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Femmes / Conneries - Septembre 2019

« Féminicides »

Résumé

Les intellectuelles féministes croient résoudre les problèmes avec des mots. Le risque est plutôt d'ajouter à la confusion.

Le terme « féminicide » a été lancé récemment pour parler des nombreux meurtres de femmes, autour de 120/160 par an (sur environ 850 meurtres par an en France), le plus souvent par leur mari ou compagnon. Ce terme est une bonne trouvaille. Mais c'est un « mot », comme « on ne naît pas femme, on le devient » de Beauvoir, qui est simplement une reprise du « on ne naît pas homme, on le devient », d'Érasme (1469-1536). Beauvoir était une littéraire dans un monde où les intellectuels détournaient des citations dans les dîners mondains pour montrer leur maîtrise de la langue et des références érudites. Les scoliastes contemporains croient plutôt faire de la science en prenant les mots au mot.

Certaines féministes veulent que « féminicide » soit intégré au Code pénal. Cette conception qui se polarise sur les mots, le constructivisme moderne, semble affirmer que cette intégration de féminicide au Code pénal supprimera les crimes en question. Les sciences humaines contemporaines parlent aujourd'hui de « performativité », sur la base de l'exemple d'un président de réunion qui « déclare la séance ouverte » et la séance est ouverte ! La réponse habituelle est que ce ne sont pas les mots qui agissent, mais l'institution.

Les auteurs constructivistes ont tendance à généraliser ce cas particulier. C'est le biais des modes universitaires de croire que « tout est » économique, sexuel ou « tout est langage » comme disait Dolto. On croyait en être un peu revenu, mais on y revient sans le dire. Je crains que le performatif relève davantage du « Que la lumière soit et la lumière fut ! » de l'explication théologique de la création. Il est normal que les intellectuels qui travaillent sur les mots exagèrent leur importance. L'importance des mots, mais aussi celle de se prendre pour des petits dieux, c'est-à-dire des gourous qui commencent par redéfinir le langage des adeptes de leur théorie.

Certaines militantes féministes veulent ainsi supprimer l'idée de « crime passionnel » ou au moins la possibilité que cette notion serve de circonstance atténuante. Pourquoi pas ? Mais cela revient simplement à alourdir les peines, ça ne supprimera pas le crime, à moins de supposer que ce soit dissuasif. Le problème, puisque les mots ont justement un sens, est qu'un crime passionnel correspond normalement à un crime commis sous le coup de la colère ou d'une vindicte agressive. Ce qui exclut le contrôle par la raison. Un article du Monde sur le sujet indique qu'il s'agit de « montrer que ça n'a rien de romantique » ! J'ai un peu l'impression que les féministes confondent ici la passion avec celle des romans roses. On croit entendre des propos d'amoureuses des belles lettres justifiant la volonté « de ne pas salir le beau mot de 'passion' » et autre discours de ce genre. L'anomalie est que cela relève ici de la sous-littérature.

Concrètement, le remplacement de la passion par la raison ne signifie pas que les conflits n'existent pas. Cela signifie que le divorce est autorisé. La situation antérieure était celle décrite par le film Divorce à l'italienne (Pietro Germi, 1961), qui insinuait que le meurtre était l'alternative quand le divorce était interdit. On peut donc supposer que les cas de féminicide sont bien des crimes passionnels, pas parce qu'on est passionné, mais parce qu'on est victime de ses passions, c'est-à-dire de ses émotions. La notion d'« intelligence émotionnelle » a le même problème de contradiction dans les termes due à une valorisation romantique et romanesque des émotions ou de la passion. Tout ce débat n'est pas une question de mots, mais une question de vocabulaire et de glissement de sens. Le sens juridique relevait normalement davantage du sens philosophique que de celui des telenovelas.

Pour d'autres féministes étymologistes, c'est presque pire : elles semblent dire que le terme féminicide signifie un meurtre de femme, tandis qu'un homicide signifie un meurtre d'homme (est-il besoin de préciser ici masculin). Évidemment, cette hérésie joue sur la parenté phonétique entre homme et homicide, qui a toujours signifié « un meurtre d'homme ou de femme ». Tout le monde le sait, comme tout le monde sait qu'homme est souvent utilisé à la place d'humain, masculin ou féminin. Faudra-t-il d'ailleurs créer un mot pour les meurtres de transsexuels et autres nouvelles catégories ? On avait connu ce genre de créativité lexicale, à l'époque où la Chine avait envoyé son premier homme dans l'espace. On parlait auparavant de cosmonautes et d'astronautes qu'on prétendait réserver respectivement aux Russes et à tous les Américains, sous prétexte que certains des seconds avaient marché sur la Lune, même si les autres ne l'avaient pas fait. On avait décidé alors d'appeler taïkonaute les cosmonautes chinois, cette fois parce que cosmos se dit taïkong dans la langue de Confucius (comme disent les érudits). Les intellos délirent sur les mots. On voit ici que ce n'est pas une question de sexe.

Les féministes ont proposé l'idée qu'un féminicide est le « meurtre d'une femme en raison de son sexe » et cette définition a été acceptée en 2015 par le dictionnaire Petit Robert ! Soit. Mais cela concerne donc seulement les cas avérés de meurtres sexistes de certains militants masculinistes extrémistes. On connaît le cas des incels canadiens ou américains (involuntary-celibate, célibataires involontaires) qui ont bien tué des femmes pour se venger de leur frustration sexuelle et de la concurrence professionnelle des femmes. Mais il est faux de dire d'un meurtrier de sa compagne qu'il l'a tué parce qu'elle est une femme s'il a commis ce crime parce qu'il est jaloux (crime passionnel), frustré dans sa vie personnelle extérieure, alcoolisé ou toute autre raison ! Ici, cela semble jouer cette fois sur le terme femme dans le sens d'épouse. Il semblerait décidément qu'il soit question d'une pathologie lexicale ou étymologique de la part de certaines intellectuelles. Le lacanisme et l'heideggérisme ont décidément causé beaucoup de dégâts dans les sciences humaines.

Comme souvent sinon toujours, ces divagations sont fondées sur l'ignorance du droit le plus souvent (nul n'est censé connaître la loi). Il est bien évident que les meurtres de femmes sont déjà punissables en droit français. On semble faire allusion ici aux « crimes d'honneur » des sociétés traditionnelles européennes (le héros du film de Germi cité essayait de trouver un amant à sa femme pour profiter de l'indulgence italienne de l'époque pour les crimes d'honneur) ou dans les sociétés contemporaines orientales, mais en laissant accroire que c'est toujours le cas en France. C'est évidemment faux et l'article du Monde précise que « le Code pénal prend en compte les violences conjugales à l'encontre des femmes. Selon l'alinéa 9 de l'article 221-4, le fait qu'un meurtre soit commis "par le conjoint ou le concubin de la victime" constitue une circonstance aggravante. Depuis une loi du 9 juillet 2010, les "ex" sont aussi visés. »

Les débats sur le sujet dans la magistrature, rapportés dans l'article du Monde, semblent néanmoins relever un peu du n'importe quoi : il ne s'agit pas de neutralité du magistrat ou d'universalisme juridique, mais de définition stricte. Les féminicides sont du terrorisme anti-féminin. Justifier l'utilisation de ce terme par un procureur pour une querelle domestique qui tourne mal (et qui est déjà considéré comme une circonstance aggravante donc !) est une forfaiture et devrait constituer un vice de procédure. Pour les militantes, cela signifie simplement qu'elles ignorent que la loi qu'elles souhaitent existe déjà (« le combat continue ! »). Ce genre de méconnaissance persistante est un problème récurrent. Concrètement, la connaissance juridique du public relève essentiellement des séries télévisées. Les informations peuvent être correctes, mais les situations sont forcément dramatisées par le scénario pour le spectacle. La réalité est souvent plus banale.

En l'occurrence, la situation judiciaire contemporaine est plutôt l'exact contraire du problème soulevé ici. C'est plutôt envers les femmes que la justice est indulgente en général. Le problème des quelques femmes qui tuent leur compagnon est différent. Il s'agit le plus souvent de légitime défense et c'est normalement bien jugé ainsi. La réserve qu'on peut faire est seulement que les femmes victimes de mauvais traitement auraient dû partir au lieu de subir jusqu'au point de rupture. Mais les relations passionnelles ne peuvent précisément pas relever seulement de la raison. L'aveuglement sur le sujet montre la réalité du fonctionnement de l'esprit humain. Il ne faut pas y ajouter des confusions lexicales.

Jacques Bolo

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