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Daniel Parrochia : Qu'est-ce que penser/calculer ? Hobbes, Leibniz et Boole (1992)

Résumé

Daniel Parrochia se livre ici à un curieux exercice qui consiste à mobiliser toute l'histoire de la philosophie, de la logique et des mathématiques pour nier finalement que la pensée soit un calcul. Ce faisant, il fournit heureusement les moyens théoriques de comprendre en quoi il a tort.

Daniel Parrochia : Qu'est-ce que penser/calculer ? Hobbes, Leibniz et Boole, éd. J. Vrin, Paris, 1992, 127 p.

Daniel Parrochia commence étonnamment d'emblée par mentionner Aristote contre les sophistes, considérés comme enseignant les résultats sans les règles de l'art (p. 5). Le rapport avec l'opposition pensée/calcul serait plutôt inverse : l'application de règles constitue bien une forme de calcul et le syllogisme aristotélicien (si...alors) est le principe même des systèmes experts en intelligence artificielle.

Parrochia convoque donc toute la philosophie intercontinentale à la rescousse pour justifier sa négation de la pensée comme calcul : pour Kant, même les règles ne donnent pas le jugement naturel (p. 5). La citation de Hegel, selon laquelle « le calcul est censé faire violence à la pensée » (p. 6), me paraît relever de cette pétition de principe intuitionniste kantienne. Pour Heidegger, qui scie la branche sur laquelle est assise toute la philosophie occidentale, on ne saura jamais ce qu'est la pensée : 1) elle ne conduit pas aux sciences ; 2) elle n'apporte pas la sagesse ; 3) elle ne résout aucune énigme ; 4) elle ne sert pas à l'action ; et il se contente de la considérer comme un « cheminement » (p. 8). Ce qui n'est déjà pas d'un grand secours, mais se révélera bancal un peu plus loin. Pour Bergson : les automatismes sont risibles (p. 10). On sait qu'il concevait le rire comme le « mécanique plaqué sur le vivant »...

Parrochia admet qu'il a bien fallu penser le calcul et les nombres eux-mêmes. Il estime avoir le soutien de « Husserl, mal compris [...] de ses plus éminents disciples » (p. 11). On s'intéresse ici à la nécessité de construction des concepts fondés initialement sur la multiplicité des phénomènes et des symbolismes pour les représenter (p. 13). Parrochia reviendra à plusieurs reprises sur ce thème de la représentation conceptuelle, parlant d'un moyen qui soulage le cerveau et permet des processus supérieurs de la pensée (pp. 11, 17, 81, 108). Mais la solution sera assez classiquement le biais matheux de dire que tout « se résume très facilement à quelques propositions fondamentales énoncées pour la première fois par le mathématicien italien Peano » (p. 18). On pourrait trouver un peu factice de nier que la pensée est un calcul au moyen des mathématiques et qu'il s'agit d'un baratin scientiste de croire que la question se résout par les notions mathématiques de « groupes, anneaux, corps, commutation » (p. 18-19), puisqu'on pensait déjà auparavant, et que cette évolution des représentations est une partie du problème penser/calculer. C'est une mauvaise habitude professorale de confondre l'histoire du problème avec le problème lui-même.

Il est possible que la confusion habituelle de la question pensée/calculer repose sur le biais philosophique classique de s'intéresser aux mots plutôt qu'aux choses. Parrochia note d'ailleurs que l'étymologie de penser est « peser, évaluer, comparer » (p. 11), tout en se méfiant judicieusement du procédé, puisque les étymologies sont souvent relatives à une langue et par conséquent non universelles (p. 10). La philosophie, spécialement heideggérienne, est souvent moins regardante. Un peu plus loin, Parrochia notera aussi que le terme utilisé par Hobbes, « reckon » en anglais, signifie bien « estimer, penser, calculer » (p. 61). Dans mon livre qui critiquait les philosophes opposés à l'intelligence artificielle, j'avais mentionné qu'en français du Sud, on utilisait (anciennement ?) le terme « calculer » à la place de « réfléchir » sans aucun état d'âme. Ce n'est donc pas un problème pour certaines cultures d'admettre que la pensée est un calcul, alors qu'elle est pour d'autres un phénomène mystérieux et indéfinissable. Ce ne sont pas les secondes qui doivent être la référence en matière de pensée.

Daniel Parrochia, pour faire le tour de la question, s'interroge naturellement sur la conceptualisation des systèmes numériques. Du coup, « si calculer est déjà une manière de penser, la pensée [...] peut-elle se réduire à un calcul » (p. 19-20). A priori, contrairement à ce que Parrochia semble dire, cela ne relève pas forcément de l'invention du langage écrit alphabétique comme moyen économique pour communiquer (p. 20-21). Il n'y a pas d'alphabet en chinois et on pensait avant l'écriture (ou les analphabètes ne pensent-ils pas ?). Pourtant, cette question du calcul pourrait effectivement concerner le principe d'une simplification de la multiplicité par les concepts, du langage par l'écrit et, partant, concerner l'hypothèse qu'« on raréfie le langage en le purgeant de la possibilité de dire le faux » (p. 21). Son opposition au calcul interdit à Parrochia de tirer cette conclusion. Mais l'histoire dont il traite le ramène sans cesse à l'identification de la pensée au calcul pour laquelle il donne des éléments décisifs.

Daniel Parrochia admet d'ailleurs que cette idée de mathématique de la pensée était présente chez Platon, mentionnée par l'adversaire de l'IA, Hubert Dreyfus lui-même (pp. 24-25), chez qui j'ai déjà souligné ce type de paradoxes. La décomposition analytique pré-cartésienne du Théétète (p. 25) précède la précision mathématique et la combinatoire d'éléments selon Condillac (p. 26). À cette occasion, Parrochia mentionne en note (p. 26) l'existence de la notion de « chemin » dans la méthode PERT qui consiste à définir précisément les étapes optimales de l'ordonnancement d'un projet. Il ne semble pas repérer l'analogie avec le « cheminement » heideggérien, qui correspond aussi au fait de suivre le « fil » d'une démonstration qui aurait pu avoir droit de cité si Heidegger avait été davantage branché couture que promenades en forêt. Parrochia rappelle donc toute l'histoire de la logique, médiévale, celle de Port-Royal ou le calcul des propositions et la logique moderne de De Morgan, Boole, Frege (pp. 26-33). Dans cette quête d'une langue philosophique, Parrochia mentionne la « compacité de l'écriture » de De Morgan « peut-être trop, du reste, ce qui explique que le symbolisme n'ait pas été retenu » (pp. 34-35), et que « Leibniz [...] aurait préféré, en toutes circonstances, calculer plutôt que disputer » (p. 35). J'ai rappelé qu'Umberto Eco traite aussi ces questions dans La Recherche de la langue parfaite (1994).

Dans cet ordre d'idées leibniziennes, Parrochia présente aussi une curiosité philosophique où « Boole [...] réduit [...], dans The Laws of Thought la pseudo-géométrie de L'Éthique spinoziste à quelques équations algébriques dûment enchaînées » (p. 35). Il faudrait admettre que l'allusion mathématique du terme « géométrie » correspond plutôt au raisonnement déductif. C'est le cas général quand on parle de la pensée comme calcul et c'est ce que Spinoza entendait en reprenant simplement le principe « géométrique » des Grecs antiques qui se servait de ce modèle parce qu'ils ne connaissaient pas l'algèbre ni l'algorithmique.

Il est vrai que ce terme de « calcul » fait pencher vers des allusions aux mathématiques, alors qu'il s'agit bien de raisonnement. De même, l'histoire de la logique a tendance à considérer le formalisme, censé représenter la pensée, comme supérieur à la pensée alors même qu'il n'en formalise qu'une infime partie : « On gagne à tourner le dos à la langue naturelle, à briser, pour mieux suivre le mouvement de la pensée, le parallélisme logico-grammatical qui la corsète et l'entrave. » (p. 38). Parrochia rapporte ainsi que cette orthodoxie avec « Frege [qui] rend possible une véritable logique mathématique » (idem) aboutit à la machine de Turing « modèle abstrait de tout processus algorithmique, lequel, a donc la même allure, qu'il soit effectué dans la réalité par une machine naturelle (corps, cerveau) ou par une machine artificielle. L'identification du penser et du calculer est donc, dès lors, inéluctable » (p. 39). L'affaire serait-elle réglée ?

Ce n'est pas la position personnelle de Parrochia qui rejoint le camp des adversaires du calcul parmi « la plupart des philosophes sérieux de l'intelligence artificielle » (p. 41) en particulier Searle (p. 45), que j'ai personnellement critiqué dans mon livre comme beaucoup moins sérieux que Parrochia le dit. Contre Newell et Simon jugés trop optimistes envers l'IA (p. 42) Parrochia s'engage personnellement en se demandant « pourquoi y a-t-il peu de chance pour qu'une machine arrive à nous convaincre qu'en calculant elle pense ? » (p. 42) et « pourquoi ne peut-on pas, sans malhonnêteté, absolument réduire les processus linguistiques, les processus de raisonnement et de compréhension du monde à des manipulations d'un système de symboles physiques, au sens où les définissent Newell et Simon » (p. 43). Si on parle de malhonnêteté, j'ai relevé dans mon livre que chaque fois que la machine réussit quelque chose, les adversaires de l'IA le considèrent comme facile et ne relevant pas de l'intelligence. C'est un trait observable de la pensée humaine qu'il serait préférable de ne pas reproduire mécaniquement.

Parrochia rapporte donc trois objections à la pensée comme calcul : 1) l'objection au principe fonctionnaliste de Fodor qui admettait l'hypothèse logique d'un « langage de la pensée » (sur le modèle abstrait de Turing) intermédiaire entre les états mentaux et les phénomènes matériels internes au cerveau. Parrochia lui reproche sa nature analytique, sa rigidité et sa complexité (p. 43). On pourrait répondre que cela revient à nier la science. 2) l'objection néophysicaliste de Searle, Dennet, où les états mentaux intentionnels sont biologiquement fondés comme « propriété spécifique de la matière vivante et que l'on ne pourra jamais, en réalisant un système logique sur un support non biologique (matériel ou autre) obtenir l'équivalent d'un esprit, donc d'une pensée », d'où le célèbre argument de Searle dit de la Chambre chinoise (pp. 45-46). J'ai montré que cet argument était fondé sur une pétition de principe biologisante qui nie la compréhension d'une traduction par la machine alors que Searle la suppose lui-même parfaite (cela revient à dire qu'un dictionnaire bilingue ne comprend pas le chinois parce que c'est un dictionnaire et pas un humain). Dennet part du même principe biologique, mais le cerveau contrôle les phénomènes au lieu de les causer comme chez Searle (p. 46). Dennet admet aussi que le calcul est nécessaire au cerveau et que l'intentionnalité n'est pas intrinsèque (p. 48). J'avais mentionné que ce principe du « monitoring » est utilisé en didactique des langues et qu'il est évidemment programmable (un simple correcteur orthographique contrôle les textes à la volée). 3) l'objection de Putnam qui parle d'un réalisme interne et du pragmatisme (holisme, normatif et évolutif), où la signification correspond à l'usage, d'accord avec Wittgenstein (p. 48-49). Mais ce pragmatisme relève simplement de la définition opératoire ou de l'algorithme (style recette de cuisine). Dans ces trois objections, on observe le biais scolastique anglo-saxon correspondant à un réductionnisme verbal paradoxalement trop théorique, où le fait de couper les cheveux en quatre est confondu avec la science. Cette virtuosité philosophique n'impressionne que les gogos.

L'objection supplémentaire selon laquelle, « s'il peut y avoir des programmes plus ou moins puissants pour interpréter des déclarations en langage naturel (en ce sens, la machine qui calcule a bien un embryon de pensée), mais aucun programme d'interprétation des énoncés en langage naturel ne peut définir ce que c'est, pour des énoncés, que d'être synonymes ou même coréférenciels » (p. 50) ne mérite même pas d'être relevée (n'importe quel programme informatique fonctionne par « pattern matching », en reconnaissant des formes identiques), outre qu'on ne voit pas en quoi comprendre la synonymie est plus de la pensée que tout autre chose.

Hobbes, Leibniz, Boole

Parrochia donne aussi trois petits textes de Hobbes (1588-1679), Leibniz (1646-1716) et Boole (1815-1864), champions de la thèse inverse de la pensée comme calcul, qu'il commente ensuite longuement. Pour Hobbes, « la raison n'est que le calcul (c'est-à-dire l'addition et la soustraction des conséquences des dénominations générales dont nous avons convenu pour noter nos pensées) » (p. 52-53). Outre la notation du terme anglais « reckon » déjà mentionnée, Parrochia joue sur les mots avec l'expression « en somme », en disant que Hobbes fait un raisonnement circulaire (p. 67), et il s'interroge : « que peut donc signifier additionner ou soustraire des mots ? Un tel langage a-t-il un sens ? » (p. 69). Il n'a pas complètement tort.

Il est bien évident ici que l'idée de calcul pousse vers une formulation mathématisée sans doute issue de la nouveauté, à la même époque, de la numération décimale avec des chiffres arabes et de la machine à calculer de Pascal (1623-1662) ou celle de Leibniz. Il n'est pas nécessaire d'expliquer ce que sont l'addition et la soustraction (p. 73) pour expliquer le raisonnement, puisque c'est plutôt l'explication elle-même qui correspond au problème penser/calculer. Dire qu'« en fidèle disciple de Descartes, Hobbes ramène évidemment la géométrie à l'algèbre » (p. 75), outre encore la nouveauté de l'algèbre à l'époque, repose sur l'idée d'équivalence/traduction entre l'aspect graphique intuitif de la géométrie par opposition à l'aspect formel de l'algèbre.

Par contre, le calcul « des pactes ou des contrats pour trouver des devoirs » (p. 77-80) est une tentative de formalisation du contrat social par Hobbes lui-même, comme celle de la théorie des jeux que Parrochia présente et discute (pp. 83-85). Se demander donc « comment la guerre de tous contre tous pourrait cesser » avec les principes de Hobbes (p. 86), devrait admettre qu'avec ce genre de modèle théorique, la limite est d'être capable de décrire effectivement la réalité constatée empiriquement. Il n'y a pas un calcul extérieur ou postérieur qui correspond à une forme parfaite, mais une formalisation partielle qui est celle des acteurs eux-mêmes. C'est l'histoire concrète des idées. Daniel Parrochia semble concéder une validité à cette perspective hobbesienne : « si tel était le cas, il faudrait reconnaître que le passage à l'ordre social obéit bien à un calcul » (p. 87), mais il s'en sort bizarrement par un recours à la sociologie politique marxiste : « ce rationalisme calculatoire et mercantile dont [Hobbes] nous parle n'est guère autre chose que la théorie du capitalisme naissant » (p. 88) auquel il manque « l'instrument que Hegel mettra en oeuvre avec la 'dialectique' » (p. 89).

Il ne faut pas oublier que le « rationalisme calculatoire » correspond à l'homo oeconomicus qui calcule parce qu'il est bien rationnel, par opposition à l'homo sociologicus irrationnel, religieux et dogmatique de l'époque. La question du rationalisme est toujours celle de la validité des formalisations partielles. À la lecture de cette critique du rationalisme calculateur (capitaliste) manquant de dialectique, j'ai vérifié que le texte datait bien de 1992 et non de 1952, à la grande époque stalinienne (d'autant que le papier de ce petit livre avait jauni prématurément). Mais après réflexion, j'ai trouvé ça normal. Il faudra que les historiens de l'avenir sachent que le marxisme académique ne citait plus directement Marx dans les années 1990-2010, contrairement à la période gauchiste précédente ou sartrienne antérieure quand le marxisme était « l'horizon indépassable de notre temps ». Il faut imaginer ce que signifie pour certains d'avoir grandi dans ce contexte. C'est ce qu'indépassable veut dire.

* * *

Le commentaire suivant (pp. 90-101) du texte de Leibniz concernant le calcul binaire est simplement hors sujet. C'est un biais classique de prof de perdre du temps à réexpliquer un détail, ici le binaire - l'éditeur se débrouillant pour faire une coquille : 00=0, 00=1 (p. 95). Le souci pédagogique est méritoire, mais il concerne plutôt le cliché des adversaires de l'intelligence artificielle qui stigmatisent le binaire comme fonctionnement des ordinateurs. J'ai démontré que c'était une erreur puisque l'IA consiste bien dans une « informatique symbolique » par opposition à la simple informatique de gestion des années 1950-1960. Mais plus généralement, en informatique, les zéros et les uns correspondent plutôt aux points et aux traits du langage morse, ou simplement aux traits des lettres des alphabets (ou des caractères chinois chers à Leibniz). Il se trouve aussi que j'ai montré que c'était le raisonnement philosophique qui était binaire, mais on le savait déjà (c'est d'ailleurs le principe « dialectique »).

Le vrai intérêt de Leibniz est plutôt celui déjà mentionné selon lequel, avec sa « caractéristique universelle », sorte de langue parfaite (cf. Eco), on pourrait « calculer plutôt que disputer » (p. 53). Parrochia mentionne l'objectif leibnizien d'évangéliser les Chinois grâce au lien du binaire avec les trigrammes de Fo-Hi (p. 99). Cette justification était anecdotique et conjoncturelle. C'est la méthode habituelle pour justifier des projets de recherche. Elle pouvait aussi répondre aux menaces que Leibniz subissait pour avoir construit lui aussi une machine à calculer :

« L'inquisition poursuivit la mère de Leibniz qu'elle accusait d'avoir copulé avec le diable car, sinon, comment aurait-elle eu un fils s'intéressant à de telles réalisations. » (René Moreau, Ainsi naquit l'informatique, p. 13).

Il ne faudrait pas oublier que c'est historiquement de cette forme de pensée humaine qu'on parle quand on s'oppose au calcul rationnel capitaliste.

* * *

Parrochia s'intéresse ensuite à Boole qui reprend l'idée d'une langue logique calculée tenant lieu de langage philosophique (p. 102). Boole définit le calcul comme « méthode reposant sur l'emploi de symboles dont les lois de combinaison sont connues dans leur généralité et dont les résultats admettent une interprétation consistante » (p. 102) et « rien n'interdit [...] de développer des applications de l'analyse mathématique dans un domaine ou la considération des grandeurs n'a rien à faire » (p. 103). Cela relève un peu de la fausse rigueur matheuse, puisque tout langage est fait de symboles, et que les symboles mathématiques sont admis comme polysémiques eux-mêmes (p. 102).

Du fait de ce projet booléen d'axiomatisation généralisé, Daniel Parrochia rapporte la question penser/calculer aux « conditions de possibilités » kantiennes. Parrochia rappelle la « doctrine éléatique [...qui] prônait une connaissance pure et purement intellectuelle, libre de tout recours à l'usage des sens. Après Platon, quand la doctrine éléatique ne fut plus comprise par personne, on chercha à donner au vieux mot d'axiome un sens nouveau » (p. 106). Sur le sujet, le problème est plutôt que l'histoire de la philosophie peut effectivement se réduire à la tentative obsessionnelle de définir la connaissance pure. Comme les axiomes sont en fait des « énoncés qu'on peut qualifier d'empiriques » (p. 105-106), on retourne à la case départ phénoménale. L'opposition entre implicite (pensée) et explicite (calcul) revient en fait à supposer une intuition pour un problème une fois qu'on l'a déjà résolu. La confusion concerne l'absence de distinction entre découverte et pédagogie.

La question classique de « la parenté de la théorie de la logique et de celle du langage » (p. 108) fait dire que « les lois ultimes de la logique sont mathématiques dans leur forme » (idem). Outre le fait que les maths valideraient donc l'idée de calcul, on remarque que cet usage semble dire que mathématique signifie logique. C'est complètement circulaire, d'autant que logique signifie bien logos/pensée pour les philosophes. D'ailleurs, la problématique de Parrochia se vautre immédiatement dans la régression métaphysique habituelle :

« La question de l'origine des notions générales [...] subsiste comme telle ? Le problème est de savoir si [...] c'est l'esprit qui impose sa règle à la nature. [...] À côté des propositions générales dérivées par induction [...] il existe aux yeux du logicien, des vérités nécessaires et [...] probablement immuables. Mais est-ce l'invariance de la nature elle-même qui est nécessaire ou seulement la connexion des raisonnements que nous tenons à son sujet ? Historiquement, suggère Boole avec prudence, on est plutôt tenté d'accorder une préférence à la première solution. Philosophiquement, le second point de vue est plus séduisant » (p. 110-111).

La nécessité philosophique est classiquement une supposition à partir de l'empirisme : il existe des régularités, on en déduit des permanences. Parrochia avait validé sans sourciller les élucubrations de Searle et des autres opposants à l'IA, il se contente de révoquer en doute Boole sans autre argument que ses interrogations :

« Boole n'est-il pas allé un peu trop loin ? La philosophie peut-elle [...] se laisser réduire à un calcul ? [...] Le discours philosophique n'a-t-il pas pour proposition essentielle de toujours se réapproprier l'entreprise qui chercherait à le délimiter ? Boole [...] n'est-il pas tombé dans le piège ? » (p. 110). Comme Parrochia le dit : « La philosophie n'a-t-elle pas toujours le dernier mot ? N'excède-t-elle pas toujours le calcul quel qu'il soit ? » (pp. 111-112).

L'orientation personnelle transparaît dans le pseudo questionnement. Parrochia venait d'ailleurs de dire juste avant : « ne pas choisir, c'est choisir quand même » (p. 111). J'avais eu l'occasion de dire que le questionnement philosophique s'attribuait le crédit d'une résolution. On peut préciser catégoriquement ici que poser la question, ce n'est pas y répondre !

Parrochia termine son commentaire du texte de Boole sur un retour à la logique médiévale, en termes de « division » conceptuelle (pp. 112-113). De fait, il est probable que toute la « mathématisation » était simplement une allusion à cette terminologie scolastique. Sur le fond, il est normal de considérer que les concepts se créent par analyse et s'organisent par classification sur le modèle des arbres de Porphyre selon les genres et les espèces (p. 114). Parrochia note que « l'originalité de Boole consiste à mettre en relation ce type de division avec une opération à la fois mentale, linguistique et mathématique » (p. 115). C'est toute la tradition philosophique : confrontée à l'infini, la question des classifications se pose (pp. 116-117) pour traiter l'opposition entre extension (données) et compréhension (définitions). Ce problème des typologies se résout en fait dans les méthodes de conception de bases de données, comme j'ai eu aussi l'occasion de le montrer.

La question de savoir si une autre logique est possible (p. 119) fait allusion à l'histoire de la logique postérieure à Boole, pour lequel « il ne [faisait] pas de doute que ses lois sont en isomorphie avec celles de l'esprit humain » (idem). Il est bien évident que les lois sont logiques et formelles par définition. Elles correspondent à la notion d'esprit par opposition au monde (et s'identifient accessoirement avec Dieu, précisément comme connaissance). C'est toute l'histoire de la philosophie et des sciences. Mais Parrochia envisage plutôt d'autres logiques dans le cadre de la physique quantique (p. 120) ou avec la question de la calculabilité dans le cadre de la machine de Turing, définie comme « le concept de l'ensemble de ses configurations ou états possibles » (p. 122). Cela me paraît confondre la compréhension (machine) et l'extension (états).

Parrochia voit finalement le principe d'incalculabilité comme preuve de l'absence de relation entre la pensée et le calcul (p. 126). Mais calculer l'incalculabilité est un calcul. Au lieu de vouloir prouver la différence de la pensée et du calcul, on pourrait aussi dire que ce qui est incalculable n'est pas non plus pensable. L'alternative que la pensée est ce qui est déjà calculé sans être un calcul est absurde. Le biais de la philosophie est de vendre des questions insondables, alors que la connaissance est ce qu'on sait, pas ce qu'on ignore. Une machine (de Turing) est simplement l'algorithme et les algorithmes sont le calcul. Cette calculabilité de la machine est par définition équivalente à celle de l'esprit. L'intelligence est toujours artificielle.

La solution au problème peut se traiter par l'exemple mentionné par Dagognet (p. 15-16). Dire qu'on ne peut pas identifier pensée et calcul revient à dire qu'on ne peut pas calculer avec des chiffres romains. C'est exact. Mais justement, calculer à l'époque consistait à effectuer les opérations avec un boulier et on reportait ensuite le résultat en chiffres romains. Le calcul était une opération séparée. Par contre, on peut calculer avec les chiffres arabes parce que le système décimal permet le calcul de position. La « pensée non calculante » correspond en fait au calcul par table ou sans bien connaître l'algorithme. Cette pensée est banalement celle des illettrés pour les mots ou certains usages des étymologies par les philosophes (qui sont d'ailleurs une forme de calcul). Inversement, l'intérêt du formalisme/algorithme décimal est d'être un « code correcteur » qui permet de visualiser les erreurs et de démontrer que la pensée est un calcul quand on a su la matérialiser dans un système d'écriture.

Avec cet exemple historique des chiffres arabes, qui a précisément permis à certains philosophes d'envisager que la pensée puisse être un calcul, on comprend aussi pourquoi certains autres font l'erreur de croire qu'un problème résolu n'est plus de la pensée puisqu'il suffit de calculer. Mais c'est cette calculabilité qui définit de façon opératoire ce qu'on appelle penser. Et la définition technique de la science consiste justement à trouver des moyens opératoires de démonstration.

Jacques Bolo

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