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Méthodologie (philosophie) - Novembre 2016

Martin Heidegger, « La Question de la technique » (1954)

Résumé

La question de la technique est un point fondamental de la pensée heideggérienne qui considère la langue comme un moyen de résolution des questionnements philosophiques. On peut constater que cela revient à laisser la proie pour l'ombre.

Martin Heidegger, « La Question de la technique », in Essais et conférences, coll. « Tel », n° 52, éd. Gallimard, Paris, 2014 (1980), 1958 (1954), 352 p.

L'intérêt pour Heidegger ou sa réputation de grand philosophe m'ont toujours paru une énigme qui peut se réduire concrètement à la pratique observable de l'injonction de parler comme lui pour les étudiants en philosophie. Les grands mystères sont toujours un peu décevants quand on connaît le truc. Pour les Français en particulier, outre les tics verbaux propres à chaque école de pensée qu'on peut tolérer, à la rigueur, cela peut correspondre à devoir adopter quelque chose comme une traduction littérale de l'allemand. Il y a quelques années, j'ai eu l'occasion d'appeler ça « l'idéal de la mauvaise traduction ». Ne parlons même pas de la minauderie érudite un peu datée (du complexe envers l'Allemagne après la défaite de 1870) qui consiste à prétendre qu'on ne pense bien qu'en allemand ! On atteint là un niveau de connerie qui devrait valoir, outre le peloton d'exécution immédiat pour haute trahison, une exclusion définitive de l'Éducation nationale (à titre posthume donc), si le laxisme ne régnait pas tant dans le monde académique.

Je suis tombé par hasard sur le recueil Essais et conférences dans une librairie, et j'ai constaté qu'il contenait le fameux article « La question de la technique », que je m'étais promis de lire un jour. Comme je venais justement d'écrire un commentaire du livre de Spengler, L'Homme et la Technique (1931), je me suis dit que ce serait l'occasion de vérifier si Heidegger s'inspirait de Spengler. Ce n'est pas le cas.

Heidegger a une drôle de façon de penser, où « questionner, c'est travailler à un chemin, le construire » (p. 9), pour simplement parler d'un raisonnement. Il passe tout de suite à la question de l'essence de la technique alors même qu'il profère que « la technique n'est pas la même chose que l'essence de la technique » (idem). Désormais, il parlera pourtant surtout de l'essence de la technique, qui nous échapperait si nous la considérions comme neutre (p. 10). Envisage-t-il de parler de la technique comme moyen ou comme activité « appelée conception instrumentale [...] que l'on a sous les yeux lorsqu'on parle de la technique » (idem), il passera immédiatement à l'essence de l'instrumental (« instrumentum en latin », p. 10). Même si la conception instrumentale est : « exacte, l'observation n'a aucun besoin de dévoiler l'essence de ce qui est devant nous. [...] Ce qui est exact n'est pas encore le vrai. Ce dernier nous établit dans un rapport libre à ce qui s'adresse à nous à partir de sa propre essence. » (p. 11). Définir la technique comme moyen n'est pourtant pas vraiment une observation. Observer est trop simple pour Heidegger. Il préfère une sorte de communication des essences entre elles.

Bon. « La conception instrumentale de la technique, bien qu'exacte, ne nous révèle donc pas encore son essence » (pp. 11-12). On peut creuser : « Un moyen est ce par quoi quelque chose est opéré et ainsi obtenu. Ce qui a un effet comme conséquence, on l'appelle cause » (p. 12). Cela permet à Heidegger de rappeler doctement les quatre divisions scolastiques, en les illustrant pédagogiquement par des exemples plus accessibles (p. 12) : causa materialis (matière : métal d'une coupe), causa formalis (forme), causa finalis (but : sacrifice), causa efficiens (agent : orfèvre). Le problème est de savoir de quoi on parle. La technique n'a presque rien à voir ici.

En l'occurrence, l'essence en question, de la technique ou de toute autre chose d'ailleurs, semble se réduire à l'étymologie, grecque de préférence : « ce que les Romains appelaient causa, se disait chez les Grecs aition : ce qui répond d'une autre chose », parce qu'en grec ce mot désigne la cause ou la responsabilité. Mais cela permet de filer la métaphore : « L'argent est ce de quoi la coupe d'argent est faite. [...Elle est] redevable envers l'argent [...] » (p. 14)  et « ce qui [...] termine ou s'achève se dit en grec télos, mot qu'on traduit trop fréquemment par 'but' et 'fin' et qu'ainsi on interprète mal » (idem). Heidegger pourra donc parler un peu plus loin de sa traduction beaucoup plus habituelle de « destin ». En attendant, il se pose des questions toutes rhétoriques comme : « que veut dire, pensé à la grecque, cet 'acte dont on répond' » (p. 15), qui était simplement la « causa » latine traduite en grec « aition », que tout le monde avait pourtant bien compris comme cause, et non « en mode moral » (idem) de responsabilité. Heidegger écarte obligeamment cette hypothèse, même si c'est une drôle façon de parler que de dire qu'une cause, est ce qui répond de sa conséquence, mais bon, c'est ce genre de résultat que donnent les traductions littérales.

Heidegger envisageait alors de corriger une possible erreur, pourtant inexistante. Il précise donc, pour l'exemple de la coupe d'argent :

« Les quatre modes de l'acte dont on répond conduisent quelque chose vers son 'apparaître'. Ils le laissent advenir dans 'l'être-près-de' (An-wesen). Ils le libèrent dans cette direction et le laissent s'avancer (lassen... an), à savoir dans sa venue parfaite. L'acte dont on répond a le trait fondamental de ce laisser-avancer dans la venue » (p. 15).

Ouais, bon, on a compris : la cause d'une chose la produit, et après elle existe. Mais il insiste :

« Au sens d'un pareil laisser-avancer, l'acte dont on répond est le faire venir (ver-an-lassen) [note de Heidegger : Ver-an-lassen est plus actif que an-lassen (laisser s'avancer). Le 'ver-' pousse pour ainsi dire le laisser vers un faire]. Considérant le sentiment qu'avaient les Grecs de l''acte dont on répond', de l'aitia, nous donnons maintenant au mot ver-an-lassen un sens plus large (que le sens habituel), de façon que ce mot exprime l'essence de la causalité telle que les Grecs la pensaient. Au contraire, la signification courante et plus étroite d'occasionner' n'évoque rien de plus qu'un choc initial et un déclenchement et désigne une sorte de cause secondaire dans l'ensemble de la causalité. » (p. 16, c'est moi qui souligne).

Outre le fait que Heidegger réduit l'essence à l'étymologie, il est bien possible que certains mots soient plus imagés que d'autres. Mais en réalité, la question soulevée ici concerne la linguistique. Par exemple, en français, le « en- » d'endormir correspond au « ver- » allemand pour marquer le déclenchement. Il s'agit de la problématique linguistique de l'aspect ou de l'aktionsart qui concerne les formes accomplies ou inaccomplies du verbe et leurs modalités (début, fin, répétition, cause, résultat, etc.). C'est spécialement connu en grec avec l'aoriste, temps qui marque une action dans tout son déroulement. Il peut aussi se traduire concrètement par l'imparfait, l'inaccompli ! Ce qui est un peu paradoxal si on joue sur la littéralité du terme. On ne peut pas vraiment parler de causalité, mais en tout cas, il n'est toujours pas question de technique ni encore moins de son essence. Tout au plus, il s'agit de traits des verbes pour parler des processus qui caractérisent la technique. Heidegger confond les mots et les choses et croit produire une analyse en se livrant à des paraphrases interminables avec des synonymes et des jeux de mots morphologiques (en plusieurs langues et avec la complicité des traducteurs) :

« Qu'est-ce que le pro-duire dans lequel se joue le quadruple mode du faire-venir ? Le faire-venir concerne la présence de tout ce qui apparaît au sein du pro-duire. Le pro-duire fait passer de l'état caché à l'état non-caché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vor-bringen) a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement. Les Grecs ont pour ce dernier le nom d'alétheia, que les Romains ont traduit par veritas. Nous autres Allemands disons Wahrheit (vérité) et l'entendons habituellement comme l'exactitude de la représentation. » (p. 17).

Heidegger est un comique qui utilise la technique du « marabout-bout de ficelle-selle de cheval » : la technique produit, la production dévoile, le dévoilement est la vérité. Ici se produit de sa part un éclair de lucidité. Ou est-ce simplement pour vérifier, très pédagogiquement, que les lecteurs suivent bien ?

« Où nous sommes-nous égarés ? Nous demandions ce qu'était la technique et sommes maintenant arrivés [...] devant le dévoilement. » (p. 17).

Euh, oui, on allait demander...

« En quoi l'essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement ? Réponse : en tout. Car tout « pro-duire » se fonde dans le dévoilement. [...] Dans son domaine rentrent les fins et les moyens, et aussi l'instrumentalité. Celle-ci passe pour le trait fondamental de la technique. Si précisant peu à peu notre question, nous demandons ce qu'est proprement la technique entendue comme moyen, alors nous arrivons au dévoilement. En lui réside la possibilité de toute fabrication productrice. » (idem).

En gros : si vous avez suivi, vous avez compris, sinon je résume, je répète, j'inverse : « produire dévoile, donc le dévoilement produit », et je prends ça pour une démonstration ! Magie de la pédagogie élémentaire du début du XXe siècle, inspirée du catéchisme, transposée à l'université. On comprend mieux pourquoi Heidegger a tant de succès en France. Rappelons ce que disait Jean-François Revel de cette méthode heideggérienne :

« Sa méthode consiste à énoncer d'abord ce qui est à prouver ; puis à formuler la même idée de cinq ou six manières à peine différentes, en se bornant à juxtaposer les phrases les unes à la suite des autres. Enfin, au début de la dernière phrase du paragraphe, qui répète la première et toutes les autres, il écrit simplement le mot 'donc' » (Pourquoi des philosophes, p. 53).

Heidegger continue avec la preuve étymologique sur l'origine du mot technè en grec qui :

« ne désigne pas seulement le 'faire' de l'artisan et de son art, mais aussi l'art au sens élevé de ce mot et les beaux-arts. La technè fait partie du pro-duire, de la poiesis : elle est quelque chose de poétique » (p. 18).

Le poiétique est bien le « faire orienté vers une fin » en grec. On pourrait considérer que le poiétique est « l'essence de la technique », c'est-à-dire ici simplement sa traduction. Mais on n'est pas plus avancé en disant que ce que nous appelons technique correspond à ce que les Grecs appelaient poiétique, d'autant qu'on voit bien la confusion que cela suscite avec la poésie, qui n'est guère « orientée vers une fin ».

Notons que tout ce débat laborieux aurait pu se résumer à une remarque plus directe sur l'histoire de la philosophie : « Jusqu'à l'époque de Platon, le mot technè est toujours associé au mot épistémè. » Et « Aristote distingue l'épistémè et la technè, et cela sous le rapport de ce qu'elles dévoilent et de la façon dont elles le dévoilent. La technè est un mode de l'épistémè. Elle dévoile ce qui ne se pro-duit pas soi-même [...] » (p. 18). Bref, la connaissance technique concerne la manière de produire les choses.

Ici, bizarrement, Heidegger veut faire intervenir une distinction inutile : « On peut objecter que [...cette définition] est certes valable pour la pensée grecque et qu'à mettre les choses au mieux elle convient pour la technique artisanale, mais qu'elle n'est pas applicable pour la technique moderne, qui est motorisée. » (p. 19). Il est pourtant évident que la motorisation est aussi un mode de la connaissance et une méthode pratique. Ce que Heidegger admet d'ailleurs : « la technique moderne [...] aussi est un dévoilement. » (p. 20). Mais la vraie différence était qu'« elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature » (p. 19).

La raison de cette fausse distinction était que toute la problématique heideggérienne repose bien là dessus : « c'est elle précisément (la technique moderne) et elle seule l'élément inquiétant qui nous pousse à nous demander ce qu'est 'la' technique. » (p. 19). La véritable question n'était donc pas celle de la technique mais celle de la technique moderne. Notons que la guillemétisation de « 'la' technique » par Heidegger ne devrait pas concerner l'opposition de la technique moderne avec l'ancienne. Dans l'histoire de l'humanité, toutes les techniques sont modernes par opposition aux techniques précédentes, car les âges de l'humanité se nomment précisément selon leurs innovations techniques. La véritable distinction devrait plutôt porter sur « les » différentes techniques (agricoles, métallurgiques, guerrières, culinaires, politiques, artistiques, scientifiques, etc.), dont on n'a pas à supposer l'équivalence a priori. À la rigueur, on pourrait considérer l'essence de la technique comme cette équivalence, si elle existe. S'il y avait une continuité de Heidegger avec Spengler, ce serait sur cette distinction de la technique moderne dans la mesure où le livre de cet autre auteur finissait sur la thématique d'une apocalypse écologique.

L'article de Heidegger reproduit donc encore le truc de rechercher « l'essence de la technique moderne » contre la « simple constatation historique » (p. 20) des effets de l'application du progrès matériel. Heidegger trouve cette essence dans la distinction entre « pro-duction » (de la poiesis), pour la technique ancienne, et « pro-vocation » (herausfordern, défier, sommer de faire), pour la moderne. Notons que cette pseudo-analyse morphologique est d'autant plus lassante qu'elle marche en général moins bien en français qu'en allemand.

Selon Heidegger, la différence de la technique moderne serait l'accumulation de l'énergie (contrairement au moulin à vent). Ce n'est évidemment pas exact : un barrage n'accumule pas plus l'électricité qu'un moulin. L'analyse étymologique impuissante se mue alors en réductionnisme : la technique moderne pro-voque : « l'air est requis pour l'azote, le sol pour celle de minerais » (p. 21). La connaissance analytique produite par la science moderne permet de prétendre ou croire donner une explication scientifique (imposture sur le mode dénoncé par Sokal). Mais chez Heidegger, cela s'accompagne d'une rhétorique animiste : « La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner [...] le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis » (pp. 21-22). Outre le fait que Heidegger se fait des illusions sur les techniques anciennes qui visaient tout autant à rendre, selon Descartes, l'homme « maître et possesseur de la nature », ce dont parle Heidegger est simplement le fait que la science moderne est plus systématique, opératoire, et les disciplines plus imbriquées entre elles :

« Le dévoilement se dévoile à lui-même ses propres voies, enchevêtrées de façons multiples, et il se les dévoile en tant qu'il les dirige. La direction elle-même, de son côté, est partout assurée. Direction et assurance (de direction) sont même les traits principaux du dévoilement qui pro-voque. » (pp. 22-23).

Il est probable que le traducteur, sauf à aimer la littéralité, ne comprend pas qu'il s'agit simplement d'une allusion à la cybernétique, ou théorie de la commande (du grec kubernêtikê signifiant « gouvernail ») qui était très à la mode dans les années 1950 (avant de prendre le nouveau sens informatique de « cyber-quelque chose »). La référence à Platon et son philosophe comme pilote de navire était très fréquente. On peut googler « Platon » et « cybernétique » pour vérifier les contextes.

Le discours philosophique suppose donc ce mélange entre références antiques et un genre de surcodage animiste qui peut effectivement remonter à la Grèce antique, pour dire simplement que la production dépend de la science et qu'elle est organisée méthodiquement : « Ce qui se réalise ainsi est partout commis à être sur-le-champ au lieu voulu, et à s'y trouver de telle façon qu'il puisse être commis à une commission ultérieure. » (p. 23). À l'époque de la rédaction de La Question de la technique, on parlait aussi beaucoup de « recherche opérationnelle » qui faisait suite au taylorisme ou OST (Organisation Scientifique du Travail) de la fin du XIXe siècle. Heidegger croit donc repérer une différence ontologique là où il n'y a qu'un passéisme incompétent qui préfère les images bucoliques du romantisme allemand :

« Le garde forestier qui mesure le bois abattu et qui en apparence suit les mêmes chemins et de la même manière que le faisait son grand-père est aujourd'hui, qu'il le sache ou non, commis par l'industrie du bois. Il est commis pour que la cellulose puisse être commise et celle-ci est provoquée par les demandes de papier pour les journaux ou les magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l'opinion publique, pour qu'elle absorbe les choses imprimées, afin qu'elle-même puisse être commise à une formation d'opinion dont on a reçu la commande. » (p. 24).

Il est au contraire évident que le bois produit par le passé faisait déjà partie d'un système (ne serait-ce que dans le cadre de l'autoproduction de bois de chauffe, de meubles, de construction...). Mais surtout, plus essentiellement, la division du travail existait aussi, au moins logiquement, c'est-à-dire en termes de connaissance de la succession des opérations. La production moderne est simplement plus explicitement formalisée, encore qu'on savait bien ce qu'on faisait par le passé aussi (la différence était plutôt le mode du secret, initiatique ou corporatif). La compétence formelle est depuis toujours le propre, l'essence, des professionnels contre la naïveté réductionniste des philosophes, qui ont oublié le rôle historique de diffusion des techniques par l'Encyclopédie et semblent considérer la connaissance comme naturelle ou innée. Du coup, les apprentis philosophes sont requis à produire un surcodage inutile et faussement abstrait, par opposition à la technicité authentique des spécialistes (industriels, économistes, sociologues). J'avais déjà remarqué ce procédé « phénoménologique », pour singer la science, dans mon livre sur les adversaires de l'intelligence artificielle.

Tout cela peut se réduire à un jeu de mots assez réussi : « La technique arraisonne la nature, [...] c'est-à-dire la met à la raison » (p. 26) qui signifie bien simplement que la technique repose sur l'analyse des opérations sur toute la chaîne de production. Et cela devrait s'arrêter là, mais Heidegger s'enfonce en continuant de creuser. Il venait de remarquer que « l'homme [...] ne fait que répondre à l'appel de la non-occultation, là même où il la contredit » (p. 25). Cela pourrait être une définition de la connaissance moderne toujours plus précise et « fondamentale », contre la valorisation de l'ignorance passée.

Mais Heidegger régresse immédiatement à l'étymologisme en jouant sur cette idée de pro-vocation comme « arraisonnement » (p. 26, Stellen, « poser une question, ou forcer ? »)  de la technique moderne, sous la forme Gestell [châssis, cadre, support, squelette], qu'il considère plus « rassemblante » à cause du préfixe « ge » (gesell = joindre). Le « cheminement » n'est pas très clair. On remarque qu'il se fonde sur une langue triturée et non sur les choses. Au passage, Heidegger est lui-même conscient du détournement :

« L'utilisation du mot Gestell qu'on exige maintenant de nous paraît aussi affreuse que ce squelette pour ne rien dire de l'arbitraire avec lequel les mots d'une langue faite sont ainsi maltraités » (pp. 26-27).

On ne saurait mieux dire. Le récidiviste Heidegger commet ce forfait sémantique pour évoquer la « forme » de Platon (p. 27), avec le cadre, sans doute à travers sa théorie de la réminiscence, qui résiderait donc dans le langage :

« Arraisonnement (Ge-stell) : ainsi appelons-nous le rassemblant de cette interpellation (Stellen) qui requiert l'homme, c'est-à-dire qui le pro-voque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du 'commettre'. Ainsi appelons-nous le mode du dévoilement qui régit l'essence de la technique moderne et n'est lui-même rien de technique » (pp. 27-28).

La technique serait faite « de tiges, de pistons, d'échafaudages » (p. 28), qui ne sont pas vraiment dignes d'intérêt pour le philosophe, contrairement à son essence qui la produirait. Suffit-il de vouloir pour que les engrenages s'ajustent spontanément ? Le travail de l'ingénieur ne se réduit pas à l'étymologie. Remarquons aussi que la « non-occultation » de Heidegger est toute rhétorique. Quand on ne connaît pas une technique, elle est ignorée, pas occultée. Prétendre que l'homme de la technique moderne est requis à connaître la structure fondamentale du monde par la science contemporaine semble idéaliser l'ignorance ancienne (et se créditer soi-même de connaissances scientifiques que l'on n'a pas, comme dans le cas d'Ortega y Gasset).

On se dit que le but de cette distinction de la technique d'avec son essence scientifique consiste ici à régresser encore à la conception platonicienne de la théorie contre l'empirisme supposé (même expérimental) de la simple technique :

« La physique moderne n'est pas une physique expérimentale parce qu'elle applique à la nature des appareils pour l'interroger, mais inversement : c'est parce que la physique - et déjà comme pure théorie - met la nature en demeure (stellt) de se montrer comme un complexe calculable de forces que l'expérimentation est commise à l'interroger [...]. » (p. 29).

Quand Heidegger affirme que les maths et la physique théorique précèdent d'un ou deux siècles la technique moderne (idem), faut-il voir une récupération jargonnante de l'anti-empirisme de Popper ou une simple coïncidence disciplinaire ? C'était assez classique dans la philosophie de l'après-guerre de pérorer pour conclure que les sciences modernes démontraient que Platon et Aristote avaient tout dit et que la véritable essence des choses est cachée (pp. 29-30). Si la technique dépend de la science, il y aurait donc une légère contradiction à parler de « l'apparence trompeuse que la technique moderne est de la science naturelle appliquée » (p. 31), mais c'était ici pour dire, en référence au physicien Heisenberg, que la physique contemporaine est désormais contre-intuitive (traduction en français du bizarre « appel de la non-occultation, là même où il la contredit » voir ci-dessus, où l'on nous dit que la science dévoile la vérité en l'occultant par un jargon incompréhensible).

Heidegger est cependant conscient qu'il ne traite pas vraiment la question de la technique et revient sans cesse sur ce point : « La technique moderne se montre dans ce que nous avons appelé l'arraisonnement [...qui...] n'est rien de technique [...] » (p. 32). Il lui suffit donc de s'interroger sur l'arraisonnement qui serait «  le mode selon lequel le réel se révèle comme fond » disant que l'essence de la technique est l'organisation minutieuse du monde par la science.

Que la technique repose donc sur la science, ou la connaissance de la nature des choses, est acceptable. Et cette interrogation « met l'homme sur le chemin de ce dévoilement [...]. Mettre sur un chemin se dit, dans notre langue, envoyer. Cet envoi (Schiken) qui rassemble et qui peut seul mettre l'homme sur un chemin du dévoilement, nous le nommons destin (Geschick). » (pp. 32-33). Cela permet de retrouver le télos des Grecs (qui était « l'acte dont on répond » de la causa/aition du début) : « Car l'homme ne devient libre que pour autant qu'il est inclus dans le domaine de destin. » (p. 33). Ce qui permet de s'interroger, on commence à s'en douter, sur l'essence de la liberté, qui n'est pas, pour Heidegger, la seule causalité du vouloir, mais l'acte de dévoilement, c'est-à-dire de la vérité (p. 34). Le passage d'un concept à l'autre est toujours aussi cavalier.

La dialectique heideggérienne se complique entre la technique comme destin qui n'est pas la volonté, mais la liberté du dévoilement. Mais on régresse bizarrement à une conception ésotérique de la science, comme à la Renaissance, car « tout dévoilement appartient à une mise à l'abri et une occultation » (p. 34) sachant que « la liberté est ce qui se cache en éclairant et dans la clarté duquel flotte ce voile qui cache l'être profond » (idem). Ortega y Gasset parlait aussi de cette physique contre-intuitive. Mais Heidegger voulait répondre à l'idée de fatalité de la technique moderne, qu'il résout par le destin d'un dévoilement occulte (pp. 34-35). Car cette dépendance totale envers la science moderne lui fait invoquer (par l'image d'un Dieu caché, dont l'essence est inaccessible) le danger d'un dévoilement excessif que causerait l'arrogance d'une science exacte trop sûre d'elle-même (pp. 35-36). Pour Heidegger, la technique semble exiger qu'une transcendance persiste, sous peine que « l'arraisonnement nous masque l'éclat la puissance de la vérité » (p. 37).

Le mot « danger » lui rappelle la consolation poétique d'Hölderlin, « là où croît le danger, là aussi croît ce qui sauve » (p. 38). Cela oriente donc Heidegger sur le « croître », ce qui prend racine, sur l'essence de l'essence liée au destin (pp. 39-40) et sur ce qui dure (p. 41) par l'entremise du vieil allemand ou de Goethe (p. 42) avec währen (durer) et gewären (accorder, octroyer) : « Seul dure ce qui a été accordé. Ce qui dure à l'origine, à partir de l'aube des temps, c'est cela même qui accorde » (idem), en psalmodiant : « l'essence de la technique, l'arraisonnement est ce qui dure » (idem). Voir l'essence dans l'origine est un biais philosophique classique.

Heidegger oppose en fait « pro-voquer » et « accorder » pour refuser la technique moderne et le rationalisme triomphant, « car un homme qui ne serait qu'homme, uniquement de et par lui-même : une telle chose n'existe pas » (p. 43). Il semble imposer une nécessité de régression contre une technique uniquement issue de la science expérimentale : « le commettre comme mode prétendument unique de dévoilement » (idem). D'où, contre les dangers de la technique moderne, l'utilité de l'étymologie : « autrefois technè désignait aussi la production du vrai dans le beau » (p. 46) qui révèle donc que l'essence du dévoilement était la poésie. Ça tombe bien, c'est ce qu'il disait au début avec poiesis.

Bon. La technique est bien un moyen fondé sur la connaissance des choses et la science moderne est plus fondamentale. Mais contrairement à son utilisation intemporelle, considérer la poésie comme fondement de la technique se réduit à un exercice de style déjà en retard sur son temps (j'ai montré que l'exercice rhétorique était aussi la clef du texte de Renan sur la nation). Pour poésie/technique, c'est vrai que les mots poiesis/technè possédaient à l'origine un trait commun. Ce n'est plus le cas. Que la poiesis/technè soit un « faire orienté vers un but » ne signifie pas que tout « faire orienté vers un but » soit de la poésie ou de la technique. Les fausses généralités ne sont pas éclairantes et régressent au chaos primordial.

Heidegger conserve les anciennes catégories de la philosophie dans les mots contemporains en les tordant par l'étymologie. Il fait comme si les mots apparentés étaient équivalents et n'avaient pas changé parfois de sens, comme dans le cas des doublets (mots différents avec la même étymologie). Si les mots viennent de loin, Heidegger pourrait se demander d'où vient le grec et ainsi de suite dans une régression à l'infini. Le philosophe semble penser que tous les sens sont toujours présents, malgré l'évolution de la langue. C'est plutôt un oracle qui interprète les mots en les « arraisonnant » à sa cause.

Au final, on peut dire que la « technique » argumentative de Heidegger veut donner l'impression de produire un effort, comme un hercule de foire, pour finalement dire des banalités. La réalité de cette démarche consiste à travestir, sous une érudition philologique délirante, des connaissances qui relèvent simplement de l'expérience commune (avec l'erreur mentionnée de la non-accumulation de l'énergie) et quelques allusions aux recherches dans l'air du temps. Le subterfuge qui consiste à parler de l'essence de la technique se réduit à faire semblant de déduire cette essence du seul langage. C'est un biais si caractéristique de la philosophie que cela finit par en constituer l'essence.

Ce petit article de Heidegger, dans la mesure même de sa notoriété, pourrait servir d'étude de cas emblématique du type d'erreurs stylistiques et conceptuelles qui caractérise ce philosophe. C'est à ce titre tératologique qu'il devrait être étudié. Le fait qu'on le propose au contraire comme référence ou summum de la pensée révèle le niveau pathologique de confusion intellectuelle qui règne dans le monde académique. Former des étudiants qui peuvent se sentir obligés de penser sur ce modèle ne peut que produire une situation délétère. On espère au moins que l'omniprésence française de cet auteur n'est pas partagée à l'étranger.

Jacques Bolo

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