néanmoins savoir combien de jeunes sont lycéens sur la population du département fin 1970.

Il me semble que Guéraut veut trop justifier son idée d'origine, comme avec son sous-titre de chapitre : « Après le lycée, le poids des origines à l'épreuve de l'unité » (p. 35). Quand il dit que « pour ceux qui ne disposent pas a priori de cette familiarité au marché local du travail et de relations susceptibles de les orienter, l'accès à l'emploi est plus long et plus complexe » (p. 97), il faudrait tenir compte de la stratégie de recherche d'emploi stable dans la fonction publique dans les années 1950-1970, qui permet cette mobilité vers les plus ou moins grandes villes. Les restrictions ont commencé dans les années 1980-1990 du fait de l'arrêt de la croissance de la fonction publique. Cela fut compensé provisoirement par les associations avant de subir la Révision Générale des Politiques Publiques dont parle Guéraut (pp. 69, 125, 145, etc.). Son propos se situe simplement dans ce cadre général. Il aurait aussi pu noter que les immigrés étrangers n'avaient pas accès aux emplois publics tant qu'ils n'obtenaient pas la naturalisation. Ce qui signifie quand même moins de concurrence pour les nationaux des classes populaires, qui s'en plaignent pourtant. Ne pas le noter est une négligence sociologique.

On peut penser que la gauche sociologique n'a pas les bonnes catégories concernant l'immigration. Elle reste au mieux sur une mythologie décoloniale comme seule proposition théorique, à laquelle s'identifient ceux des Indigènes de la République qui ont bénéficié de la promotion sociale sous sa houlette militante (avant d'être stigmatisés comme communautaristes, woke ou même racistes). Il faudrait constater plutôt, contre l'idée de déclin, que l'ascenseur social marche assez bien pour les immigrés, contrairement à ce qu'on dit. Ils trustent les épiceries ou les boulangeries comme nouvelle « petite bourgeoisie commerçante » et on connaît aussi leur implantation dans le spectacle (stand up) pour la culture. Aujourd'hui, du fait des naturalisations, les anciens immigrés postulent aux mêmes professions que les autres. Ils deviennent aussi professeurs, médecins et avocats. Leur moindre réussite statistique concerne simplement les mêmes proportions que les anciennes classes populaires. Si les études sociologiques négligent la promotion de cette importante partie de la population, on favorise évidemment l'idée victimaire du déclin des Français de souche.

Conclusion : Populisme académique

Finalement, on peut dire que l'étude de Guéraut souffre d'une sorte de populisme académique qui reprend la doxa marxiste dégradée sur le mode Guilluy, pour le périurbain, et Mouffe ou Michéa, pour la tradition communiste. J'ai déjà signalé (dans mon livre sur Heinich) le principe limitatif de la notion sociologique de « variables explicatives » qui consiste à réduire les comportements sociaux à quelques paramètres, comme ici l'origine sociale. Un autre biais académique général manifeste cette réduction méthodologique par le mantra qui confond l'intention didactique et la démonstration : le « cadre théorique » réel du livre de Guéraut consiste surtout à marteler plus de 200 fois « petite bourgeoisie culturelle », ce qui a surtout eu l'effet de marabouter les lecteurs sensibles à ces notions.

Le choix terminologique de parler de « petite bourgeoisie culturelle » correspond à la condamnation récente des bobos par les nostalgiques du militantisme ouvriériste unis aux réactionnaires de droite et d'extrême droite. J'ai déjà eu l'occasion de résumer ce débat à l'opposition Marchais/Cohn-Bendit en Mai 68, où les communistes considéraient précisément les étudiants comme des « petits-bourgeois », sans anticiper le fait que les études supérieures allaient se généraliser. L'obsession orthodoxe de la paupérisation se concrétise ici dans l'idée de déclin.

Mépris de classe

La particularité de la thèse de Guéraut est de conclure sur l'idée d'un mépris de classe de la part des membres de sa petite bourgeoisie culturelle pour enfoncer le dernier clou de leur cercueil. On peut concéder qu'il emprunte l'idée à son directeur de thèse, dont il cite l'article [2]). Dès le début, sur ce thème, Guéraut avait annoncé la couleur : « l'effritement du pouvoir de groupe donne lieu, […] parmi ses membres les plus vulnérables, à des manifestations débridées de mépris de classe » (p. 24).

On se demandait alors de quoi il retournait. On aura l'explication à la fin, avec l'étiquette effectivement étrange de « cassos » (cas sociaux) que des membres de sa petite bourgeoisie culturelle plaquent sur certains de ceux qu'ils dénigrent. La novlangue djeune actuelle est toujours un peu mystérieuse. Sachant que cela désigne un comportement « allant de leur supposée adhésion aux idées du FN au non-respect du tri des déchets » (p. 151), on se demande quand même d'où ça sort.

Guéraut précise (si l'on peut dire) : « 'les cassos' incarnent dans l'imaginaire de la petite bourgeoisie culturelle ce processus de fragilisation, qui les affecte à divers degrés. La progression de leur visibilité va ainsi de pair avec ce sentiment d'avoir échoué à déjouer la dévalorisation économique et symbolique de leur espace résidentiel » (p. 171). Cela concerne surtout l'installation d'une nouvelle population dans le centre-ville. Il ne s'agit pas des immigrés ou des gitans (présents localement) qui sont plutôt bien vus, quoique peu fréquentés. On aurait aimé avoir plus de détails sur cette population qui n'est caractérisée que par le dénigrement et par l'interprétation qu'en donne Guéraut de la part de sa petite bourgeoisie culturelle. Cette population méprisée semble représenter « le peuple » à elle seule, dont Guéraut prend le parti en disant : « ces derniers incarnent finalement la représentation parfaite, idéale-typique, des 'classes dangereuses' » (p. 174, référence au livre de Louis Chevalier, Classes laborieuses et Classes dangereuses). Alors qu'il semble qu'il s'agisse de marginaux violents et incultes, selon les déclarations de Pascal (pp. 172-174).

Toujours en ce qui concerne la dégradation du centre-ville, « l'image [que Sandy] dresse n'est pas sans rappeler […] 'la dangerosité des classes populaires' et 'l'insalubrité des taudis et des garnis' » (p. 168). Cette référence populiste oriente l'étude vers la critique de la gauche intellectuelle (« gauche caviar ») par les partisans de Guilluy, alors que, précisément, le déclin des centres-villes est dû à la pavillonisation propre à La France périphérique que cet auteur exalte et qu'il oppose aux banlieues immigrées.

Concernant le poids des origines populaires, Guéraut lui-même a souvent pointé les limites des uns et des autres. Il se complaît à souligner les maladresses d'expression pour confirmer le stigmate du déterminisme social. Dans l'affaire du projet culturel mondain de la JCE, Guéraut évalue le discours de Sylvain en disant qu'il commet des « fautes de français et s'exprime dans un style alambiqué. Il utilise par exemple un mot pour un autre, commet des fautes d'accord ou des erreurs de construction de phrase » (p. 151), dans un discours trop long, accompagné d'une perte de moyens. Guéraut précise : l'« incapacité que rencontre Sylvain à dissimuler ce sentiment d'imposture, qui prend littéralement possession de son corps » (p. 162).

Personnellement, plutôt qu'une caractéristique sociale, j'y verrai le problème classique des difficultés de l'expression en public qui peut concerner n'importe qui, ainsi que le principe souvent moqué des discours de sous-préfecture. L'idée que les classes supérieures ont une sorte d'aisance naturelle/culturelle me semble relever du cliché bourdieusien. Certains membres des classes supérieures aimeraient bien que ce soit le cas. J'ai eu l'occasion de dire que cette légende académique entérinée sans distance était finalement utilisée à charge contre les classes populaires. La science sociologique justifie ainsi une supériorité de classe datée. Il faut aussi savoir qu'à l'époque de Bourdieu, la connaissance sociale s'exprimait essentiellement par des proverbes. Pour le cas concerné, on trouvait des dictons comme « bon chien chasse de race » ou inversement, « la caque sent toujours le hareng » ! On y régresse.

À propos de l'organisation de la manifestation culturelle par la JCE, Guéraut avait souligné que « le dédain [de la petite bourgeoisie culturelle] exprimé envers les 'jeunesses économiques' se fonde essentiellement sur la démonstration de leur distance au capital culturel et, plus généralement, sur leur méconnaissance d'un ordre culturel légitime » (p. 179). Dans cet épisode, je ne pense pas que « la production du mépris [soit], comme on l'a vu, étroitement liée à la fragilisation de la petite bourgeoisie culturelle » (p. 178). Ce lien entre la fragilisation et la tension est juste postulé par Guéraut. En l'espèce, il devrait plutôt remarquer la confiance des membres de sa petite bourgeoisie culturelle sur leur propre légitimité au lieu de vouloir accréditer l'idée de leur déclin. Cet épisode confirme plutôt mon hypothèse d'une élite locale, consciente d'elle-même.

Les critiques de la petite bourgeoisie culturelle contre la JCE ont plutôt le tort de relever de la médisance, comme le dit aussi Guéraut. Mais ses jugements sont exactement les mêmes. Il écrit : « Sylvain entre dans le café d'Alice. […] Son hexis corporelle […] suffit à se rendre compte qu'il n'est pas à sa place ici » (p. 163). C'est bien Guéraut qui parle (reprenant la rengaine de Bourdieu sur son propre sentiment d'illégitimité mondaine). On pourrait aussi reprocher à Alice un manque de bienveillance envers un débutant plein de bonne volonté. Mais ce sont des relations de concurrence, pas de pédagogie. La « fragilisation » qui en découle, on l'a vu, résultait essentiellement du renversement de la municipalité de gauche par la droite.

Dans une autre prise de parole au cours de la réunion municipale, Guéraut souligne pourtant aussi la « difficulté qu'éprouve Alice à prendre la parole dans le respect des normes relatives à ce cadre interactionnel particulier qu'est la réunion publique » (p. 142). Le problème concret était plutôt que les membres du local associatif avaient tort sur les règles de sécurité (outre le principe d'hégémonie municipale). Guéraut reprend-il le dépit syndical traditionnel selon lequel les prolos se font toujours avoir par les bourgeois ou les patrons dans les négos [négociations] ? Il pointe surtout le déterminisme des origines et il ajoute : « je suspecte déjà, à regarder Alice […], un certain malaise à ne pas être parvenue à s'exprimer avec aisance et avoir rencontré des difficultés à employer un langage soutenu, comme en témoigne l'hypercorrection linguistique dont elle fait preuve ('j'ose espérer') » (p. 140), alors que Guéraut avait mentionné l'impréparation avant d'assister à la réunion : « rien n'a d'ailleurs été planifié par les deux coprésidents – 'On va d'abord voir à quoi ça ressemble' » (p. 139). Peut-être veut-il trop donner une portée théorique générale à des circonstances particulières qui demandent une interprétation plus banale. À l'époque de Bourdieu, dont le cadre théorique est utilisé ici, l'idée freudienne que tout est significatif (et sexuel dans son cas) avait suscité une concurrence dans les autres sciences sociales : « tout est social, tout est politique, tout est langage, etc. » Avec l'âge, on en revient.

On pourrait d'ailleurs noter, sur le plan de l'orthodoxie, que cette idée de « mépris de classe » ne correspond absolument pas à la tradition marxiste qui voit dans la petite bourgeoisie déclinante le précurseur du fascisme. Au passage, c'était la justification de l'antisémitisme stalinien du fait que les juifs étaient classifiés dans la petite bourgeoisie commerçante cultivée. Ici, le groupe de la prétendue « petite bourgeoisie culturelle » s'oppose explicitement aux dérives racistes. Guéraut mentionne tout spécialement, comme exemple de mépris de classe, un libelle gauchiste contre un discours d'extrême droite anti-immigrés dans les commentaires de la page Facebook officielle de la commune de Lergnes, en septembre 2015, annonçant la venue de huit familles syriennes (pp. 175-177). La réplique gauchiste dans les commentaires ironise sur les « racistes, xénophobes et autres polyhandicapés du smoothie [cerveau] » en leur prodiguant des conseils :

« Être con n'est pas une fatalité, il existe même quelques petits trucs pour t'en sortir et ne plus passer pour un abruti auprès des gens cultivés […] Procure-toi un Bescherelle, et tes diatribes haineuses sur Internet n'en seront que plus crédibles. […] Lis des livres. Au début ça peut irriter les yeux, etc. » (p. 177).

Est-ce à dire que Guéraut considère les racistes comme les vrais représentants du peuple ? On peut admettre que la rhétorique de ce texte, style fréquent sur les réseaux sociaux, concerne bien la contestation de la légitimité intellectuelle qui est un axe du livre de Guéraut, mais ce n'est pas la petite bourgeoisie culturelle qui doute d'elle-même ici.

Il faudrait être plus spécifique dans l'observation de ce procédé utilisé comme critique ou même comme correction bienveillante, outre le fait que, sur les réseaux sociaux, la nétiquette demande de ne pas critiquer les fautes d'orthographe ou de français. La réalité de ce comportement me paraît correspondre au « mépris de salle de classe » qui est appris au cours des études, avec la sélection effective qui en résulte. Les corrections linguistiques, posturales et morales, sont simplement une caractéristique importée du cadre et de l'habitus scolaires.

Le mépris traditionnel de la part des profs envers les « cancres indécrottables » sort renforcé par l'idéologie de l'hérédité sociale. L'inconvénient du modèle bourdieusien est qu'il semble avoir poussé les profs à considérer que l'élève doit déjà savoir ce qu'il est censé apprendre puisque tout dépend de l'origine. Il en résulte que les membres de la gauche intellectuelle bourdieusienne qui parlent aujourd'hui de « mépris de classe » sont ceux qui le pratiquent parce qu'ils ont cessé de croire à l'éducation. C'est ce principe aristocratique qui était enseigné depuis longtemps dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière.

La vraie question de l'éducation est plutôt celle de l'efficacité des enseignants et des débouchés. J'ai déjà mentionné plusieurs fois le paradoxe de l'absence de remise en question par le corps professoral qui avait été plaisamment rappelé dans une émission de France culture, « Mémorables » du 10 juillet 2006. L'invité, Maurice de Gandillac, citait son propre professeur, Auguste Bailly, qui conseillait à ses élèves : « Si vous n'êtes vraiment bon à rien, devenez professeur. […] Généralement, on ne va pas accuser les professeurs des échecs de leurs élèves. C'est toujours les élèves qui sont accusés, pas le professeur. » Plus sérieusement, il me semble que l'erreur des enseignants est de claironner des objectifs idéaux en falsifiant les résultats pour prétendre les avoir atteints.

Au passage, Guéraut signale que les membres de la JCE sont friands de formations de développement personnel et autres (pp. 156-157). Serait-ce la cause du déclin du capital culturel par rapport au capital économique ? Les vrais (petits) bourgeois apprennent donc explicitement et la petite bourgeoisie culturelle bourdieusienne croit apprendre implicitement. Dans le milieu artistique, il peut en résulter une conception du talent inné qui fait négliger la persévérance. C'est un biais professoral fréquent. Dans mon livre Philosophie contre Intelligence artificielle (1996), dans le cas des mathématiciens par rapport aux artistes cette fois, j'ai cité ce qu'avait aussi noté Pamela Mac Corduck à propos de la croyance à l'intuition opposée à l'apprentissage patient :

« It took me a long time to understand that professional artists are not superstitious about creativity; they're very concerned with it, and most of the artists I've talked to don't think much of the theory of talent, and they admit they learn things by looking at other people's work and thinking about it and asking them how you do things and so forth. Mathematicians don't. Mathematicians never talk about how they think about mathematics, and they worship their creativity as a God-given gift. They are hypocritical about teaching students because on the whole they believe that you can't teach students to be mathematicians –- some of them have it or they don't. » (McCorduck, Machines who think, p. 174).

Contrairement aux dénégations liminaires de Guéraut sur cette question du mépris : « loin de vouloir souligner une faute morale, l'objectif est ici au contraire de montrer comment cette tension des frontières sociales ne peut être pleinement comprise qu'en la rapportant à ce phénomène de fragilisation » (p. 24), le dénigrement par la petite bourgeoisie culturelle me paraît relever uniquement, comme le dit aussi Guéraut, du « commérage […] qui vise à imposer à ces nouveaux concurrents le sentiment de leur propre indignité culturelle » (p. 162). Ce sont les joies de la vie de province et des pratiques habituelles des intellos. N.B. Un document de l'INA étonnant, qui a circulé sur les réseaux sociaux, pourrait davantage correspondre à l'idée de mépris de classe. Bizarrement le jeune pédant en question parle aussi de mépris (au lieu de galvaudage, par exemple). Avec cet extrait, les jeunes sociologues d'aujourd'hui pourraient se représenter la situation d'alors pour mieux contextualiser Bourdieu.

L'idée de mépris de classe est bien un jugement moral. Tout le livre est bien d'ailleurs une sorte d'analyse de mœurs qui rappelle aussi celle des moralistes du XVIIe siècle comme précurseurs littéraires de la sociologie. Cette option n'est pas inutile. D'où l'intérêt que lui trouve Renahy : « son enquête a une portée théorique bien plus large […] que nombre d'études hors sol menées par des théoriciens patentés » (p. 200), si on enlève le côté pommade rituelle de directeur de thèse ou le dénigrement allusif des collègues. Il n'est pas non plus nécessaire que la prétention scientifique contemporaine pontifie : « si l'objectivation sociologique peut être la source d'un profond désenchantement, elle donne matière à saisir les ressorts sociaux derrière les actions individuelles » (p. 197). Il s'agit d'un même résultat désabusé que les moralistes sur la condition humaine qui se console ici par une reprise du mythe de la caverne où le sociologue remplace le philosophe en croyant avoir apporté des preuves empiriques. Elles sont au moins discutables.

Plutôt que de fragilisation ou de déclin, il faudrait effectivement parler seulement de concurrence, comme Guéraut l'admet secondairement. Le déclin de certaines activités culturelles concerne plutôt un positionnement inadapté sur le marché de la culture. La prépondérance de chaque domaine (peinture, sculpture, musique, danse, opéra, théâtre, cinéma, photo, mode…) s'enchaîne et se remplace par genre (impressionnisme, symbolisme, fauvisme, cubisme, expressionnisme, futurisme, abstraction, surréalisme, réalisme socialiste, art brut, non figuratif, conceptuel, pop art, post-moderne, etc., pour la peinture), par période et par pays. Il n'y a aucune sécurité de l'emploi ni garantie de succès.

Je ne suis pas trop d'accord non plus quand la postface du directeur de thèse de Guéraut, Nicolas Renahy justifie l'usage de la notion de petite bourgeoisie culturelle « à condition d'éviter tout surplomb et d'observer pour mieux les comprendre, les logiques de domination subies et exercées par la petite bourgeoisie » (p. 204). Ce que montre le choix des informateurs est justement que la culture correspond à des trajectoires individuelles différenciées sans déterminisme social strict. Il ne suffit pas de parler des origines pour démontrer leur causalité quand on observe justement le contraire. Et avec le livre de Guéraut, j'ai plutôt eu une impression désagréable de surplomb. L'enquête qui se veut participante à la vie locale de la « petite bourgeoisie culturelle » aurait pu solliciter une participation théorique des acteurs eux-mêmes.

Fantasme de prise du pouvoir et réalité sociale

Les critiques de Guéraut, explicitées par Renahy, dénigrent contradictoirement le projet de culture populaire des années 1960-1970 : « l'utopie de ses membres n'est pas celle d'un intérêt général gestionnaire, mais d'une croyance en une émancipation individuelle par l'appropriation collective de la culture » (Postface, p. 201). L'alternative concerne bien la prise de pouvoir par des révolutionnaires ou des partis de gauche (« intérêt général gestionnaire »). Il me semble que le problème actuel est plutôt que le projet d'émancipation culturelle a été abandonné.

Le handicap politique réel peut d'ailleurs consister dans le schéma orthodoxe de gauche qui pousse à la confrontation (« lutte des classes »). Il marginalise les individus qui y adhèrent. Il serait préférable de proposer la promotion culturelle individuelle ou collective, qui implique une certaine différenciation. On peut remettre en question la politisation comme seul critère qui semble reprocher de « faire de ce qui n'était qu'une bande de jeunes militants associatifs dans les années 1980 une petite bourgeoisie culturelle » (p. 72). Cela évoque surtout le fait que le groupe s'était présenté aux élections comme représentants de la jeunesse, suite à leurs activités associatives, avant que Guéraut note le désengagement des jeunes générations (p. 186). Mais le livre décrit plutôt les trajectoires de professionnalisation et une maturité teintée de désillusions, fréquentes après l'entrée dans la vie active. Il faut toujours tenir compte de la réalité professionnelle, comme Guéraut le note au passage à propos de Philippe : « ce poste [d'attaché parlementaire] lui permet de quitter son ancien emploi et d'achever enfin ce processus de reconversion militante, en intégrant pleinement le champ politique » (p. 60).

Dans ces cas particuliers, les difficultés personnelles et collectives sont évidemment liées aux contraintes matérielles de la vie politique. Comme le dit une étude mentionnée : « les militants associatifs ou syndicaux […] 'doivent d'autant plus sacrifier à la raison officielle du jeu [politique], donc investir dans le jeu, qu'ils ont moins de ressources personnelles officiellement extérieures au jeu, mais susceptibles d'y être utilisées' » [3] (p. 61). Traduisons-les : il faut être riche ou avoir déjà une profession (libérale) pour faire de la politique tranquillement. Sinon, on est coincé comme apparatchik du parti ou du syndicat.

On se demande parfois si ce n'est pas aussi le cas de cette étude dans sa sorte de nostalgie du bon vieux lexique marxiste : « les sociologues des nouvelles couches moyennes minimisent la question des rapports de classes. Bourdieu en fait au contraire l'élément central. […] il s'agit, pour les membres de la petite bourgeoisie nouvelle, de faire valoir une représentation du monde où les rapports de classe sont euphémisés » (p. 15, note 13), « alliance de classes » (pp. 22, 24, 195-197), « mépris de classe » (pp. 24, 102, 165, 171-197).

La question de l'implication politique de la petite bourgeoisie culturelle peut aussi se réduire à la concurrence PC/PS. Sur Médiapart, Guéraut indique bien qu'« une génération, née dans les années 1950-1960, a pris la place d'une ancienne petite bourgeoisie culturelle plutôt liée aux réseaux partisans communistes, qui s'investissait notamment dans l'éducation populaire. Alors qu'elle n'était pas initialement « encartée », cette nouvelle génération a été utilisée par le PS pour asseoir et reproduire son pouvoir politique dans la ville, au détriment du PC », et Renahy précise dans la Postface : « ses membres ont pu être représentés nationalement comme localement par un PS au sein duquel ils prenaient le pouvoir au détriment des ouvrières et surtout des ouvriers. L'évolution du Parti communiste français étant peu ou prou de même nature » (p. 201). C'est plutôt la catégorie d'ouvrier qui s'est effritée ou qui a été occupée majoritairement par les immigrés, marginalisés politiquement (et invisibilisés par Guéraut), jusqu'à la période récente où les nouvelles générations scolarisées ambitionnent la place qui leur revient.

Ce jugement sur la modification de la structure des qualifications au sein des partis anciennement ouvriers me paraît relever d'un biais paternaliste/maternaliste de professeurs qui regrettent que ceux qui ont été formés prennent leur indépendance. Le défaut actuel de la gauche est une forme d'idéologie rétro, sur le mode « le communisme, c'était mieux avant » (ce qui n'est pourtant pas le cas, comme chacun sait). On peut comprendre qu'à l'époque, les intellectuels aient voulu faire du zèle, sur le mode du Merleau-Ponty d'Humanisme et Terreur (1947), puisqu'ils étaient supposés subordonnés aux ouvriers (représentés évidemment par « le parti »). Il en résultait que les organisations politiques sélectionnaient ceux qui en rajoutaient dans ce conformisme qui est l'essence du stalinisme. Le communisme correspond assez à une pratique cléricale centralisée où les adeptes doivent réciter le catéchisme. Ce principe de directeurs de conscience est plus proche de l'Église catholique que de la fédération de citoyens autonomes et conscients – que sont pourtant supposés être les soviets (conseils d'ouvriers, de paysans et de soldats). Mon hypothèse générale est que l'origine du phénomène dépendait bien du taux de scolarisation – sorte de « phénomène social total » par ses conséquences multiples. On peut observer sur le graphique suivant que les pays orthodoxes et catholiques n'étaient guère alphabétisés :

Alphabétisation 1850-1950

Concernant la stigmatisation des bobos par la « gauche populaire », opposés aux prolos ou au peuple, il faudrait enregistrer une fois pour toutes que, contrairement aux États-Unis où ils sont souvent bien des « bourgeois-bohèmes » (ce sont les plus riches qui y font des études supérieures), ceux de France correspondent effectivement aux intellectuels précaires que décrit Guéraut. Il note d'ailleurs qu'on ne peut pas parler de gentrification (pp. 18, 72, 166), quoiqu'il insinue que c'est là l'objectif de sa petite bourgeoisie culturelle : « La progression des classes populaires précarisées dans le centre-ville suscite également une importante tension des rapports sociaux, dans la mesure où celle-ci vient contrarier le désir de gentrification » (p. 22) ou « les transformations de l'espace résidentiel […] contraires aux aspirations à la gentrification de la petite bourgeoisie culturelle » (p. 193). L'illusion des acteurs locaux eux-mêmes et de leur classification en « petite bourgeoisie » correspond surtout au fait qu'ils n'auraient pas eu les moyens de s'y installer si les centres-villes n'avaient pas été désertés.

Il aurait fallu envisager la situation réelle, tant de la part des acteurs que des analystes, comme une permanente adaptation aux circonstances d'une conjoncture ou d'un environnement fluctuants. Guéraut semble déprécier ces accommodements (pp. 168, 174, 193) : « de même que le font les gentrifieurs, […] les membres de la petite bourgeoisie culturelle exercent un travail de 'réhabilitation économique et symbolique' d'un espace » (pp. 167-168), thématique reprise par Renahy dans la Postface : « Dans les campagnes embourgeoisées et, plus encore, dans les quartiers gentrifiés des métropoles, les membres les mieux dotés de ce groupe en recomposition réinventent des lieux culturels 'autonomes', vendent ou achètent des produits artisanaux estampillés 'bio' […] » (pp. 202-203).

Personnellement, je conteste même ce terme de gentrification qui me semble relever du refus de réhabilitation urbaine au nom du maintien sur les lieux de classes populaires largement fantasmées (style Arletty/Jouvet dans Hôtel du Nord, 1938). Sur les réseaux sociaux, je m'étais opposé à ce propos, au géographe Matthieu Giroud, assassiné à 39 ans par les terroristes islamistes dans l'attentat du Bataclan en 2015. Il critiquait cette gentrification tout spécialement dans ce quartier de bobos du XIe où il a lui-même trouvé la mort, avec d'autres bobos (qu'ils ont bien le droit d'être, contrairement aux attaques qu'ils subissent donc de part et d'autre). À croire que l'épisode prolétarien de Merleau-Ponty se répète comme farce – tout aussi tragique qu'à l'origine. Sur ce point (aussi), les intellectuels de la gauche populaire rejoignent Éric Zemmour qui avait dit : « Je suis un bobo qui refuse l'idéologie bobo. […] Eh oui. Je ne suis pas un grand bourgeois. Je ne suis pas un prolétaire. Oui. J'ai un niveau bourgeois, mais je ne suis pas dans l'idéologie bobo […] » à l'émission « Ça se dispute », sur I>Télé, en février 2013 (présentée par Maya Lauqué, avec Nicolas Domenach). On remarquera au passage une sorte de banalisation générale du vocabulaire marxiste !


Voir la vidéo « Ça se dispute », I>Télé : « Zemmour le bobo », 2013.

L'urbanisme réel relève plutôt des complicités municipales qui créent aussi la pavillonisation en province et en banlieue parisienne. N.B. Comme le Lergnes de Guéraut, le Paris-75 n'est pas la ville réelle, qui comprend sa banlieue et 10 millions d'habitants. Mais surtout, comme je l'ai répondu sur Twitter, l'urbanisme populiste rétro se manifeste (institutionnellement) par un façadisme dérisoire :

Façadisme

J'avais personnellement été surpris par la vétusté et même l'insalubrité de nombreux quartiers parisiens quand j'y suis arrivé de ma province en 1981. Des rénovations ont eu lieu petit à petit et cette situation n'est pas encore complètement résorbée (outre la mauvaise qualité générale des logements de la capitale). Une partie de ce retard est certainement due au principe même de la rénovation, qui coûte plus cher qu'une reconstruction. On comprend cependant que certains aient été échaudés par la tout aussi mauvaise qualité des HLM de la période de construction précédente et qu'ils idéalisent donc le « cachet » de l'ancien. Ce qui n'est pas vraiment le cas non plus : les immeubles « de rapport » haussmanniens sont juste d'anciens HLM à moulures pour loger les provinciaux nécessaires à la construction de ce nouveau Paris (chemin de fer, égouts, métro, immeubles). Pour les plus jeunes (sociologues compris), on peut rappeler le niveau d'équipements des logements depuis l'après-guerre - tableau que j'ai déjà présenté dans un article précédent :

Confort des logements 1954 1962 1968 1975 1982 1990 2002
Baignoire ou douche 10,4 28,9 47,5 70,3 84,7 93,4 98,4
WC intérieurs 26,6 40,5 54,8 73,8 85,0 93,5 98,3
Source : Recensements de la population et enquête Logement 2002, INSEE

Le biais initial du livre de Guéraut réside dans sa dépendance au cadre politique actuel de confusion de l'associatif et du public. Même dans les petites villes, il existe d'autres acteurs culturels – Guéraut mentionne « quelques galeries privées lergnoises » (p. 158) que concurrençait le projet culturel de la Jeune Chambre Économique de Sylvain. Sur ces questions spécifiquement culturelles, il résulte de cette confusion une sorte de politique de l'offre dirigiste. Il faudrait plutôt considérer que le principe directif était lié au faible taux de scolarisation de l'époque précédente, même si les artistes ou les intellectuels de la culture maintiennent une sorte d'élitisme, surtout parce que l'éducation culturelle n'est toujours pas très développée. Il résulte de ces manques que les individus forment eux-mêmes leurs goûts personnels en matière d'art et de culture. Ce qui n'est pas plus mal non plus.

Une prétention excessive à une scientificité surplombante est aussi présente chez les sociologues. Mais il ne faut pas non plus trop se formaliser. Ce livre de Guéraut peut être considéré comme l'occasion de constater les limites de ces exercices de style que constituent les doctorats. Dans mon livre sur Heinich, je disais que nombre de recherches ne sont que des travaux d'étudiants. De même que le livre de Picard sur Barthes, qui corrige les errements d'un prof célèbre, mon enquête à épisodes sur la Crise de la connaissance sociologique, analyse les limites de ces « figures imposées » et légendes universitaires. Comme pour les plagiats non repérés, le principe académique réel est de produire un discours qui correspond à une audience pour avoir un poste ou obtenir une publication (« par les pairs » qui font de même). Une fois installé, dans le meilleur des cas, on corrige ses erreurs personnelles ou celle de son temps.

La situation actuelle reste pour le moment un discrédit persistant de la sociologie, qu'il faudrait essayer de traiter. Le relatif succès critique du livre de Guéraut montre seulement qu'il existe une demande militante qui retrouve ses thématiques sociales traditionnelles, quoique dévoyées par une sorte de façadisme intellectuel décliniste rétro.

Jacques Bolo




Notes

1. Une expo sur la collectionneuse Gertrude Stein et Picasso vient de se tenir au Musée du Luxembourg du 13 septembre 2023 au 28 janvier 2024. [Retour]

2. N. Renahy et P.-E. Sorignet, « Pour une sociologie du mépris de classe. L'économie des affects au cœur de la domination », Sociétés contemporaines, 4 (120), 2020, pp. 5-32. [Retour]

3. Gaxie et Offerlé, « Les militants syndicaux et associatifs au pouvoir ? Capital social collectif et carrière politique », in Birnbaum (dir.), Les Élites socialistes au pouvoir, 1980-1985, Paris, PUF, 1985, p. 137. [Retour]

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