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Écologie - Avril 2023

André Gorz, L'idéologie sociale de la bagnole (1973)

Résumé

André Gorz, dans les années 1970, reprend à son compte les critiques du tout-automobile de la période pompidolienne en visant tout particulièrement les désillusions de son usage statutaire.

Ce petit texte d'André Gorz a réapparu récemment sur les réseaux sociaux. Il date de la première époque de l'écologie militante, celle de l'agronome René Dumont (1904-2001) qui avait été le premier candidat écologiste à l'élection présidentielle de 1974 et celle des revues Survivre et Vivre (1970-1975) par les scientifiques critiques Claude Chevlley, Alexandre Grothendieck et Pierre Samuel, puis La Gueule ouverte, lancée par l'équipe de Charlie/Hara-Kiri, parue entre 1973 et 1980. Le démographe Alfred Sauvy écrivait aussi Les Quatre roues de la fortune sur l'automobile en 1968 contre le choix pompidolien du tout routier. Il y critiquait aussi l'occupation gratuite de l'espace public par la bagnole (sans doute à l'origine des parcmètres).

Le texte d'André Gorz, « L'idéologie sociale de la bagnole », a été publié en septembre-octobre 1973 dans la revue Le Sauvage, fondée en 1973 et publiée jusqu'en 1980 (fermé par Perdriel, patron du titre et du Nouvel Obs, pour ne pas gêner la candidature de Mitterrand). La revue reparaîtra entre 1990 et 1991 (selon Wikipédia).

Dans son article, Gorz reprend la critique par Sauvy de l'idéologie de la bagnole, en utilisant surtout le paradoxe logique de sa perte de valeur de prestige :

« Le vice profond des bagnoles, c'est qu'elles sont comme les châteaux ou les villas sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d'une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. À la différence de l'aspirateur, de l'appareil de T.S.F. ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d'usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme la villa sur la côte, n'a d'intérêt et d'avantages que dans la mesure où la masse n'en dispose pas. »

Son argumentation est néanmoins biaisée. Les lecteurs d'aujourd'hui doivent savoir qu'à l'époque, dans sa fameuse « unité d'habitation », dite « la Cité radieuse », de Marseille, l'architecte Le Corbusier ne prévoyait pas la place des gros équipements ménagers. Ils étaient bel et bien considérés comme des éléments statutaires de l'élite. On pensera au film, Mon Oncle, dont le beau-frère du héros est un cadre snob dont la « villa Arpel » possède tout le confort moderne futuriste, par opposition au taudis pittoresque du personnage joué par Tati.

Concernant aussi les chiffres, la voiture était déjà très répandue en 1973. C'était le système autoroutier qui était peu développé. J'avais publié dans Exergue le tableau de l'équipement progressif des ménages, que je reproduis ici :

Équipement des ménages 1954 1960 1970 1980 1990 1995 2000 2005 2010
Lave-linge 8,4% 24,4% 56,9% 79,5% 88,0% - 90,0% - 95,0%
Télévision 1,0% 13,1% 70,4% 90,1% 95,0% - - - 97,8%
- dont couleur - - - 43,9% - - - - 97,8%
Automobile 21,0% 30,2% 57,6% 70,8% 76,8% - 80,3% - 83,5%
Téléphone fixe - 10,0% 14,9% 66,3% 95,0% - 97,0% - 89,3%
Réfrigérateur 7,5% 25,8% 79,9% 95,1% - - - - 99,8%
Ordinateur - - - - - 14,8% - 54,0% 69,7%
Internet - - - - - - - 39,0% 64,6%
Source : Insee TEF 2013, Insee

On constate que Gorz avait choisi très opportunément les petits équipements. Pour les plus gros, la bagnole les supplantait dès 1960 avec 30 %. La réalité est que le choix politique de la bagnole correspond plutôt à la facilité planificatrice des grosses concentrations productives et ouvrières (avec la collusion gaullisme-communisme de la période).

Gorz vise surtout maladroitement une clientèle intellectuelle dont les références étaient marquées par l'idéologie marxiste, qui prospérait dans la période post-soixante-huitarde.

« Pourquoi, à la différence des autres biens 'privatifs', [la bagnole] n'est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? [...] L'automobilisme de masse matérialise un triomphe absolu de l'idéologie bourgeoise au niveau de la pratique quotidienne : il fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s'avantager aux dépens de tous. »

La critique de l'individualisme n'a pas trop de sens en ce qui concerne la consommation. Le but du socialisme est d'ailleurs l'abondance et non la pénurie. Le moralisme, qui fait de nécessité vertu : « 'On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là', me disait un ami est-allemand, consterné par les spectacles de la circulation parisienne », paraît aujourd'hui assez ridicule avec sa caution est-allemande. L'argument pouvait marcher à l'époque ! Rappelons que les « droits bourgeois » que sont les droits humains sont bien les droits de l'individu, en particulier contre l'emprise de l'État. Certains l'avaient oublié, comme Merleau-Ponty s'opposant à Koestler dans Humanisme et Terreur (1947), summum de la scolastique académique stalinienne.

Gorz insiste quand même lourdement sur le côté symbolique, au point de parler de « l'égoïsme agressif et cruel du conducteur qui, à chaque minute, assassine symboliquement 'les autres', qu'il ne perçoit plus que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse », alors que les morts réels sur les routes étaient jusqu'à cinq fois plus nombreux qu'aujourd'hui ! Il faut supposer que tout le monde considérait ça comme normal à l'époque.

Gorz justifie son point de vue par une sorte d'égalitarisme historien : « Quand la voiture a été inventée, elle devait procurer à quelques bourgeois très riches un privilège tout à fait inédit : celui de rouler beaucoup plus vite que tous les autres. Personne, jusque-là, n'y avait encore songé : la vitesse des diligences était sensiblement la même, que vous fussiez riches ou pauvres. » C'est un peu spécieux de prétendre que « c'était mieux avant » en ce qui concerne l'égalité. Surtout, en proposant un point de vue quand même un peu complotiste.

Son point de vue de patriarche de l'écologie politique, ces réserves mentionnées, se fonde plus concrètement sur une idée de réforme plus globale de l'urbanisme :

« Le mythe de l'agrément et de l'avantage de la bagnole persiste alors que les transports collectifs, s'ils étaient généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. La persistance de ce mythe s'explique aisément : la généralisation de l'automobilisme individuel a évincé les transports collectifs, modifié l'urbanisme et l'habitat et transféré sur la bagnole des fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Il faudra une révolution idéologique (« culturelle ») pour briser ce cercle. Il ne faut évidemment pas l'attendre de la classe dominante (de droite ou de gauche). »

On remarquera l'utilisation de l'allusion à la « révolution culturelle » (la Chine de Mao avait bonne presse à l'époque), mais aussi la mise de la droite et de la gauche dans le même panier. La gauche était productiviste. L'origine de la thèse de Gorz, dont il pousse un peu trop le côté symbolique au point qu'on peut penser qu'il idéalisait la période pré-industrielle, était en fait le livre d'Ivan Illich (Énergie et Équité, 1973), qu'il résume fidèlement :

« L'Américain type consacre plus de mille cinq cents heures par an (soit trente heures par semaine, ou encore quatre heures par jour, dimanche compris) à sa voiture : cela comprend les heures qu'il passe derrière le volant, en marche ou à l'arrêt ; les heures de travail nécessaires pour la payer et pour payer l'essence, les pneus, les péages, l'assurance, les contraventions et impôts… À cet Américain, il faut donc mille cinq cents heures pour faire (dans l'année) 10 000 km. Six kilomètres lui prennent une heure. Dans les pays privés d'industrie des transports, les gens se déplacent à exactement cette même vitesse en allant à pied, avec l'avantage supplémentaire qu'ils peuvent aller n'importe où et pas seulement le long des routes asphaltées. »

On peut nuancer en disant que les gens se déplacent quand même moins vite que 6 km/h (et en famille dans les voitures) et que les voyages étaient quand même plus difficiles quand il n'y avait pas de routes. L'intérêt réel de ce calcul, que j'avais connu à l'époque, est plutôt de montrer le coût réel des choses. C'est l'origine de l'idée de décroissance et sans doute la raison pour laquelle je n'ai eu de voiture que pendant une courte période de deux ou trois ans, quand il me fallait aller travailler dans une campagne mal desservie. J'aimais bien Illich et son autre thèse sur Une société sans école (1971), tout aussi factuellement critique.

La réserve commune qu'on peut leur faire est sans doute la facilité intellectuelle de faire table rase de l'existant sans mesurer le coût du remplacement. Le système fondé sur la voiture (matériaux, industrie, routes, entretien, temps, etc.) montre la nécessité d'un arrière-plan technique important à tout produit final. La thèse de Gorz sur une sorte de complot intentionnel du Capital pour endoctriner les masses était sans doute un peu trop dans l'air du temps. On parlait beaucoup d'aliénation et de conditionnement à l'époque.

L'idée que l'égalité proposée est un subterfuge avec des conséquences imprévues, toujours sur le plan symbolique : « qu'est-ce qu'un privilège si tout le monde y accède ? C'est un marché de dupes », me paraît devoir être révisée. La question des effets pervers possibles concerne tous les choix politiques. Sur le plan purement quantitatif qui sert d'argument, il ne faudrait pas oublier non plus que la population mondiale a doublé depuis les années 1960.

Très justement, Gorz analyse la conséquence du tout-voiture sur l'urbanisme, avec le modèle américain autoroutier et ses banlieues pavillonnaires. C'est aussi le choix qui a été fait juste après pour la France. J'ai montré, dans « Sociologie Google Maps® du périurbain » et sa suite, l'explosion des zones pavillonnaires qui remplacent la forme architecturale des anciens villages. Gorz, comme Illich, en montrent bien la conséquence en termes de besoin de déplacement. On a pu en mesurer les effets en 2018-2019 avec la crise des gilets jaunes, qui portait initialement sur une résistance à l'augmentation du prix de l'essence. Juste après, la pandémie de Covid-19 a provoqué des ruptures logistiques d'approvisionnement qui ont fait flamber le cours du pétrole (après une baisse due à l'arrêt de l'économie pendant les confinements). Et voilà que le prix du baril remonte encore avec la guerre en Ukraine en 2022. Il ne faut pas oublier non plus que la question du développement des pays pauvres persiste en maintenant la demande, malgré la recherche d'économies pour faire face au changement climatique.

Gorz considère donc que la bagnole a tué la ville et il fait l'apologie des transports en commun, du train en particulier. Ici aussi, il faudrait savoir que la fermeture des anciennes petites lignes correspond surtout au fait que les populations rurales se sont motorisées. Historiquement, le train a désenclavé les campagnes au XIXe siècle. Il n'y avait pas de routes à l'époque. C'est l'augmentation de l'usage de la bagnole qui a étendu le réseau routier. On peut avoir du mal aujourd'hui à imaginer la situation antérieure parce que les routes sont déjà là.

Gorz considère que « l'alternative à la bagnole ne peut être que globale » au moyen de villes à l'échelle humaine, comme le dit Illich, qui parlait de « convivialité ». Gorz a sans doute le tort de laisser penser que les villes étaient plus vivables autrefois, quand il dit que « pour des générations, la grande ville, objet d'émerveillements, était le seul endroit où il valût la peine de vivre. » Son vrai projet correspond aux utopies écolos des années 1970, avec le film L'an 01, de la bande à Charlie hebdo et de La Gueule ouverte :

« On peut imaginer que ces villes nouvelles seront des fédérations de communes (ou quartiers), entourées de ceintures vertes où les citadins -- et notamment les 'écoliers' -- passeront plusieurs heures par semaine à faire pousser les produits frais nécessaires à leur subsistance. Pour leurs déplacements quotidiens, ils disposeront d'une gamme complète de moyens de transport adaptés à une ville moyenne : bicyclettes municipales, trams ou trolleybus, taxis électriques sans chauffeur. Pour les déplacements plus importants dans les campagnes, ainsi que pour le transport des hôtes, un pool d'automobiles communales sera à la disposition de tous dans les garages de quartier. La bagnole aura cessé d'être besoin. »

Il propose, pour y arriver, de « ne jamais poser le problème du transport isolément, toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la compartimentation que celle-ci a introduite entre les diverses dimensions de l'existence », ce qui était le principe holiste assez couramment envisagé à l'époque par les tendances marxistes et new-age. Pour mémoire, au cours d'une sorte de séminaire universitaire militant en anglais proposé par Ronald Creagh à Montpellier dans les années 1970, le terme holistic avait été prononcé. L'interprète avait hésité sur la traduction, car le mot holiste lui-même n'était pas souvent utilisé alors en français. J'avais proposé « totalitaire » et ça avait jeté un froid. C'était le mot le plus courant.

Il me semble en effet que les propositions de Gorz ont le tort de se fonder sur une interprétation « complotiste » globale, alors que l'histoire de la révolution industrielle a consisté plutôt, à chaque période, en réponses techniques spécifiques à des problèmes empiriques. Les vrais opposants originels globaux à ces solutions techniques idéalisaient l'ordre social passé que ces nouveautés bouleversaient. Ils aboutissaient à des discours délirants comme ceux de Scheler, qui propose un fantasme médiéval, ou Spengler qui penche pour un nietzschéisme aristocratique. Ce dernier remarque effectivement que la modernité génère des besoins infinis. L'écologie a aussi cet héritage.

Le goût de la bagnole a surtout correspondu à la demande des populations qui y a bien trouvé un moyen d'évasion, mais pour un prix sans aucun doute beaucoup trop élevé. Les politiques et les industriels ont suivi. Si les pauvres ont voulu imiter les riches, comme le dit un peu trop Gorz, il faut qu'il admette qu'un monde conçu pour l'automobile est dû à cette demande populaire. Les riches se contentaient de mauvaises routes auparavant et leurs voyages étaient des expéditions hasardeuses. Depuis le principe artisanal du camping des « congés payés » ou du Guide du routard, on constate aussi que le tourisme de masse tue le tourisme aujourd'hui. Mais ce n'est pas un piège ou un complot, juste un résultat.

Chez Gorz, l'idée de sobriété me paraît plutôt être une idéalisation moralisante de la pénurie populaire du passé où le luxe était réservé à une élite. Les années 1950-1960 étaient aussi marquées par les pénuries persistantes dues à la Deuxième Guerre mondiale. On peut voir aussi ce biais dans Les Trente glorieuses, de Fourastié, qui concerne bien le sujet et la période concernés par l'article de Gorz. Sa forte insistance sur l'aspect symbolique de la possession de bagnole insinue le doute sur sa propre idéologie. Comme je l'avais remarqué à propos du texte de Bourdieu sur les sondages, il faut contextualiser les republications pour ne pas faire de contresens aujourd'hui.

Jacques Bolo

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