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Robert Escarpit, Le Littératron (1964)

Résumé

Péripéties du parcours d'un arriviste plagiaire dans le milieu universitaire et de la haute administrations des années 1960. Le Littératron est l'appellation marketing de l'époque de sa machine à produire du texte, testée dans une campagne électorale populiste provinciale. On parlait déjà d'une sorte d'intelligence artificielle à l'époque.

Robert Escarpit, Le Littératron, coll. « Le Meilleur des mondes », éd. Flammarion, Paris, 1964, 218 p.

Escarpit considère son texte, Le Littératron, comme un « roman picaresque » (qui traite d'aventuriers issus du peuple). C'est un bon artifice pour jeter un coup d'oeil sur les pratiques des élites de son temps auquel le héros, Méric, veut s'intégrer. En quatrième de couverture, on peut lire que « ceux qui ont lu le manuscrit m'ont dit que j'allais me faire des ennemis » et Escarpit prétend n'avoir visé personne. Le fait est que son artifice du héros arriviste considère plutôt les pratiques académiques et de la haute administration en général comme fondées sur l'esbroufe (ici technologique). Autant dire qu'il a dû se faire beaucoup plus d'ennemis que s'il s'était agi d'un roman à clef où l'on pouvait reconnaître des personnages réels de l'époque.

Il est un peu factice de faire de la mère du héros une pute qui avait couché avec un allemand après un résistant (qui recueillera le petit Méric après le départ de sa mère pour tenir un bordel à Oran). Mais l'affaire est torchée en six pages. De sa mère il ne lui restera que ces paroles : « si tu ne veux pas être mangé, ne t'attaque qu'à de plus faible que toi » (p. 8). Certains lecteurs peuvent prendre le livre, au choix, comme une critique de la corruption généralisée ou comme un manuel d'arrivisme. Méric bénéficiera en permanence de conseils de relations, même récentes : c'était moins difficile à l'époque. Il lui faudra quand même acquérir quelques trucs, à Sciences Po, par exemple : « il y a des choses qui ne s'inventent pas : [...] citer du Tocqueville à des syndicalistes et du Marx à des bourgeois » (p. 18). Escarpit balance des piques sans avoir l'air d'y toucher. Sur les grands pontes de la connaissance : « Ratel [...] est spécialiste des choses en général », en pointant une pratique académique qui fait souvent des ravages : « il se mit à dicter une conférence sur l'enseignement de la physique quantique dans les maternelles » (p. 26).

Curieusement, le héros d'Escarpit sera en permanence démasqué, comme flagorneur par un professeur, mais qui lui donne son certificat de psycho-démographie (p. 34). Il sera rabroué par sa maîtresse : « j'ai cru sentir en toi un ambitieux. Mais j'ai l'impression que tu n'es qu'un sale petit arriviste » (p. 36) qui lui pardonne immédiatement.

L'ensemble du livre repose plutôt sur des notations sarcastiques sur les pratiques et les discours de l'élite intellectuelle dont Méric veut faire partie. À propos du projet de son tuteur : « vous pensez qu'il convaincra les dirigeants des sociétés pétrolières ? - C'est peu probable. - Ne parliez-vous pas de réussite ? - Je pensais aux résultats scientifiques », lui répond son ami spécialiste qui décrit les scientifiques comme des enfants qui jouent, se disputent les budgets, se volent les idées, en disant que ce sont d'autres qui se chargent des réalisations : « ce n'est pas la vache qui fabrique le fromage » (pp. 39-40). Sur le jargon et la compétence même des spécialités : « un habile maniement du vocabulaire technique [linguistique] me permettait d'intimider certains spécialistes qui n'étaient guère plus spécialistes que moi » (p. 54). Méric se livrera aussi à un plagiat d'une « brochure publiée confidentiellement en 1954 par un ancien capitaine des Forces Françaises Libres » qui sera l'origine de sa thèse sur « Les variations de la fréquence de l'e muet dans les oeuvres des écrivains militaires de la première moitié du XXe siècle » (p. 60).

Le Littératron

La nature d'arriviste du héros, hors son tour d'esprit personnel dont le roman nous fait profiter, me semble aussi discutable. Il me paraît plutôt rechercher le rendement maximum à moindre coût. En somme, c'est une sorte d'étudiant glandeur qui veut ses diplômes sans trop travailler. Mais il s'agite aussi beaucoup et frappe à toutes les portes. Pour son futur projet, il profitera d'un monologue d'un donneur d'ordre à propos de son financement : « linguiste ? Bon ça !... Voyons... Biolinguistique... Eurolinguistique... Je cherche un préfixe [...]. Les deux meilleurs en ce moment, c'est bio à cause du cancer et euro à cause du Marché commun. [...] Remarquez que le mieux c'est encore un suffixe [...]. Le meilleur, c'est 'tron' » (pp. 30-31). C'est ainsi que Méric concevra le projet accrocheur de sa machine littéraire : le Littératron (p. 55). On le met aussitôt en garde : « le défaut de toutes ces machines, c'est qu'elles coûtent trop cher pour ce qu'elles font » (p. 86), mais l'auteur note également la pratique institutionnelle : « on mesure la nécessité d'un homme qui fait carrière au nombre de millions qu'il gaspille » (p. 87).

Un épisode d'appel sous les drapeaux du héros, en pleine guerre d'Algérie, permet surtout à Escarpit de ne pas oublier l'armée dans son tour d'horizon des institutions, toujours sous prétexte d'arrivisme : « mon attitude [...] me valut une réputation de loyalisme et de courage civique, qualités dont les militaires font beaucoup de cas chez les autres » (p. 104). Ses relations militaires serviront Méric plus tard dans l'histoire.

Son projet se mettant en place, on commence à solliciter Méric : le président des jurys de prix littéraire vient le supplier de produire des best-sellers pour sauver l'édition française (pp. 105-106). Escarpit était spécialiste de sociologie de la littérature. Un colloque est organisé à Royaumont, qui inquiète un peu le héros relativement à ses faibles compétences, mais « les communications retenues se révélèrent d'ailleurs n'avoir avec le thème de la rencontre qu'un rapport lointain et purement verbal. Cela n'eut guère d'importance, car personne ne les écouta. Quant aux discussions, ce furent des suites confuses de monologues plus ou moins intelligibles » (p. 115).

Une application du Littératron eut lieu en secret dans un test électoral provincial avec des enquêteurs chargés de faire des enregistrements des discours des électeurs (pp. 127-128). Cela aboutit à la production d'un discours populiste sur le mode « tous pourris » (p. 138), dont la synthèse fut reproduite par le candidat choisi pour le test. Il fut élu haut la main. L'opération fut analysée comme provoquant « un effet de résonance » chez les auditeurs (p. 142). On se dit que les conseillers de Trump ont dû lire ce roman.

Malgré un chantage initial menaçant de révéler le plagiat pour la thèse (pp. 148-149) et une péripétie dégommant le Littératron pour cause d'espionnage dans le contexte de la guerre froide (d'autres arrivismes sont sans doute à l'oeuvre et se télescopent), le héros s'en sort et se met au vert. Mais la fin laisse entrevoir qu'il rebondira probablement avec un autre projet tout aussi aguicheur.

Notons qu'aujourd'hui, s'il existe bien une esbroufe technologique pour parler d'intelligence artificielle quand il ne s'agit que d'informatique simplement rendue plus envahissante du fait du « big data », l'escroquerie intellectuelle est plutôt le fait des philosophes opposés à l'IA au nom de l'humain. J'en avais parlé dans mon propre projet de doctorat dont j'ai tiré un livre, qui a justement fait aussi l'objet d'un plagiat !

Jacques Bolo

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