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Économie - Septembre 2023

Réindustrialisation et Immigration

Résumé

Stéphane Carcillo (OCDE, Sciences-Po), sur France culture oppose que « le travail ne se partage pas » à ceux qui contestent le recours à l'immigration.

Suite aux déclarations du ministre délégué chargé de l'industrie, Roland Lescure, sur la nécessité d'une immigration pour réindustrialiser la France, Stéphane Carcillo (OCDE, Sciences-Po), aux infos des « Matins » de France culture du 13 septembre 2023, nous rabâche que « le travail ne se partage pas », mantra éculé des économistes.

On comprendra avec Stéphane Carcillo qu'il s'agit ici de contredire l'argument de l'extrême-droite contre la venue d'immigrés (extra-européens surtout). Le succès du FN/RN se fonde classiquement sur une variation du slogan nazi : « cinq millions de chômeurs/cinq millions de juifs » qui a toujours autant de succès auprès de certains électeurs, au prétexte qu'il faut donner du travail aux chômeurs nationaux. On peut toujours dire que ce n'est pas par racisme, d'autant qu'on a l'expérience récente du Brexit ou de la Suisse, qui visaient bien des immigrés européens (surtout polonais au Royaume-Uni et ceux en provenance de l'UE, dont des Français, en Suisse). La réalité est quand même que c'est surtout l'immigration « visible » qui est la cible principale du RN actuellement ou plus généralement un peu partout (France, Danemark, Hongrie, Italie, Tunisie, etc.). Dans les faits, il existe toujours une frange radicale raciste qui sert de base militante active aux partis d'extrême droite, quitte à être marginalisée ensuite dans les partis en voie de dédiabolisation. Ceux qui se foutent effectivement de la race en pensant seulement au résultat ferment les yeux sur ces dérives. Eux pensent que le travail se partage et ne veulent pas partager, contrairement aux tentatives de culpabilisation illusoires des antiracistes.

L'idée que « le travail ne se partage pas » était déjà en vogue dans les années 1950-1960 avec le démographe/économiste Alfred Sauvy contre l'idée de partage du travail pour lutter contre le chômage. On l'a vu refleurir contre les 35 h ensuite. L'argument repose sur le principe que « l'emploi crée l'emploi » et plus généralement sur l'idée de croissance, réputée indéfinie. Les économistes plus récents évoquent aussi la « destruction créatrice » de Schumpeter.

On peut comprendre l'idée des économistes, mais elle est aussi fausse que celle de l'extrême droite. Leur erreur commune consiste à généraliser une observation partielle valide. C'est le biais fréquent des modèles économiques et plus généralement des intellectuels. Il est évidemment exact que la croissance crée des emplois ou bien que les immigrés peuvent faire concurrence aux travailleurs locaux en tirant les salaires à la baisse. Il est aussi exact que les immigrés peuvent contribuer à l'occupation des postes dans les métiers en tension et permettre une croissance plus importante. L'argument traditionnel que les immigrés occupent les emplois que les nationaux ne veulent pas est sans doute moins vrai du fait que les fils d'immigrés ont les mêmes ambitions que les autres. Leur naturalisation leur ouvre d'ailleurs les emplois de la fonction publique.

Sur la question très spécifique du partage, il est par contre tout aussi évident que l'organisation du travail repose bien sur une division du travail et une répartition des tâches, dans l'entreprise ou la société en général. Par exemple, on pourrait parfaitement changer les trois-huit en quatre-six dans le travail posté. Plus concrètement, c'est justement l'existence d'une répartition des horaires et la réduction du temps de travail elle-même qui permet les heures supplémentaires, forme actuelle du refus du partage sur le principe du « travailler plus pour gagner plus », lancé par Sarkozy pour contrer la gauche. Le réel problème des 35 h est d'ailleurs que la gauche a confondu partage du travail (qui impliquait un partage du salaire) et réduction du temps de travail avec maintien du salaire, ce qui a obligé à construire une usine à gaz technocratique de compensations et d'aides aux entreprises (Martine Aubry qui en était chargée était contre les 35 h). La réalité était simplement que les salariés et leurs syndicats ne voulaient justement pas partager !

Mais la question véritable n'est actuellement pas celle-là. Dans ce contexte de baisse du chômage et de tensions sur le recrutement, le problème est plutôt la seule mobilité géographique. La question de l'immigration concerne simplement les étrangers qui semblent, à tort, être les seuls concernés. Au passage, j'ai déjà eu l'occasion de mentionner que le refus de l'immigration par l'extrême droite pouvait inciter les natifs à hésiter à se trouver en position d'« immigré », car la réalité de l'immigration n'est pas seulement internationale mais plutôt d'abord régionale. D'ailleurs, ceux qu'on appelle actuellement immigrés peuvent être considérés comme des provinciaux des anciennes colonies françaises. On parlait d'opposition centre/périphérie à l'époque.

On connaît pourtant l'analyse correcte: dans la trilogie marseillaise de Pagnol où M. Brun est l'étranger parce qu'il vient de Lyon ou plus caricaturalement dans Manon des sources, l'infortuné Bossu, père de l'héroïne, vient du village d'à côté et se révèle même être le fils illégitime du Papé local (comme le veut toute tragédie grecque). La réalité de la modernité française est initialement la mobilité provinciale vers la région parisienne et les régions industrielles et plus récemment vers le Sud ou n'importe où au gré des mariages et des divorces. Une cause peut en être les rencontres dans les villes universitaires ou pendant les vacances de plus en plus lointaines (d'où les unions avec des étrangers par la même occasion). Le modèle social de l'extrême droite idéalise une vie sociale qui se passait dans le village - en s'illusionnant sur la sérénité comme on l'a vu avec Pagnol : le racisme était régional avec ses querelles de clocher. Historiquement, ce qui a unifié le pays a surtout été les guerres avec les nations européennes.

La situation est différente aujourd'hui que la mobilité géographique est la norme avec l'amélioration des transports et du tourisme. Une conséquence connue de cette immigration interrégionale ou internationale européenne est la hausse des prix du foncier qui empêche les locaux de s'installer. On peut penser aussi que le discours anti-immigrés reporte sur les non européens des griefs qui concernent d'abord les nationaux étrangers à la région ou les Européens qui s'implantent en France. On valorise souvent les Anglais dans le Sud-Ouest, mais ils contribuent évidemment à ce phénomène inflationniste. Dans le Sud-Est, on reprochait aux Hollandais et Allemands de faire monter les prix. C'est un peu passé de mode. On parle plutôt des résidences secondaires ou du surtourisme un peu partout pour traiter cet inconvénient.

Un bon exemple pour comprendre la question dont parle Stéphane Carcillo avec son jingle « le travail ne se partage pas » correspond à la question migratoire actuelle des emplois saisonniers, dans l'agriculture ou le tourisme. Il s'agit bien de faire face à un besoin de main-d'œuvre d'un secteur en pénurie. On en connaît aussi les contraintes : les salaires sont peu attractifs compte tenu des astreintes, sachant que ces emplois concernent tout spécialement le « travailler plus pour gagner plus » avec les horaires à rallonge. S'y ajoute notoirement la difficulté pour les employés de trouver un logement, alors même qu'ils sont pourtant peu exigeants du fait de ces horaires. Mais les bailleurs préfèrent évidemment louer à des touristes qui paient mieux et les employés destinés à les servir devraient donc dépenser tout ce qu'ils gagnent pour se loger. Un cas plus classique encore est celui des travailleurs saisonniers dans l'agriculture, qui correspond souvent à une exploitation de l'immigration avec des conditions de logement indignes relevant de l'esclavage moderne. Accessoirement, une des premières mairies conquises par le Front national (à l'époque) était celle de Saint-Gilles dans le Gard dont les électeurs étaient en partie ceux qui faisaient venir les immigrés pour les récoltes de fruits. On a bien vu le manque de main-d'œuvre immigrée dans l'agriculture au Royaume-Uni après le Brexit qui avait été voté pour limiter l'immigration des pays de l'est de l'Europe. On y parle de faire venir des travailleurs asiatiques.

L'erreur de l'économisme immigrationniste ou l'extrême droite anti-immigrationniste réside soit dans l'illusion libérale de l'ajustement automatique, soit dans l'illusion dirigiste de la planification. Les adaptations sont souvent imparfaites, sans parler des crises imprévues comme la dernière sur la pandémie de Covid-19. La difficulté est que les souplesses et protections profitent à certains et pas à d'autres. La tendance est plutôt qu'on vise le maintien des avantages acquis, des employeurs ou des employés, en prenant le risque de rater des évolutions et celui d'en subir les répercussions.

L'idée de partage du travail (et des salaires) avait pour principe d'adapter l'offre à la demande en profitant surtout de l'économie sur les allocations chômage qui aurait aussi allégé les charges et amélioré la compétitivité des entreprises. Le choix de la forme réduction du temps de travail et les compensations ont annulé les bénéfices et le principe même des 35 h. Le partage correspondait effectivement à un chômage partiel. C'est le principe constant de l'entreprise quand l'activité diminue conjoncturellement. Il faut bien conserver les qualifications. Le chômage partiel permet d'éviter un chômage total, surtout pour les nouveaux entrants. Ce qui s'est passé ces quarante dernières années est que les actifs ont choisi ce qu'on a appelé « préférence pour le chômage » avec la persistance du poids des allocations comme conséquence et leur réduction comme seule solution envisagée.

L'erreur fondamentale était que la perte effective de salaire, outre de sécuriser le marché de l'emploi, aurait provoqué une baisse relative des prix. La gauche a toujours du mal à accepter la loi de l'offre et de la demande. L'extrême droite visait les immigrés comme concurrents, mais a sans doute contribué à leur donner un avantage compétitif puisqu'ils sont moins exigeants. De leur côté, les économistes ont ânonné le dogme « le travail ne se partage pas » en oubliant leurs bases sur les ajustements qu'ils revendiquent habituellement.

Un défaut de tous ces intellectuels plus ou moins dogmatiques est de chercher à démontrer une hypothèse au lieu d'observer la réalité. Pour réfléchir à des mesures sociales, une précaution consiste à se dire que chaque solution a des avantages et des inconvénients. Il ne faut pas seulement comparer les avantages de l'une avec les inconvénients de l'autre, ce qui est un indice de raisonnement dogmatique. On doit toujours demander quels sont les inconvénients de sa propre opinion. C'est un bon moyen pour se débarrasser des démagogues.

Jacques Bolo

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