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Références / Éducation - Octobre 2015

Jacques Rancière : Le maître ignorant (1987)

Résumé

En 1818, Joseph Jacotot (1770-1840), professeur français à Louvain (réfugié politique après la Restauration), donne une édition bilingue de Télémaque à des étudiants néerlandophones qui voulaient suivre des cours avec lui. Il s'aperçoit qu'ils ont pu apprendre le français tout seuls. Il en déduit une méthode du « maître ignorant ». Rancière exhume cet épisode et cette méthode et semble la reprendre à son compte.

Jacques Rancière : Le maître ignorant : cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Librairie Arthème Fayard, 1987. ISBN 2-264-04017-3, réédition coll. « 10-18 », 2004, 234 p.

Je n'avais pas lu ce petit livre de Rancière au moment de sa parution. Il avait connu un certain succès et de nombreux comptes rendus en avaient été donnés. Quand j'ai eu l'occasion de le lire, un peu par hasard, l'an dernier, je l'ai trouvé plutôt étrange. J'ai donc décidé de le relire attentivement pour en faire une critique plus complète. Cette relecture confirme ma première impression : Rancière semble s'identifier presque totalement à Jacotot sans aucune distance, ni même de relativisation liée au contexte du début du XIXe siècle. Mais à la réflexion, c'est sans doute plus fréquent qu'on pourrait le croire dans les travaux universitaires.

Wikipédia : Portrait du pédagogue Joseph Jacotot par Nicolas Benjamin Delapierre.pngLe fait est que l'aventure de Joseph Jacotot peut paraître surprenante. En 1818, Joseph Jacotot (1770-1840), connaît un parcours personnel épique au cours de la période de la Révolution française (artilleur, instructeur en chimie, prof de maths, prof d'hébreu, représentant du peuple). Il se réfugie en Hollande après le rétablissement de la monarchie, où il devient professeur de rhétorique (en français). Ses cours connaissent un certain engouement, et des étudiants hollandais veulent les suivre. Mais comme il ne parle pas hollandais, il donne une édition bilingue de Télémaque, de Bossuet, à ces étudiants néerlandophones. Il s'aperçoit qu'ils ont pu apprendre le français tout seuls. Il en déduit une méthode du « maître ignorant » et des principes : « On peut enseigner ce qu'on ignore ; Toutes les intelligences sont égales ; Tout est dans tout (ce qu'il nommera « panécastique ») ; Qui veut, peut. » Et Jacotot développe une critique de l'enseignement traditionnel, au nom de l'émancipation, à laquelle semble adhérer totalement Rancière.

On s'aperçoit cependant que la question pédagogique, au début du XIXe siècle, est loin d'être une opposition entre une institution, qui précisément n'existait pas encore à cette époque, et une sorte de dissident. D'une part, il existait d'autres méthodes qui prétendaient réformer l'enseignement traditionnel, comme le rapportera Rancière lui-même : « panlexigraphe de Bricaille, citolégie de Dupont, stiquiotechnie de Montémont, stéréométrie d'Ottin, typographie de Painparé et Lupin, tachygraphie de Coulon-Thévenot, sténographie de Fayet, calligraphie de Carstairs, méthode polonaise de Jazwinski, méthode gallienne, méthode Lévi, méthodes de Sénocq, Coupe, Lacombe, Mesnager, Schlott, Alexis de Noailles et cent autres dont les ouvrages et les mémoires affluaient » (p. 192). D'autre part, l'accueil de Jacotot n'est pas du tout hostile. On lui offre même de nombreuses possibilités d'exercer et d'étendre son expérience. Le prince Frédérick de Hollande lui offrit de diriger une école d'instruction militaire, que Jacotot s'empressa de saboter (p. 169 et suivantes).

Mais la véritable opposition avec les institutions académiques, et la vieille méthode (appelée assez ridiculement « la Vieille » dans le livre), consiste dans le refus, par Jacotot, de toute tentative d'évaluation (scientifique) de la méthode. La question n'est pas celle de la validité des critiques possibles adressées à l'institution académique. Le problème se réduit plutôt à l'idée que la méthode de Jacotot constitue une sorte de révélation (égalitariste surtout) à laquelle une adhésion totale est exigée tant par le maître que par Rancière. Sur la forme, on pourrait y voir une conséquence dogmatique anticipée de la notion de « changement de paradigme », chère aux universitaires de l'époque où Rancière participait à la rédaction des ouvrages collectifs d'Althusser sur la « coupure épistémologique » marxienne. Une croyance en remplace une autre au lieu de constituer une hypothèse à mettre à l'épreuve.

Sur le fond de la méthode elle-même, on peut précisément contester l'interprétation de l'expérience Jacotot :

« Il n'avait donné à ses « élèves » aucune explication sur les premiers éléments de la langue. Il ne leur avait pas expliqué l'orthographe et les conjugaisons. Ils avaient cherché seuls les mots français correspondant aux mots qu'ils connaissaient et les raisons de leurs désinences. Ils avaient appris seuls à les combiner pour faire à leur tour des phrases françaises : des phrases dont l'orthographe et la grammaire devenaient de plus en plus exactes à mesure qu'ils avançaient dans le livre ; mais surtout des phrases d'écrivains et non point d'écoliers. » (p. 11).

Vraiment ? À supposer que ce compte-rendu corresponde à la réalité, une possibilité d'explication pourrait consister 1) d'abord dans la motivation des élèves, du fait qu'ils voulaient assister aux cours de Jacotot. Cela ne signifie pas que ce soit généralisable. 2) Il est aussi possible (sinon certain) que des Hollandais de 1818 aient eu déjà des rudiments de français, du fait du statut international de la langue française à l'époque (comme l'anglais aujourd'hui) et de la notoriété des événements comme la Révolution française et de l'Empire. 3) Sur le niveau lui-même, il est possible aussi qu'on se contentait alors de peu en terme d'accent ou de correction, du fait de l'existence de nombreux patois et langues régionales, puisque précisément la scolarisation générale n'existait pas encore. 4) On pouvait aussi être indulgent, ou poli, envers les étrangers. Je me souviens que Bernard Pivot avait été déçu par l'accent d'Ernst Junger qu'il avait interviewé, alors que ce prétendu amoureux de la langue française était supposé la maîtriser parfaitement. 5) Sans parler bien sûr d'une éventuelle ressemblance entre les langues européennes. On imagine qu'il n'en serait pas de même pour le chinois, d'autant qu'évidemment, on ne dispose pas, à l'écrit, d'indications sur la lecture orale des idéogrammes, et du fait de l'existence de tons de cette langue (où la même transcription /ma/ se prononce de cinq façons différentes avec cinq sens différents). 6) Est-ce vraiment applicable à l'apprentissage de la lecture, avec la seule aide d'une personne illettrée (p. 54), comme Jacotot le prétend ? Autant d'interrogations légitimes qui mettent en doute l'enthousiasme naïf de Rancière.

La réception par les contemporains a été mitigée. Certains furent enthousiastes, et Jacotot eut de nombreux disciples, d'autres plus sceptiques et critiques, pour diverses raisons. De fait, des ouvrages ou des rapports examineront la réalité des performances de la méthode Jacotot, en faisant des remarques pour le moins troublantes :

« Ne croyons pas pourtant que la Société des méthodes ait jugé la méthode Jacotot avec malveillance. Elle partageait les idées progressives de son président et sut reconnaître tout ce qu'il y avait de bon dans cette méthode. Sans doute quelques voix ricanantes s'élevèrent-elles dans cet aréopage de professeurs pour dénoncer cette merveilleuse simplification apportée au métier d'enseignant. Sans doute quelques esprits restèrent-ils sceptiques devant les « détails curieux » que leur « infatigable président » avait rapportés de son voyage. D'autres voix ailleurs se faisaient entendre qui dénonçaient la mise en scène du charlatan, les visites soigneusement préparées, les « improvisations » apprises par coeur, les compositions « inédites » copiées sur des ouvrages du maître, les livres qui s'ouvraient tout seuls au bon endroit. On riait aussi de ce maître ignorant de guitare dont l'élève avait joué un autre air que celui qu'il avait sous les yeux. » (p. 190).

Les élèves trompent-ils Jacotot comme les hystériques de Charcot. Il ne suffit pas, pour s'en défendre, de prétendre que les critiques se fondent sur des détails comme des erreurs d'élèves sur l'orthographe du circonflexe de « croître » (p. 72). Les critiques ci-dessus sont sérieuses. Des rapports contestent les fondements mêmes de la méthode. Un mémoire cité par Rancière (disponible sur Internet), Remarques sur la méthode de M. Jacotot et sur ses deux ouvrages concernant l'enseignement de la langue maternelle et celui des langues étrangères (Bruxelles, 1827), est assez précis dans ses arguments logiques ou empiriques, et ne pèche effectivement, à la fin, que sur la question dogmatique de l'égalité (et de l'inégalité) des intelligences.

Si ce rapport remarque à juste titre que cette formule ne veut pas dire grand-chose, on comprend quand même que l'époque s'opposait effectivement à une égalité sociale. C'est sans doute le biais fondamental de Jacotot. Son « égalité des intelligences » peut signifier que n'importe qui peut apprendre à peu près tout. Ce n'est pas nécessaire d'en faire un dogme, ni un postulat, auquel il faudrait se soumettre. Jacotot a raison de remarquer que l'idée d'inégalité des intelligences est tautologique : on est moins intelligent parce que les résultats sont moins bons. Cela concerne les performances et non les compétences. Mais il n'en découle pas que les compétences sont égales. On peut supposer que le débat porte en fait sur les processus cognitifs en soi et admettre qu'ils sont virtuellement les mêmes pour chacun par opposition à ceux qui croiraient que les différences sont dues à la naissance. C'était bien la question soulevée par la référence à Bonald, idéologue de la Restauration et anti-Lumières notoires (pp. 88-89). Ce à quoi Jacotot s'oppose est bien le dogme platonicien du destin de l'artisan, ou à une personne qui, comme « M. Lerminier, l'académicien, disserte sur l'incapacité intellectuelle du peuple » (p. 64).

Plus précisément, la thèse de Jacotot sur l'égalité des intelligences constitue plutôt une théorie de la connaissance, dans la lignée des philosophes de son époque, dont il avait lui-même enseigné les nouvelles théories. Ceux qu'on appelait alors les « idéologues » correspondaient simplement aux ancêtres de la psychologie (cognitive), encore très marqués par la philosophie classique. L'originalité de Jacotot consiste à faire porter sa théorie sur la pédagogie pratique. Mais imposer un postulat n'est pas la bonne méthode. D'autant que la conséquence qui en résulte évidemment fait porter la responsabilité de l'échec sur l'élève : ceux qui ne veulent pas apprendre, alors même qu'ils sont virtuellement égaux, sont donc des paresseux :

« Il faut retourner l'adage socratique. Nul n'est méchant volontairement, proclamait-il. Nous dirons à l'inverse : « Toute ânerie vient de vice. » Nul n'est dans l'erreur sinon par méchanceté, c'est-à-dire par paresse, par désir de ne plus entendre parler de ce qu'un être raisonnable se doit à soi-même. » (pp. 92-93).

Peut-être la conception de la volonté/intentionnalité de Jacotot (« qui veut, peut ») s'inspire-t-il aussi de la diffusion des idées de Schopenhauer, qui datent de la même époque. Mais le fond du problème de cette conception de l'égalité des intelligences en pédagogie repose sans doute plutôt sur l'ignorance française persistante, encore aujourd'hui, du principe du learning, qui concerne l'appropriation par l'enfant des connaissances qu'on lui présente. Un des problèmes classiques de l'évaluation concerne la possibilité de simplement répéter « comme un perroquet ». Il est intéressant de remarquer que c'est un des reproches que « la Vieille » adresse à la méthode Jacotot. Les pédagogues de l'époque argumentaient sur « une tête bien faite plutôt que bien pleine », selon la formule consacrée. Jacotot leur opposera que :

« Racine n'a pas honte d'être ce qu'il est : un besogneux. Il apprend Euripide et Virgile par coeur, comme un perroquet. » (p. 117) ou « Bossuet qui en fit autant pour Tertullien, Rousseau pour Amyot, Boileau pour Horace et Juvénal ; comme Démosthène qui copia huit fois Thucydide, Hooft qui lut cinquante-deux fois Tacite, Sénèque qui recommande la lecture toujours renouvelée d'un même livre, Haydn qui répéta indéfiniment six sonates de Bach, Michel-Ange occupé à toujours refaire le même torse... » (pp. 45-46).

Avec le recul, on se dit que la scolarisation généralisée s'est finalement davantage fondée sur la méthode Jacotot que sur la vision romantique du génie qu'il critiquait au nom de l'égalité des intelligences. Paradoxalement, on peut se demander si l'état actuel de l'enseignement ne permute-t-il pas les mécanismes en associant égalité et génie (et méthode globale), contre la répétition. D'où une certaine insatisfaction actuelle sur la qualité des performances (avec la réserve des illusions sur celle des époques antérieures). Plus concrètement, on sait que la surcharge des programmes a l'inconvénient de ne pas s'assurer de la qualité de l'acquisition par tous les élèves, en éliminant ceux qui ne peuvent pas suivre. On comprend mieux que la répétition systématique puisse produire de meilleurs résultats, en donnant par hypothèse plus d'assurance aux enfants.

La question se pose en creux dans le livre. À plusieurs reprises, Rancière s'autorise des comparaisons avec les méthodes pédagogiques actuelles, sans l'admettre simplement : « Ce n'est pas [...] que la méthode Jacotot soit l'ancêtre de la méthode globale. » Mais ça y ressemble beaucoup : « l'ancienne méthode fait commencer par les lettres parce qu'elle dirige les élèves d'après le principe de l'inégalité intellectuelle [=intelligence enfantine/intelligence adulte]. [...] Elle croit que les lettres sont plus faciles à apprendre que les mots ; c'est une erreur. » (p. 49).

Encore qu'il faille remarquer que la méthode Jacotot se fonde plutôt sur une philosophie mystique du « tout est dans tout » qui prétend que la répétition de Télémaque suffit, au prétexte d'une sorte de participation générale au génie humain. À ceux qui se moquent : « Tout est dans tout et tout est dans Télémaque s'esclaffent les rieurs. » (p. 46). « Il fallait répondre que vous croyez que tous les ouvrages sont dans le mot Calypso, puisque ce mot est un ouvrage de l'intelligence. » (p. 47).

La méthode de Jacotot, reprise à son compte par Rancière, s'oppose en fait essentiellement à l'explication scolaire. Cette thématique du refus du maître « explicateur » est omniprésente. Outre la critique (valide, quoique formelle) de la régression infinie des explications (p. 12), le principe général de Jacotot est le seul refus a priori de l'inégalité des connaissances. Sur le fond philosophique, il propose une sorte de pédagogie active à partir de ce que sait l'élève contre l'idée que le professeur seul détient le savoir (p. 50-51). La réalité est pourtant que non seulement le professeur le détient bien, mais que l'élève, quelle que soit la méthode, finit bien par le détenir à son tour. Il s'agit simplement de la différence entre un état initial et un état final des connaissances à deux stades de l'apprentissage. C'est le but de l'éducation. L'insinuation sournoise de Rancière que les stades de l'intelligence de Piaget concerneraient l'inégalité, alors qu'il s'agit des étapes cognitives par lesquels passent tous les enfants, régresse à une mauvaise foi sectaire qui met tout le monde dans le même sac :

« Toute farine est bonne à moudre au moulin de la distinction. L'argument peut ainsi se moderniser, tendre au scientifique et à l'humanitaire : il y a des stades dans le développement de l'intelligence ; une intelligence d'enfant n'est pas une intelligence d'adulte ; il ne faut pas trop charger l'intelligence de l'enfant, on risque de compromettre sa santé et l'épanouissement de ses facultés… Tout ce que demande la Vieille c'est qu'on lui accorde ses négations et ses différences : ceci n'est pas, ceci est autre, ceci est plus, ceci est moins. Et en voilà assez pour ériger tous les trônes de la hiérarchie des intelligences. » (p. 44).

La méthode Jacotot consiste à penser que l'appropriation des connaissances est automatique, et n'a donc pas besoin d'une paraphrase plus ou moins laborieuse. Il n'a pas tort. Non seulement la plupart des connaissances consistent dans des informations qu'on enregistre normalement, mais la raison de ce processus réside bien dans le principe qu'on en connaît le contexte humain ou naturel de référence. Pour la plupart des situations courantes, la question de l'explication se pose seulement dans le cas de décalage culturel. Cela correspond aux notes de bas de page dans la traduction d'un roman étranger. Sinon, la capacité logique générale permet de combler les manques. Il est possible que la charge excessive de Jacotot contre l'explication (ou ce qu'en a retenu Rancière) ne concerne que les fausses explications de la pédagogie traditionnelle de son temps, sans doute influencée par la tradition dogmatique du catéchisme, ou simplement celles des mauvais professeurs.

Le problème de Jacotot est que le dogme « on peut enseigner ce qu'on ignore » tend à se transformer en « on doit enseigner ce qu'on ignore », et même « seuls ceux qui ignorent peuvent enseigner ». Même si Rancière s'en défend : « Commençons par rassurer le contradicteur. On ne fera pas de l'ignorant le dépositaire d'une science infuse, et surtout pas d'une science du peuple qui s'opposerait à celle des savants » (p. 54), l'émancipation prônée par Jacotot semble uniquement valoriser l'enseignement dans un environnement familial illettré, ou dans les cas où lui-même ou ses disciples enseignent une discipline qu'ils ignorent. Or, il est bien évident qu'une fois les connaissances acquises, on n'est plus ignorant. Certains même qui s'inspirent de sa méthode ne sont pas assez fidèles au précepte pour cette raison. L'ironie ne l'annule pas : « Bref, tout l'enseignement de Jacotot y est respecté à une ou deux petites choses près : on n'y enseigne pas ce qu'on ignore. Mais n'est pas ignorant qui veut, et ce n'est pas la faute de M. Boutmy s'il possède à fond les langues anciennes ni de M. de Séprès s'il est mathématicien, et des plus forts. » (p. 204). En étant sympa, car il ne faut quand même pas se laisser intimider, on peut admettre que la méthode de Jacotot consiste dans une version dogmatique qui impose l'enseignement par la recherche comme seule approche.

À part que l'acquisition des connaissances de base n'est pas de la recherche. Même pour l'individu qui les acquiert, les connaissances en questions sont données et non découvertes. À la rigueur, on peut considérer que les étudiants hollandais initiaux font un travail de cryptologie (sur le modèle de Champollion). Ce qui exige déjà de réinterpréter la méthode, d'autant qu'il s'agissait d'étudiants avancés. Mais on peut donc considérer les méthodes de langue et la linguistique comme le recueil des résultats intermédiaires, qui font partie du patrimoine humain partagé (dont s'est servi Champollion). À la décharge de Jacotot, on doit admettre qu'« enseigner ce qu'on ignore », faute d'être de la recherche réelle, est bien souvent le lot des enseignements universitaires (prétendument « par la recherche »), du fait que les enseignants sont recrutés sur des compétences spécialisées et enseignent le plus souvent autre chose. Au mieux, ce sont les enseignants qui sont en formation permanente. Au pire, c'est du gros n'importe quoi. On se demande si le succès du livre de Rancière ne résulte pas d'un plaidoyer pro domo de sa génération. Il aurait parlé d'« idéologie », dans sa période marxiste.

La véritable question de l'explication concerne bien évidemment les cas où l'élève ne comprend pas. La question de la régression infinie avait déjà été traitée par Pascal, et le sera ensuite par Wittgenstein, qui concluent tous deux qu'une explication doit s'arrêter quand l'interlocuteur comprend. La question est transférée à la compréhension, qui peut être incomplète ou fausse. Évidemment, une difficulté pour un professeur ordinaire réside dans le nombre d'élèves d'une classe, qui ne comprennent pas forcément la même chose. La question ne se pose pas dans le cadre de la méthode Jacotot, qui ne concerne que ce que l'individu veut bien apprendre, puisqu'il ne faut pas oublier que la méthode n'est pas celle de Jacotot, mais celle de l'élève ! Elle devrait donc être comparée avec un cours particulier ou le préceptorat.

Ce refus de l'explication qui semble obséder Jacotot, Rancière, ou leurs lecteurs, pourrait simplement signifier que leurs expériences personnelles sont celles de bons élèves, qui s'ennuient si le professeur est trop lent dans sa progression. Ce point à l'inconvénient de montrer l'inégalité des intelligences et une mauvaise généralisation de leur cas personnel par ceux qui réussissent bien en classe. Une certaine facilité scolaire ne signifie donc pas forcément la capacité intellectuelle à analyser correctement une situation pédagogique, cognitive ou épistémologique. Du coup, on peut se demander si ce n'est pas le lot général du système scolaire de sélectionner au final ceux qui reproduisent le système qui les a valorisés, sans le comprendre.

Il est bien évident qu'on peut apprendre beaucoup de choses tout seul. Les difficultés réelles concernent souvent seulement le cadre et les moyens disponibles. C'est ce qui explique les inégalités sociales. Mais cela ne signifie pas que n'importe qui soit capable d'apprendre tout et n'importe quoi avec la même facilité sans aucune aide ou explication. La question se pose de savoir ce qu'on fait quand on ne comprend pas. Il ne s'agit pas simplement de paresse. L'opposition académique à la méthode Jacotot insiste sur la progressivité des connaissances, que Jacotot ou Rancière contestent explicitement. Encore une fois, s'il est possible de commencer par différents points, et qu'un cursus est en définitive arbitraire, cela ne signifie pas qu'il n'existe pas de progressivité.

D'ailleurs, il faut se rendre compte que c'est précisément cette progressivité qui caractérise les étapes historiques de la connaissance : s'il suffisait d'étudier un problème pour le résoudre, les connaissances actuelles auraient été disponibles par le passé. Quand Jacotot parle de la participation de l'élève à l'épopée de l'intelligence humaine, il ne croit pas si bien dire. Mais il en découle qu'il a tort. Ce dont il parle est l'apprentissage d'une connaissance disponible, pas de la découverte d'une connaissance nouvelle. Il joue simplement sur l'analogie de la nouveauté pour le sujet apprenant. Mais la situation ne correspond pas à celui qui fait une découverte. J'ai plutôt tendance à penser qu'une vraie explication est la véritable émancipation. Cela correspond à la démonstration d'une vraie découverte scientifique pour ceux qui appartenaient à une conception ancienne.

Pour rectifier son interprétation, on peut dire que Jacotot fait une théorie de l'autodidaxie. Il a raison de dire que nous n'avons pas besoin de professeurs pour apprendre la majorité de nos connaissances. Ce dont il parle est simplement fondé sur l'erreur du modèle pédagogique traditionnel qui semble nier ce rôle de l'apprenant. Il faut aussi noter que l'apologie de la répétition par Jacotot signifie qu'on n'a pas besoin de tout comprendre (immédiatement) pour assimiler des connaissances. C'est valable autant pour l'éducation traditionnelle que pour sa méthode. Son rejet de l'explication pourrait plutôt concerner la distinction entre l'acquisition d'une connaissance (éventuellement pratique) et la compétence critique et exégétique, par analogie avec la différence entre la compétence en compréhension et la compétence en expression dans une seconde langue. Naturellement, Jacotot prétend également que chacun peut être artiste ou au moins comprendre les oeuvres. Ce n'est précisément pas la même chose. On reconnaît ici la promesse de l'idéologie scolaire contemporaine. Mais cela s'apparente assez à de la publicité mensongère, surtout si on se situe dans la perspective sociologique de Bourdieu.

Il me semble que l'erreur vient du fait que le seul modèle de Jacotot est l'apprentissage de la langue maternelle, spécialement dans le premier stade. Mais au-delà, le perfectionnement dépend quand même d'une assistance qui est simplement déjà présente dans les livres. C'est vrai qu'on n'a pas besoin de l'explication redondante d'un professeur. Sa critique du système scolaire concerne l'institutionnalisation corporatiste qui s'arroge un monopole. On connaît encore cette situation avec le désarroi et la résistance académique contre Internet. Mais le fondement du problème concerne moins l'explication que la certification, dans le monopole de la délivrance de diplômes. Cependant, la situation au début du XIXe siècle était quand même différente. Le taux d'alphabétisation et de formation n'avait rien à voir avec la situation actuelle. Et la progression des débouchés dans l'enseignement a quand même été exponentielle sur cent cinquante ans. J'ai rappelé ailleurs les statistiques des étudiants et des enseignants (Génération X contre Baby-boomers).

D'ailleurs, le pragmatisme machiavélien de Jacotot affirme finalement la nécessité d'une maîtrise totale de la rhétorique sophistique qui semble justifier l'arrivisme : « Il faut donc d'abord trancher avec Aristote et contre Platon : il est honteux pour l'homme raisonnable de se laisser battre au tribunal, honteux pour Socrate d'avoir laissé la victoire et sa vie à Mélétos et Anytos. Il faut apprendre la langue d'Anytos et de Mélétos, la langue des orateurs. Et celle-ci s'apprend comme les autres, plus aisément même que toute autre, car son vocabulaire et sa syntaxe sont enfermés dans un cercle étroit. » (pp. 158-159). Cet éloge du cynisme peut renvoyer au léninisme cher à la jeunesse de Rancière, où « on utilise tous les moyens, même les moyens légaux », dans la limite de l'obtention d'un poste académique, pour le sujet qui nous occupe.

La solution théorique véritable est la reconnaissance de la notion de learning pour comprendre le mécanisme de l'appropriation individuelle. On peut voir que c'est bien ce qui est en question : « Il n'est pas homme sur terre qui n'ait appris quelque chose par lui-même sans maître explicateur. [...] Tout le monde pratique cette méthode au besoin, mais nul ne veut la reconnaître, nul ne veut mesurer la révolution intellectuelle qu'elle signifie. » (pp. 30-31). C'est un problème de théorie de la connaissance et de didactique. L'erreur est d'en faire une question politique ou sociale. Or, ce n'est pas la connaissance, mais le diplôme, qui donne une autorité (sociale). Et c'est de cette légitimité qu'il est question, en fait, dans le livre de Rancière.

L'obstacle à la théorie de Jacotot (et Rancière) concerne toujours une mauvaise identification des conséquences des différents états de connaissances. Poser le problème en terme politiques se résume finalement à : « Il faut choisir de faire une société inégale avec des hommes égaux ou une société égale avec des hommes inégaux. » (p. 221). C'est ça qui n'est pas possible. Comme la suite l'a montré, l'éducation bouleverse les statuts sociaux considérés auparavant comme immuables. Mais c'est évidemment progressif du fait que le sujet doit évidemment assurer l'intendance en attendant, dans un cadre inégal. Il en découle que les acteurs sociaux, et c'est en cela qu'ils sont déjà égaux, n'apprennent que le nécessaire. C'est différent de la paresse. Une démonstration en est révélée dans le cadre même de l'approche Jacotot-Rancière : « un disciple de Grenoble ne pouvait convaincre une femme pauvre et âgée d'apprendre à lire et à écrire. Il l'a payée pour la faire consentir. En cinq mois elle a appris, et maintenant elle émancipe ses petits-enfants. » (p. 168). Cette expérience n'est évidemment pas comprise pour ce qu'elle est : « émanciper ses petits enfants » ne signifie pas qu'on veut émanciper la société, dans une perspective révolutionnaire (implicite et anachronique), et la résistance à l'émancipation n'est pas (seulement) extérieure. Elle est interne (paresse comprise) et stratégique. L'injonction traditionnelle de ne pas trahir sa classe n'est pas la bonne méthode.

Mais le dogmatisme philosophique de Jacotot ne se résout finalement qu'à un festival de maximes ou formules littéraires aussi creuses que douteuses : « Savoir n'est rien, faire est tout » et « parler est la meilleure preuve de la capacité de faire quoi que ce soit » (p. 110) ; en fausses étymologies : « En matière d'art, on le sait, 'je ne peux pas' se traduit volontiers par 'cela ne me dit rien' » (p. 113) ; dans des sortes de jeux de mot plus ou moins réussi : « Tout est fiction » (p. 136), contre la rhétorique sociale, pour dire, en somme, que « comparaison n'est pas raison »...

Rancière a tendance à interpréter l'échec final de Jacotot en termes complotistes et christiques : « Un savoir de cette sorte fait une solitude effrayante. Jacotot assuma cette solitude. Il refusa toute traduction pédagogique et progressiste de l'égalité émancipatrice » (p. 223). Toute l'institution scolaire postérieure est conçue comme une trahison du principe de l'émancipation « Chacun de ces prétendus émancipateurs a son troupeau d'émancipés qu'il selle, bride et éperonne » (p. 214), où : « le progrès est la nouvelle manière de dire l'inégalité » (p. 197). D'ailleurs, dès l'origine, le maître avait été abandonné ou trahi par ses disciples : « Le maître [Jacotot] s'irrite quand les disciples ouvrent leur école à l'enseigne « qui veut peut ». La seule enseigne qui vaille est celle de l'égalité des intelligences. L'enseignement universel n'est pas une méthode de hussards » (p. 96). Ce qui permet de remarquer que certains comprennent bien de travers.

Le problème du livre de Rancière est qu'il semble prendre le parti de Jacotot, au point qu'on a souvent du mal à distinguer qui parle, en condamnant toutes les autres méthodes, à commencer par la scolarisation postérieure réelle, sans presque aucune réserve ou aucune relativisation due au contexte du début du XIXe siècle. Concrètement, l'aventure de Jacotot se résume à la constitution d'une secte animée par un gourou qui voudrait imposer le purisme d'un postulat égalitariste. Tout ce qui est bon dans l'histoire de la pédagogie, de la littérature ou de la philosophie est interprété comme une sorte d'intuition de sa méthode. On reconnaît ici l'absence de capacité à identifier les étapes. Rancière poursuivra donc le procédé (pp. 153-154) par des références explicitement anachroniques : « monopole de la violence légitime » (Max Weber), « pas de devoirs sans droits » (L'Internationale), ou aux paraphrases de Jacotot sans aucun sens critique : « L'homme raisonnable ne se considérera donc pas comme au-dessus des lois. [...] Il se soumettra comme citoyen à ce que la déraison des gouvernants commande, en se gardant seulement d'adopter les raisons qu'elle en donne. Il n'abdiquera pas pour autant sa raison. » (Kant sur les Lumières ou Anatole France sur Coignard). C'est le problème de synchronicité absolue de la philosophie qui la situe hors de l'histoire réelle.

Jacotot développe en fait une théorie de la vérité et de la communication, dans sa « philosophie panécastique ». La vérité est ce qu'on est capable de comprendre, mais on est plus ou moins bien capable de la dire. On peut comprendre autre chose que ce qui est dit. Jacotot a du mal à admettre qu'il s'agit plutôt de capacité de part et d'autre. Jacotot aboutit assez justement à une philosophie de l'individu, contre les théories socialistes de son temps. C'est une conséquence logique quand il est question d'éducation. On peut admettre que toute formation, perçue du côté de l'individu, est en définitive autodidacte (learning), mais elle est diplômante du côté social.

L'acrimonie de Jacotot, reprise par Rancière, envers la scolarisation institutionnelle de masse correspond en fait à cette contradiction du principe scolaire de la généralisation des connaissances. Elle aboutit bien toujours à des spécialisations : « La Vieille n'est jamais contente ; elle lève un masque, elle se réjouit, mais sa joie dure peu, elle s'aperçoit bientôt que le masque qu'elle a enlevé en couvre un autre, et ainsi jusqu'à la consommation des chercheurs de vérités. La levée de ces masques superposés est ce qu'on appelle l'histoire de la philosophie. » (p. 229). Pas de complot là dedans. Toute l'histoire des sciences est bien l'histoire des « découvertes ». C'est de cette condition humaine et des péripéties ou des contraintes historiques concrètes de l'éducation qu'il faut être conscient.

Jacques Bolo

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