L'excellent article de Feriel Alouti, intitulé : « Zakaria, Karim, Raphaël : comment leur chemin de djihâdistes a croisé le salafisme », dans le Médiapart du 24 janvier 2016, offre des éléments importants pour traiter la question de la radicalisation. Il rapporte aussi les propos de Samir Amghar, spécialiste du salafisme à l'Université libre de Bruxelles :
« Depuis quand a-t-on besoin d'être un expert du Coran pour se considérer comme un bon musulman ? On n'a pas besoin de lire Marx pour être un militant d'extrême gauche ou Mein Kampf pour être un néonazi »
Nuançons. Le fait de lire Marx ou Hitler n'empêche pas non plus d'être un extrémiste. C'est le problème de toutes les idéologies, justement. Mon analyse de l'engagement d'extrême gauche ou d'extrême droite est précisément fondée sur le point que note cette remarque. La question se pose d'évaluer le rôle ou la responsabilité de ceux qui se déclarent spécialistes, qu'il s'agisse du salafisme ou non, comme si cela devait les dédouaner. Un spécialiste de n'importe quelle idéologie peut aussi exacerber l'extrémisme, dans un sens ou dans l'autre (voir ce mois-ci la question du rôle de Georges Sorel dans le développement du fascisme italien, selon Sternhell et al).
Le principe d'incompétence des djihâdistes permet de mieux comprendre les remarques fréquentes de certains musulmans spécialistes de l'islam confrontés à ces jeunes radicalisés, que ces spécialistes trouvent à la fois incompétents en matière de religion et face auxquels ils sont impuissants (donc incompétents eux aussi) : « Quand Merah disait "vive Al-Qaïda", il faisait rire tout le monde et passait pour un bouffon » (idem). Mais cette idée d'incompétence des djihâdistes relève aussi de la mauvaise foi, tant de la part des spécialistes que des policiers confrontés à eux et des commentateurs plus ou moins méprisants. Cela revient à considérer que le quiétisme (salafiste ?) est l'orthodoxie à laquelle il faudrait que les musulmans se plient.
Au contraire, le fait que la radicalisation de la pratique musulmane se remarque signifie bien que les djihâdistes sont en cours de spécialisation. Il faudrait parler plutôt de l'opposition entre autodidaxie et légitimité académique, outre la différence classique entre la connaissance et l'action. La question de l'autoradicalisation sur Internet concerne évidemment la prise en compte des moyens actuels d'autoformation. Le départ vers des centres de formation coranique en terre d'islam radical relève de cette réalité. Certains vont chercher sur place leur diplôme de djihâdisme.
Comme je le disais dans un article précédent sur les attentats de Paris, pour expliquer la présence fréquente de jeunes délinquants parmi les djihâdistes, le mécanisme du djihâd est aussi tout simplement celui de la prise de pouvoir, qui s'étend du niveau du gang à celui de l'État. Dans l'article de Médiapart, « le sociologue Raphaël Liogier estime que leur point commun est avant tout de "vouloir être des caïds, des chefs de quelque chose". » Ce principe est général. C'est le mécanisme de définition dynamique de l'organigramme de toute organisation, et de la volonté d'« être calife à la place du calife » (comme l'Iznogoud de la BD), puisqu'on parle de Califat, pour ne pas parler simplement de l'impatience de la génération X.
Puisqu'il est question de connaissance, il ne faut pas oublier que les religions sont aussi des théories de la vérité, qui supposent une élévation progressive du niveau des acquis et des pratiques, et non seulement une « élévation » religieuse symbolique ou mystique. Le principe hiérarchique est le même pour les spécialistes universitaires, qui bâtissent leur carrière personnelle sur leurs compétences. Les marxistes ont trouvé leur place dans l'université en invoquant sa scientificité, dont c'était la revendication exclusive et indépassable à l'époque stalinienne. Il en reste souvent quelque chose.
La solution à la déradicalisation, si c'est le sujet, serait plutôt, selon moi, la nécessité d'une nécessaire connaissance oecuménique de la théorie des autres. Pour les spécialistes en particulier, c'est un peu contradictoire, puisque leur légitimité se fonde sur une expertise étroite. Ils s'opposent aux généralistes et leur réflexe est de révoquer à ce titre les intellectuels médiatiques.
Mais cette réponse pluraliste doit se faire à tous les niveaux. Ce qui implique l'absence de caricatures ou de slogans creux et biaisés. Chez les gauchistes tradis (pour ne pas dire intégristes) de Médiapart et d'ailleurs, les diatribes contre le libéralisme sont du même niveau que l'idée simpliste des communistes au couteau entre les dents. On en est bien là actuellement. Le principe fondamental de la radicalisation est plutôt que les stéréotypes rituels sélectionnent les cons.
On ne peut pas dire que les djihâdistes ont « une démarche aux antipodes d'une réflexion théologique » (idem) sans définir précisément ce qu'est cette théologie. Se fonder sur l'islam traditionnel des familles n'est évidemment pas la solution puisqu'une des raisons de la radicalisation est précisément la hausse du niveau éducatif des jeunes scolarisés plus longtemps que leurs parents. Dans mon livre sur Finkielkraut, j'ai montré que cet écart était une des raisons de la perte de l'autorité parentale. Ce n'est pas l'absence d'autorité qui désorganise l'école, c'est l'école qui sape l'autorité, et l'université qui sape d'ailleurs l'autorité de l'école traditionnelle ! Einstein disait que les scientifiques sont des monomaniaques. La spécialisation est un facteur de radicalisation.
On sait qu'une des caractéristiques connues de la compétence est de pouvoir parler des livres qu'on n'a pas lus ou de faire les allusions légitimes, en utilisant de slogans creux ou biaisés. J'ai montré des usages de ce genre à propos d'Ernest Renan (Qu'est-ce qu'une nation ?) et de Max Scheler (L'homme du ressentiment). Et j'ai commencé à analyser concrètement la question des images en islam à propos de l'interdiction du film de Marjane Satrapi en Tunisie (Persépolis contre Carthage). Je pense justement que c'est ça la bonne méthode.
Jacques Bolo
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