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Politique - Mars 2016

Débat : Du national-étatisme dans la gauche radicale

Résumé

Les anars se rendent finalement compte que la gauche est étatiste. Cela devrait permettre, avec un petit effort intellectuel, de remettre en question beaucoup de choses. Trop pour certains. D'où les problèmes actuels pour penser le monde contemporain.

Ce débat, qui s'est tenu le 10 mars 2016 au Bar-restaurant Le Lieu-Dit, 6 rue Sorbier, Paris 20e, m'a laissé un peu sur ma faim, même si je m'y attendais un peu. Il avait été annoncé sur le blog de Philippe Corcuff « Quand l'hippopotame s'emmêle », et concernait, dans une perspective libertaire, « les effets confusionnistes des thèmes étatistes et nationalistes sur la gauche de la gauche en contexte d'extrême droitisation ».

Le fait est que l'approche libertaire s'oppose par principe à la question de l'État qui est bien le fondement de la pensée de gauche. C'est une contradiction importante dans le mouvement social français qui n'est pas traitée en tant que telle. Et c'est sans doute une des causes d'un confusionnisme plus profond que les dernières péripéties souverainistes en débat ce soir-là. Depuis longtemps, pour la pratique, les anarchistes se contentent d'un maximalisme impuissant aux marges des groupuscules gauchistes. Le cadre marxiste sert de support théorique aux « anarchos-communistes », sans doute à la suite de l'anarchiste Daniel Guérin (1904-1988). Les anars adoptent cette terminologie par manque de renouvellement conceptuel autonome depuis le XIXe siècle, à part quelques expériences concrètes et ratées du XXe. À sa décharge, on peut admettre que le modèle libertaire à l'inconvénient d'avoir été un idéal achevé dès l'origine. Ce qui ne laisse guère de place à la fantaisie et condamne les anarchistes à une sorte de radotage d'historiens amateurs.

Justement, quand l'histoire repasse inlassablement les plats pour nous divertir, c'est généralement parce qu'on bute sur le même problème sans être capable de le résoudre. La question de l'État prend aujourd'hui la forme du souverainisme d'une partie de la gauche de la gauche, objet de ce débat. Les anarchistes sont piégés comme simples supplétifs par leur jusqu'au-boutisme dans la vieille opposition réforme/révolution. C'est lassant. D'autant que leur opposition aux processus électoraux leur interdit de peser dans les coalitions. C'est tout bénéfice pour les autres. Les anars pourraient avoir l'impression d'être les cocus de l'affaire si les cocus n'étaient pas toujours les derniers informés. C'est là que le bât blesse. Quand on se pique d'histoire, on devrait savoir que l'opposition entre la social-démocratie et le socialisme/communisme a toujours été la règle : Jaurès/Guesde, Bernstein/Luxembourg, Blum/Thorez, Mitterrand/Marchais. Historiquement, le sadomasochisme des anars a lieu en musique sur l'air de « Fais-moi mal, Johnny », de Boris Vian.

Les débatteurs ont lucidement remarqué que la gauche de la gauche (sur le modèle de Merleau-Ponty) considère les libertaires comme des bobos droit-de-l'hommistes alliés objectifs du capitalisme international. Sarkozy avait repris la fameuse analyse du PC en 1968, qui réunit donc la droite, la gauche de la gauche, Soral et le FN, sous le patronage théorique de Clouscard et de Michéa. J'avais déjà rapporté la fameuse citation :

« Ces faux révolutionnaires doivent être énergiquement démasqués car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. [...] Mais tout en y mettant des formes, ils portent leurs coups contre notre parti - et la CGT - et cherchent à mettre en cause le rôle fondamental de la classe ouvrière dans la lutte pour le progrès, la démocratie, le socialisme. Les thèses et l'activité de ces révolutionnaires pourraient prêter à rire. D'autant qu'il s'agit, en général, de fils de grands bourgeois - méprisants à l'égard des étudiants d'origine ouvrière - qui rapidement mettront en veilleuse leur flamme révolutionnaire pour aller diriger les entreprises de papa et y exploiter les travailleurs dans les meilleures traditions du capitalisme. » (Georges Marchais, « De faux révolutionnaires à démasquer », L'Humanité, 3 mai 1968).

J'avais proposé une interprétation de cette période en termes de tentative de garder le monopole de la représentation populaire de la part de permanents moins scolarisés que les nouvelles générations de l'Après-guerre (on passe de 4 % de bacheliers en 1936 à environ 15 % au début des années 1970). Les grands bourgeois en question étaient au plus des bons élèves. En l'occurrence, les gauchistes de Mai 68 récitaient le catéchisme marxiste simplement un peu mieux que les militants précédents. La diffusion de la littérature révolutionnaire et des sciences humaines dans les collections de poche (Livre de poche, Idées Gallimard, Maspéro, 10-18, Points Seuil, Spartacus, etc.) et la contre-culture (cinéma, BD, magazine Actuel, revues militantes) avaient relevé l'ancien niveau. La mode était au texte original contre l'habitude scolaire des recueils d'extraits. C'était d'ailleurs probablement une erreur didactique. On voit aujourd'hui que la politique réelle n'a pas construit le nouveau modèle qu'on pouvait espérer.

Le débat sur le souverainisme de gauche est biaisé. Sa réalité est plus proche de la simple politique politicienne. Le maximalisme gauchiste correspond simplement aux luttes classiques de fractions ou aux manoeuvres hégémoniques du système parlementaire majoritaire. Concrètement, si le PS, le centre, la droite et l'extrême-droite sont de droite, la gauche (de la gauche) concerne au mieux 20-25 %. Avec ce score, la prétention à représenter « le peuple » correspond donc au mythe traditionnel de la prise de pouvoir révolutionnaire. C'est illusoire, mais pas complètement. Avec l'expérience Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, la gauche de la gauche se prend à rêver. La stratégie consiste à discréditer la classe politique en place, avec l'aide des autres extrêmes qui ont évidemment les mêmes objectifs. D'où la tentation d'une alliance avec les souverainistes de droite et le FN pour certains, comme Sapir qui a été mentionné à ce titre dans le débat. Les intervenants ne semblent pas s'être aperçus réellement que le ralliement de Soral-Dieudonné, Ménard-Collard, et de nombreux syndicalistes de base ou des électeurs concernés relève d'une logique qu'ils limitent aux têtes d'affiche légitimes. Élitisme académique ? Les précédents du PPF, du pétainisme et du fascisme sont là pour rappeler la méthode. Corcuff a mentionné cette analogie avec les années 30. J'ai eu l'occasion de lui proposer qu'il s'agit plutôt de la période précédente ou le basculement fasciste a commencé à se produire, pour les raisons populistes et racistes indiquées par Zeev Sternhell : une faction de la tradition socialiste s'était unie à l'extrême-droite, précisément sur cette question nationale.

Plus banalement encore, le souverainisme correspond simplement à l'opposition à l'Europe. Depuis une trentaine d'années, la construction européenne a progressivement dévié de son objectif initial de coordination des économies nationales. Le gros changement a eu lieu après la chute inattendue du Mur de Berlin. L'hésitation initiale a produit la guerre yougoslave. Culpabilisée, l'Europe s'est mise à absorber tous les anciens pays de l'Est, moitié pour emmerder la Russie, moitié pour réaliser les États-Unis d'Europe, sans s'en donner les moyens et tout en continuant les jeux nationaux antérieurs. Le modèle souverainiste était celui du Royaume-uni. Les politiciens anglais ont toujours joué à critiquer la bureaucratie européenne et à menacer de quitter l'Europe. On en est toujours là avec la question du Brexit. Le modèle français consistait plutôt à accuser l'Europe de n'importe quoi, y compris de ce dont elle n'était pas responsable, parce que les politiciens français sont beaucoup moins sérieux que les Britanniques. Leur pratique correspond plutôt à celui des agriculteurs français qui se plaignent de l'Europe qui les gave pourtant de subventions (d'où les récriminations justifiées des Britanniques).

Le débat du « Lieu-dit » a eu le tort de rester sur la position idéaliste anarchiste. Sa seule prise en compte de la réalité est la banalité d'un antifascisme défensif. Y opposer un discours sur l'« émancipation » est d'autant plus inefficace que le nationalisme en question dans ce débat relève de l'opposition des peuples entre eux et des communautés entre elles. Le socialisme a toujours buté sur la question nationale. La solution protectionniste et isolationniste est toujours la même. Et pour la même raison, comme l'avait indiqué le syndicaliste Merrheilm : « les masses [...] je n'ai jamais pu les réveiller qu'avec des questions de salaire », mentionné dans mon compte rendu du livre de Guillemin, le mois dernier. Celui du livre de Sternhell & al. note le même problème d'origine syndicale (p. 270) pour la dérive fasciste. La soumission des anars au discours prolétarien les condamne au purisme moralisateur. Cela risque d'entraîner les moins cohérents dans cette dérive populiste.

J'ai eu l'occasion de faire remarquer à Corcuff, après le débat, que la question anti-européenne qui motive essentiellement cette dérive nationale, outre l'utilisation politicienne du bouc émissaire facile de Bruxelles par les politiciens locaux, concernait essentiellement l'antagonisme des modèles français et allemand. Je lui ai rappelé que l'Allemagne possède justement d'ores et déjà des institutions fédérales par opposition au centralisme français. La fédération est bien sûr le principe d'organisation libertaire par excellence et seuls les anarchistes français ne sont pas conscients de leurs contradictions. L'empreinte culturelle bonapartiste insidieuse du conditionnement scolaire imagine sans doute, comme un vulgaire Zemmour, que l'universalisme français laïque et républicain doit guider l'Europe et le monde. Les infâmes étrangers sont vraiment bien ingrats de ne pas nous en être plus reconnaissants.

Ironiquement, le collectivisme fusionnel est paradoxalement plutôt d'origine allemande ou russe. La problématique de Sternhell est assez banale : le rejet de l'individualisme est un leitmotiv obsessionnel de la tradition de gauche, du christianisme et du nationalisme. C'est l'origine du confusionnisme actuel. Enfonçons le clou ! Quand Margareth Thatcher dit que « la société n'existe pas, seul l'individu existe », elle n'est pas ridicule. Normalement, les marxistes universitaires doivent savoir qu'elle énonce simplement la position nominaliste (qui dit justement que les concepts généraux n'existent pas en tant que tels et que seuls les individus existent réellement). Comme les universitaires sont parfaitement au courant, ils se moquent simplement des gogos qui ignorent la haute philosophie réservée à l'élite. Ou bien ils peuvent encore croire eux-mêmes à la rengaine stalinienne ou nazie de la grande époque selon laquelle « l'individu n'existe pas, seule la société existe », comme certains gauchistes le rabâchent encore. Dans mon livre sur Finkielkraut, j'ai mentionné qu'une des causes de cette erreur philosophique de l'idéalisme romantique consistait dans la mystique de la langue antérieure à l'individu. La solution est évidemment dans l'appropriation de sa culture par l'individu, qui intègre à la fois ce qu'il en comprend et ce qui le dépasse.

L'opposition des libertaires à l'État n'éclaircit pas le problème. Il serait empiriquement plus simple de penser que l'État est au service de l'individu et non l'individu au service de l'État. J'ai déjà eu l'occasion de rappeler le parallèle de l'opposition à l'État fédéral des populistes américains avec le principe anarchiste et avec l'opposition des souverainistes à l'Europe. L'erreur des militants européens, quand ils parlent des USA, est de considérer les différences réelles comme des oppositions (gauche/droite) au lieu d'y voir une combinaison des composants culturels élémentaires (en particulier religieux) sur le modèle structuraliste. Dès qu'il s'agit de comparaisons internationales, on assiste forcément à ce genre de rapprochements paradoxaux. De toute façon, si on regarde bien, les divergences entre les groupuscules locaux concurrents s'expliquent parfaitement par le même mécanisme combinatoire. L'opposition souverainiste à l'Europe correspond bien à l'opposition à Washington. La vraie différence est simplement que les États-Unis sont déjà une fédération. Et il est bien évident que cette opposition est aussi factice du fait que les souverainistes locaux (américains ou européens) sont globalement d'accord entre eux.

La réalité politique repose, comme j'ai eu l'occasion de le formaliser précédemment, sur la recherche d'un équilibre entre l'État, la société et l'individu. L'opposition droite/gauche concerne simplement des coalitions plus ou moins hétéroclites, selon les circonstances nationales, historiques ou sociologiques. Les individus concrets ou les groupes se débrouillent plus ou moins bien avec les dispositifs institutionnels disponibles. Les anars pourraient représenter le pôle de la défense explicite de l'individu, mais les circonstances culturelles européennes les ont complètement soumis à la vulgate marxiste ou un folklore mémoriel. C'est d'autant plus dommage que l'époque correspond, un peu partout dans le monde, au cadre matériel d'une pratique libertaire. La critique hystérique des bobos par tous les fachos peut le confirmer à ceux qui en doutent encore.

Jacques Bolo

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