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Économie - Mai 2020

Coronavirus : Relocalisations et Protectionnisme

Résumé

Les partisans de la relocalisation sont comme les horloges arretées qui donnent l'heure juste deux fois par jour. Mais ce n'est pas vraiment une solution en cas de pandémie.

À l'occasion de la crise du COVID-19, on a reparlé de protectionnisme sous le prétexte de relocalisation de la production de masques et autres instruments médicaux et médicaments. Les souverainistes se sont emparés de l'aubaine pour donner un tour rationnel à leur idéologie personnelle.

Mondialisation industrielle

L'analyse de la concentration industrielle en Chine est généralement fausse. La mondialisation ne concerne pas la seule Chine et quand la production industrielle était concentrée en Europe, les Occidentaux trouvaient ça normal. Après les débuts de la révolution industrielle, l'industrie s'est développée ensuite aux États-Unis, puis en Union soviétique, l'Asie a simplement suivi le mouvement général. Ce qui s'est réellement passé est que l'économie chinoise, aux XIXe et XXe siècles, avait connu une chute causée par des guerres externes (guerres de l'opium imposées par les Occidentaux, invasion japonaise) ou internes (seigneurs de la guerre après la déstabilisation causée par les guerres de l'opium). La Chine communiste, après 1949, avait choisi un isolationnisme plus ou moins inspiré de certaines politiques impériales antérieures. L'idéologie maoïste avait comme slogan « compter sur ses propres forces », une sorte de souverainisme local. Elle était devenue une forme de grande Corée du nord.

La réalité récente est que la Chine est simplement revenue à son niveau économique normal pour sa population. C'était le niveau qu'elle avait par rapport à l'Europe avant la révolution industrielle. Ce niveau dépend des échanges mondiaux comme pour les autres pays. Ce qu'on lui reproche est le fait que sa taille immense lui donne le fameux avantage comparatif des théories économiques classiques.

Le véritable problème est bien la concentration en général. Ce n'est évidemment pas malin de concentrer toute une production quelconque dans un seul pays. Encore que ce soit forcément le cas, en particulier pour certaines matières premières qui sont bien sûr inégalement réparties. La consommation est générale, la production est soit concentrée, soit distribuée plus ou moins correctement. Chaque pays dépend de l'existence d'un système global d'échanges garanti par des traités internationaux. Seuls les très grands pays ont statistiquement des chances d'être plus ou moins autonomes ou assez puissants pour avoir une capacité de se procurer ce dont ils ont besoin. C'était précisément la motivation de la croissance des empires. En l'absence d'un système de commerce international, l'impérialisme doit renaître implacablement. Il vaut mieux être en capacité d'y faire face. La solution est de faire déjà partie d'un grand ensemble, soit d'être un petit pays pouvant jouer sur l'un ou l'autre, soit d'avoir une production indispensable au niveau international.

Délocalisation ?

En outre, la vraie raison de la perte d'emplois industriels de certains pays, dont la France, n'est pas vraiment la délocalisation, mais plutôt la croissance de la productivité. Produire plus avec moins de salariés est la contrepartie du développement technologique. On produit toujours plus de 2 millions d'automobiles par an en France au lieu d'un maximum de 3,5 millions environ dans les années 1980-2000. Mais on en produisait seulement 1,37 million dans les années 1960 et 357 000 dans les années 1950 (source Wikipédia). Le nombre d'emplois (constructeurs, équipementiers, vente, services) a varié, mais l'importance du chiffre dépend surtout de la productivité, et aussi du seul renouvellement de l'équipement auto des ménages (multiplié par dix depuis les années 1950) ou de sa durabilité. Le but du progrès technique ou d'un meilleur pouvoir d'achat n'est pas d'avoir des produits moins durables.

La réalité de la délocalisation correspond plutôt au contraire au niveau du pouvoir d'achat des pays étrangers qui impose de fabriquer local pour les entreprises françaises qui existent sur leur marché. C'est la présence mondiale qui permet aux entreprises de fabriquer en plus grande série et de faire baisser les coûts. Sinon, les voitures françaises ne seraient pas concurrentielles et les marques françaises disparaîtraient complètement.

On a parlé de l'usine de production de masques de Plaintel en Bretagne qui avait été rachetée par les Américains d'Honeywell et dont la production a effectivement été délocalisée. Il s'agit ici plutôt d'une stratégie de concentration, non seulement pour produire à meilleur coût, mais surtout pour supprimer la concurrence. Dans le cas général des situations de ce genre, au passage, on s'approprie les brevets ou techniques de production, puis on les applique dans les pays à bas coût. C'est souvent un mauvais calcul. Le risque est de perdre les compétences et l'innovation à mesure, puisque l'innovation dépend de la pratique des employés qualifiés. L'avantage immédiat est que la concurrence est détruite, mais l'inconvénient est qu'on vit seulement sur ses acquis.

Pénuries systémiques

L'argument des souverainistes est faux de toute façon. Le problème de la pénurie possible persiste au niveau national : si une usine locale produit des masques pour les soignants, elle ne pourra pas en produire instantanément pour tout le monde en cas d'épidémie dans tout le pays. On doit pouvoir compter sur les échanges. Si la production était relocalisée dans chaque pays et qu'une pandémie apparaissait au niveau mondial, chaque pays se trouverait en situation de pénurie. C'est juste un problème d'approvisionnement purement industriel : il faut qu'un fournisseur puisse être capable de faire face à une augmentation de la demande, et qu'il sécurise ses approvisionnements. C'est impossible dans le cas d'une pandémie. Croire que les stocks suffisent est une illusion. Pour faire face, Jacques Attali avait parlé d'une économie de guerre, quand il faut produire des armes et munitions en grande quantité.

On peut d'ailleurs remarquer qu'une épidémie en France ne garantit pas l'approvisionnement général si l'usine est en Bretagne : les Bretons pourraient garder les masques pour eux exactement comme les Chinois le pourraient. Imposer une distribution égale ne ferait qu'étaler la pénurie. Inversement, si on dit qu'il faut des centres de production dans tous les pays, il en faudrait donc aussi dans toutes les régions. Ces centres de production seraient donc utilisés en sous-capacité en permanence. C'est vrai pour les masques et tous les équipements.

La réalité de la crise du COVID-19 est simplement qu'il existe une différence entre un problème localisé et une crise globale. On peut bénéficier d'une assistance extérieure nationale pour un cas régional et d'une aide internationale pour un cas national. Alors qu'un problème général exige de faire le gros dos en attendant que ça passe ou qu'on ait augmenté les capacités d'y faire face. La vérité est qu'on pensait que ce genre d'épidémie était réservé aux pays pauvres, ou à la rigueur pouvait être limité dans l'espace et dans le temps. Les deux précédents du SRAS (2002-2003) et du MERS (2012) avaient donné une fausse impression d'optimisme en ce sens.

On s'est également aperçu à cette occasion qu'on s'était résigné sans doute un peu trop auparavant aux décès dus à la grippe, dont un certain nombre pourrait être évité avec des mesures barrières ou une vaccination plus importante. Si le COVID-19 devient une épidémie saisonnière de plus comme la grippe et si sa gravité augmente, il faudra apprendre à vivre avec aussi, en l'absence de vaccin. Cela signifie qu'il faudra accepter une mortalité plus importante. Mais si elle est catastrophique, il faudra changer certaines habitudes.

Récessions ?

Concrètement, contrairement à la stratégie protectionniste la conséquence de cette crise sera plutôt la diminution des déplacements des personnes et pas la fin des déplacements de marchandises. Les réactions à l'exode de certains Parisiens vers la province ont montré que la limite à la tolérance n'était pas seulement internationale. Si la crise devait se prolonger, ceux qui travaillent dans le tourisme et la culture vont devoir se reconvertir. Cela va sans doute être déjà le cas à court terme, mais il est possible qu'une forte baisse se prolonge plus longtemps. Ce seront les clients qui décideront. L'État ne pourra pas entretenir à l'infini des activités qui ne seront plus demandées.

Pour la France, j'avais envisagé naguère l'éventualité de la chute du tourisme en fonction du changement de génération qui serait moins intéressée par les gloires du passé, ou simplement du fait de la disponibilité de sacs Vuitton un peu partout dans le monde. Cela pouvait être partiellement masqué, voire contredit, par l'apport des nouveaux clients en provenance des pays émergents. Je pensais que la France ferait bien d'en profiter tant que c'était possible et de trouver des activités de remplacement. Il se pourrait que le retournement soit plus rapide, même si un redémarrage est possible plus tard. Quoi qu'il en soit, quand on souhaite les relocalisations, il faut bien envisager toutes les conséquences : pas seulement celles qui nous arrangent ! C'est plutôt cette courte vue démagogique des politiciens qui provoque les vraies délocalisations par manque d'adaptation à la réalité internationale.

Jacques Bolo

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