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Culture / Internet - Décembre 2012

Michel Serres contre Alain Finkielkraut

Résumé

Invité de l'émission Répliques, Michel Serres a defendu la modernité d'internet contre le pessimisme d'Alain Finkielkraut. Serres est peut-être un peu trop optimiste face aux inquiétudes de son hôte dont les erreurs me paraissent relever d'une incompétence tant sociologique que culturelle. J'aurais tendance à être moins indulgent.

Le match a eu lieu ce samedi 8 décembre 2012, sur France culture, dans l'émission « Répliques » ayant pour titre « L'école dans le monde qui vient ». Mais bizarrement, le débat s'est plutôt centré sur Internet et les nouvelles technologies, qui sont le cauchemar de Finkielkraut. Sur ce point, Serres lui a rabattu le caquet immédiatement, quand Finkielkraut a avoué, ce qui est de notoriété publique, qu'il n'y connaissait rien, même s'il s'informe (chez les critiques de l'Internet pour confirmer ses préjugés). Mais comment prétend-il parler de quelque chose qu'il ne connaît pas ? C'était un peu facile, mais ça méritait d'être dit. Dans les années 90, Finkielkraut avait déjà été épinglé pour avoir critiqué le film de Kusturica, Underground, sans l'avoir vu, pour attaquer un supposé parti pris serbe. Finkielkraut n'a toujours pas changé de méthode apprise dans sa jeunesse maoïste. L'époque n'était pas à la subtilité. Mais sur cette question de l'Internet ou tout simplement de la modernité, Finkielkraut fait bien partie de la catégorie des « grands-papas ronchons », dont parle Serres.

Michel Serres a développé une intéressante théorie qui demande de prendre conscience du rapport à la mémorisation dans les ruptures que sont le passage de l'oral à l'écrit, de l'écrit rare au livre reproductible, du livre à Internet. L'inconvénient de ces grandes classifications est qu'elles masquent les continuités et les persistances ou les archaïsmes. Mais elles ont l'avantage de proposer une structuration de nos connaissances pour comprendre les mouvements de l'histoire.

Serres n'a pas vraiment répondu à l'inquiétude de Finkielkraut qui concerne plutôt la baisse de niveau. Elle n'est d'ailleurs pas imputable à Internet, mais plutôt aux errements de l'institution scolaire ou à ses inadaptations aux nouveaux défis. Mais Finkielkraut se trompe aussi quand il considère que le niveau était élevé dans sa jeunesse. Il n'y a jamais eu plus de 50 % d'enfants qui avaient le certificat d'étude (50 % des garçons travaillaient à 14 ans, puis 16 ans à partir de la fin des années cinquante). Comme je l'ai rappelé dans mon livre récent à son propos, il n'y avait que 10 % de bacheliers dans les années 60. Si on veut que le niveau monte, on pourrait aussi diviser le nombre d'élèves par cinq dans les lycées, et le nombre de professeurs par sept !

Dans mon livre, je parle aussi du problème de la courtoisie excessive. Avec ses « Mon cher ami », Michel Serres, qui est de la vieille école, a le défaut de laisser croire à Finkielkraut qu'ils sont au même niveau. On peut supposer que c'est un reste de la période où les gens instruits appartenaient effectivement au même monde (1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936). Mais justement, à l'époque, les différences étaient énormes et la légitimité culturelle des élites était assurée de ce seul fait.

C'est la clé de la véritable erreur de Finkielkraut. Il surestime son propre niveau, alors que le fait même de l'avoir atteint, pour quelqu'un de son origine sociale, marque une extension de la démocratisation scolaire. Il ne comprend pas que ce phénomène s'est poursuivi, et il semble vouloir perpétuer une hiérarchie de statuts, antérieure à sa propre époque, qu'il croit de droit.

Michel Serres lui montrera par exemple, en insistant devant sa résistance, que l'utilisation du copier-coller correspond à l'omniprésence des citations dans les textes antérieurs, qui semble s'opposer à l'idéal de penser par soi-même. J'avais moi-même eu ce sentiment à une époque lointaine, et à un professeur qui nous demandait de faire une dissertation sur la solitude, à l'aide de citations, je lui en avais fait une compilation, classée par opinions (« en veux-tu, en voilà »), et il avait noté : « Trop de citations » (MDR !).

Mais Michel Serres aurait dû mieux distinguer cette pratique du plagiat, qui consiste à ne pas indiquer ses sources. C'est ce qu'il faudrait justement prendre la peine d'enseigner pour maîtriser le rapport à cette disponibilité de références abondantes. Ceux qui n'ont pas connu l'époque avant Internet doivent imaginer l'effort que demandait la documentation, et d'abord de se déplacer pour se documenter, ce qui la limitait aux villes universitaires, excluait les pauvres, et faisait perdre du temps à tout le monde. Tout ça, assez souvent, pour ne pas trouver ce qu'on cherchait. Ça n'améliorait pas le niveau et la possession de livres était une richesse et un privilège. On parlait souvent de ce qu'on n'avait pas lu. C'est sans doute l'origine de l'habitude de Finkielkraut, qui en est resté à cette époque.

L'inquiétude de Finkielkraut sur le niveau des élèves, qu'on veut croire sincère malgré ces restrictions importantes, porte simplement sur la nécessité d'enseigner les bases pour maîtriser cette abondance même. Nous venons de voir que lui-même ne maîtrise pas grand-chose, et surtout pas Internet. Alors que la discussion aurait dû porter sur l'école, elle s'est polarisée un peu sur la détestation finkielkrautienne de la modernité. Le problème concerne ici la critique de la pédagogie nouvelle qui soulève des contestations quant à son efficacité. C'est recevable. Je considère personnellement que la raison en est la volonté de surcharger les programmes des petites classes d'éléments inutiles ou d'un autre niveau. J'ai vécu personnellement l'introduction des maths modernes après 1968, cela c'est poursuivi avec la linguistique chomskyenne, et la surcharge moderniste continue. C'est évidemment une erreur, mais cela concerne le mauvais niveau des professeurs et de ceux qui font les programmes, pas celui des élèves, qui en subissent les conséquences.

Michel Serres idéalise sans doute un peu l'autonomie promise par les méthodes pédagogiques. Finkielkraut conteste qu'elle soit acquise. J'ai considéré, dans un précédent article, que les innovations pédagogiques étaient des méthodes correctrices qui concernaient certains élèves qui ne s'adaptaient pas à l'école traditionnelle. Cela ne signifiait pas qu'elles devaient être généralisées à tous les élèves. Ce qui est en question ici est plutôt le jacobinisme français habituel, incapable d'accepter la moindre diversité des approches.

Mais cela a aussi un rapport avec le fond du problème. Il est nécessaire d'enseigner les bases mais il ne faut pas croire qu'on a une autorité au-delà. Attitude d'instituteur qui considère que les jeunes ne sont jamais assez autonomes, et que les adultes sont toujours des enfants qui doivent obéir aux sommités sorbonnardes. Ce sont les bases qui permettent l'autonomie pour affronter la disponibilité infinie des connaissances. Au-delà d'un certain point, le parcours n'est plus balisé et ce sont les électrons libres qui ouvrent leur propre chemin. C'est vrai dans tous les domaines et à tous les niveaux.

Il faut noter que le bon élève du passé était précisément celui qui sortait du cadre et allait voir du côté des auteurs plus ou moins sulfureux extérieurs au programme, ou se dévergondait en s'adonnant aux genres mineurs (jazz, roman policier, cinéma, rock, bande dessinée), qui ont été progressivement intégrés au corpus académique. C'est cette pratique de ceux qui sont devenus professeurs qui explique sans doute l'erreur précédente de vouloir introduire trop tôt les marginaux ou les dernières nouveautés dans l'enseignement élémentaire. On peut admettre qu'il faut laisser les élèves les découvrir tout seuls ou à leur rythme.

L'erreur passéiste de Finkielkraut provient sans doute aussi de sa spécialité littéraire. Elle correspond assez bien à la caractéristique de l'éducation de son temps, qui n'était culturelle que parce qu'elle était un peu mondaine. Ce n'était pas très grave. À l'époque, on apprenait un métier sur le tas. Et surtout, on bénéficiait de la période de croissance des trente glorieuses !

Michel Serres a semblé finalement assez naïf de finir son dialogue en valorisant le multiculturalisme qui permet d'affronter la réalité moderne. Ignore-t-il que Finkielkraut est justement un croisé de la lutte contre les hordes barbares, avec ses acolytes Renaud Camus et Richard Millet ? J'ai trouvé Alain Finkielkraut assez silencieux sur son thème de prédilection. Aurait-il lu mon livre, que je viens de lui envoyer, et aurait-il été un peu convaincu ? Toujours est-il que Michel Serres a clos le débat, et l'émission, en lui rappelant que l'Allemagne était considérée comme le sommet de la civilisation au début de XXe siècle et que cela ne l'a pas empêchée de sombrer dans le nazisme. J'avais mentionné cet argument en critiquant l'illusion que se fait Finkielkraut sur la force morale de la littérature, en particulier dans une de ses émissions avec Mona Ozouf en janvier dernier. Certains qui ont commenté sur Internet l'émission avec Michel Serres ont trouvé que l'argument relevait du point Godwin. Ah bon ? Et ce n'est pas vrai, peut-être, que l'Allemagne si cultivée a été nazie ? Même Finkielkraut en convient finalement. J'ai un peu tendance à considérer que le point Godwin est un argument stéréotypé très en usage chez les négationnistes et les imbéciles qui se font avoir par des arguments formels.

Mais il faut surtout noter que Michel Serres n'est peut-être pas aussi naïf qu'il en a l'air. Il a assez bien mené le débat de bout en bout. L'art de la conversation mondaine avait aussi ses maîtres. J'ai rappelé ma réserve à propos de la politesse. Je ne sais pas si la méthode Serres sera plus efficace. Mais il me semble que la tendance de Finkielkraut à usurper une compétence qu'il n'a pas repose quand même sur une trop grande tolérance des intellectuels envers ses positions qui ont depuis longtemps dépassé les bornes. Le risque, en lui servant du « mon cher ami » est bien qu'il se croit autorisé à persévérer davantage que si on lui demandait fermement d'arrêter de déconner.

J'ai considéré à plusieurs reprises que cette perte d'autorité de la connaissance en marche pouvait provenir du repli des universitaires, ces dernières décennies, sur la seule « reconnaissance par les pairs » qui leur a fait abandonner leur responsabilité envers les citoyens. J'ai cité un cas amusant, dans une émission de télé, où un nutritionniste hésitait à reprendre une boulangère qui ignorait que le chocolat était un corps gras, et j'ai salué récemment un sursaut de la part du « cinquième pouvoir » scientifique, contre des statistiques biaisées par l'ancien gouvernement. Michel Serres annonce peut-être un retour de l'autorité de la science sur le devant de la scène. Il était temps.

Des discours passéistes comme ceux de Finkielkraut ont montré l'incompétence de ceux qui les tiennent. Le faire au nom de la France ou de « la civilisation » est une imposture risible dans la mesure ou tout le monde sait que ce dont on parle était plutôt universaliste jusqu'à l'impérialisme. Sa limite était l'ethnocentrisme qui persiste chez ceux qui n'ont pas compris que le monde n'attend plus que la France lui apporte ses lumières. Ceux qui le croient encore en seraient précisément bien incapables. Internet est précisément l'outil de ce décentrement qui annonce une réalisation concrète du multilatéralisme. Il ne faudrait pas rater le coche à cause de quelques imbéciles qui abusent de la nostalgie du public pour des images d'Épinal rétrogrades.

Jacques Bolo

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