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Médias / Société / Références - Septembre 2012

C'est la faute des médias

Richard Millet fait le buzz
(avec son Éloge littéraire d'Anders Breivik)

Résumé

Richard Millet a pété le googling avec son Éloge littéraire d'Anders Breivik. Mais c'est très décevant comme politiquement incorrect. Le niveau baisse. Rue89 fait mieux avec les commentaires de fachos. Et ça prétend faire de la littérature ! MDR !

Un peu d'action pour la rentrée. En bonus de son livre Langue fantôme, Richard Millet publie un petit texte d'Éloge littéraire d'Anders Breivik. Il faut bien se démarquer de la masse. Non seulement des « 600 romans de la rentrée littéraire », mais des 200 livres par jour en moyenne, soit 70 000 livres par an. Le pilon est le meilleur investissement du secteur de l'édition (Bernard Arnault vient justement de prendre 37 % de Paprec).

Richard Millet a réussi son coup. Un « éloge littéraire d'Anders Breivik » ! Les fachos fourbissent leur « politiquement correct » pour défendre leur liberté d'expression. Les rédactions en salivent d'avance. Hollande les laissait un peu sur leur faim. Certes, le président a bien fait la une de la rentrée pour en dire qu'il ne se passait rien. Mais on sentait bien que le coeur n'y était pas. C'était le service minimum de part et d'autre.

Dans un premier temps, entre gens de bonne compagnie, les critiques faux culs ont trouvé des excuses à Millet. On ne sait jamais. C'est un éditeur connu chez Gallimard. Ils ne vont pas se griller bêtement pour un quarteron de jeunes norvégiens de gauche. Mais surtout, on voyait bien que les critiques ne savaient pas vraiment par quel bout prendre ce sous-Céline, voire partagent ses idées sur le multiculturalisme pour une raison ou pour une autre (ou simplement défendent leur copain). On a eu droit à tous les faux-fuyants plus ou moins subtils. C'est minable. Que ces critiques ne viennent plus nous dire qu'ils sont contre le relativisme quand ils convoquent, pour la défense de Millet, l'écrivain qui, dans Le Monde, s'est mis dans la tête de Mohammed Merah. Lui avait fait de la littérature.

Quand on lit le texte de Millet, on se demande pourquoi « littéraire », l'éloge ? L'allusion à l'acte surréaliste de tirer dans la foule, qu'il y mentionne, est usurpée. Breivik ne tire pas sur n'importe qui. Et d'ailleurs, les surréalistes jouaient petit bras. Malgré leur imagination, ils n'avaient pas prévu la bombe atomique. La réalité dépasse toujours la fiction. Mais les littéraires n'aiment pas se priver d'une hypothèse qu'ils reconnaissent pourtant comme fausse.

Chez Millet, « littéraire » est simplement le synonyme de perfection : « la perfection, comme le Mal, ayant toujours à voir avec la littérature » (p. 103). Il parle de la froide efficacité de Breivik. C'est un peu naïf. Un acte n'est pas de la littérature. Millet constatera d'ailleurs que Breivik ne revendique pas une performance d'art conceptuel (p. 115). Il revendique bien un acte politique.

Mais on peut dire que Millet a doublement raison. Quand il pleurniche en disant qu'on ne le lit pas, ou mal, il parle sans doute de ceux qui le considèrent comme « l'un des grands auteurs français contemporains » (quatrième de couverture). C'est cette pub que les critiques répètent. L'Éloge de Breivik est pourtant très court (18 pages). Ils pourraient faire un effort. Bourdieu parlait de ceux qui ne lisent que les préfaces. Le texte fait la longueur d'une préface, et certains ne le lisent même pas (et d'autres en diagonale). On est bien en dessous de ce que craint Millet. Le niveau est vraiment très bas.

On comprend mieux cette confusion entre acte et littérature. C'est de lui-même, et de son texte, que Millet parle. Il croit sans doute faire de la littérature et gobe ce que lui disent les lèche-bottes qui le prennent pour un écrivain. Il est comme un enfant à qui on dit qu'il a fait un « beau dessin », ou un « beau caca ». Millet a fait un « beau texte ». Un acte. Une belle merde. Mais pas de littérature.

Millet est au niveau de son époque. Sur ce point, on peut admettre qu'il possède une forme de lucidité. Comme je le disais récemment, à propos de Pays perdu, de Jourde, je lis peu de littérature contemporaine. Je ne perds rien. C'est quoi ce style de Millet ? C'est une blague ? Il est éditeur chez Gallimard, mais les cordonniers sont vraiment les plus mal chaussés (comme disait sa grand-mère). C'est ça, la littérature française contemporaine ? Putain !

Le texte de Millet est une bouillie de poncifs sur l'actualité. C'est du mauvais journalisme (excusez le pléonasme – à quelques exceptions près). C'est vraiment « la faute des médias ». On peut y voir une des causes du terrorisme. À propos de l'affaire Merah (c'est le sujet), je disais : « Le fait est que nous devons tous structurer le flot d'informations qui nous assaille. On peut se résigner à ce qu'un petit pourcentage pète les plombs. Ce terrorisme fonctionne sur le principe : « il faut faire quelque chose » pour réagir à tout ce qu'on nous montre. L'engagement politique de chaque individu correspond toujours à ce qu'il considère comme crucial, mais qui n'est souvent que le résultat d'une dramatisation médiatique ou partisane. C'est le cas de la majorité des opinions. Il faut toujours en être conscient. »

L'Éloge de Breivik est une sorte de sampling touffu de clichés entrelardé d'une idéologie qu'on pourrait caractériser comme du situationnisme d'extrême droite catho traditionaliste ! C'est très curieux. Tout ça sur fond de zapping qu'aggrave le name-dropping. C'est moderne ! Il n'en rate même pas une avec son « je ne cherche pas à faire de la sociopsychologie politique » (p. 109). Ben, tiens ! Tu fais que ça, ma poule ! Il faut vraiment que le niveau général soit nul pour que ceux qui l'ont lu n'aient pas remarqué cette confusion totale. Sur ce point, Millet a raison de penser que seuls les termes tabous ont choqué les belles âmes (ou ont satisfait ceux qui partagent ses fantasmes). La pensée par images et symboles fait perdre le sens de l'articulation du discours.

L'invitation de Millet à l'émission de Taddéï a marqué le top du buzz. Millet a fait profil bas. On aurait presque cru qu'il ne savait pas que c'était de lui qu'on parlait. L'originalité de la situation résidait dans l'invitation d'Edgar Morin, assez en forme avec son « je ne vous méprise pas, mais je méprise votre mépris ». La classe ! Or, la particularité de Morin est précisément d'avoir été condamné pour apologie du terrorisme, avant d'être relaxé (et ses accusateurs condamnés aux dépens).

J'ai eu l'occasion d'analyser le cas de Morin (et de ses coaccusés) comme le fait de se mettre à la place des Palestiniens pour comprendre leur exaspération. Je disais que ceux qui attaquaient Morin en justice seraient précisément ceux qui, dans la même situation que les Palestiniens, choisiraient le terrorisme. Ce sont souvent les mêmes qui sont contre le « politiquement correct », et qui défendent Millet. Allez comprendre ?

Mais la situation de Millet est différente de celle de Morin. Même si Millet se dissimule lâchement sous des excuses littéraires, il partage totalement les idées d'Anders Breivik contre le multiculturalisme. Millet prône la résistance et revendique d'avoir combattu au Liban les armes à la main. Ses précautions oratoires contre les actes terroristes me paraissent factices. Ceux qui soutiennent Millet, au nom de la liberté d'expression, ont les mêmes positions dans leur très grande majorité. Certains pourraient être considérés comme bien plus radicaux que le texte incriminé, si Millet ne l'était pas lui-même bien plus qu'il ne veut le paraître. Les soutiens radicaux du pétainisme et du nazisme ne surgissaient pas de nulle part. Ils peuvent toujours s'abriter derrière la littérature et les imparfaits du subjonctif. J'avais remarqué ailleurs que le retour de cet usage reposait sur le fantasme essentialiste que ce temps de conjugaison était inaccessible aux jeunes issus de l'immigration. C'est dire le niveau de la bande à Mimile !

On comprend que des écrivains se désolidarisent de la prétention littéraire de Millet et ne se trompent pas sur les idées qu'il développe, qui ne trompent donc finalement personne ! Mais ce n'est pas la littérature qui est discréditée. C'est sa neutralité. La mode formaliste fait semblant d'oublier que la littérature est aussi engagée. Le débat est biaisé. Ceux qui critiquent l'engagement des uns contre Millet tolèrent l'engagement de l'autre avec l'alibi de la liberté. C'est ridicule. On connaît pourtant la leçon de Goebbels : le divertissement est l'idéologie de la diversion pour rendre « du temps de cerveau humain disponible ». Millet ne parle que de ça sans comprendre qu'il est du côté des nazis, le con ! On peut congratuler Millet de susciter l'engagement contre lui. « Le vrai est un moment du faux », disait Debord.

Mais les critiques de Millet s'excitent un peu pour rien avec leur pétition des écrivains. Ce n'est pas vraiment un éloge d'Anders Breivik. Millet n'a pas complètement tort. Bon, c'est plutôt un plaidoyer pro domo et ça revient donc un peu au même. Mais quand même : ce n'est pas un éloge, ce n'est pas littéraire, et il se croit ironique, en plus ! La critique devrait plutôt viser la publicité mensongère. On comprend qu'on défende la littérature quand quelqu'un prétend illégitimement en faire, mais ça relève d'abord de la défense du consommateur. Remboursez ! On veut notre éloge d'Anders Breivik ! Qu'est-ce que c'est ce truc ? Si la liberté d'expression existe pour ça, c'est pas la peine, merde !

En l'occurrence, la question de la liberté d'expression est un piège à gogos. Si la question se pose, c'est précisément parce que la liberté d'expression comporte un risque, qui se manifeste simplement de façon évidente dans les dictatures. L'erreur démocratique consiste à croire qu'il pourrait n'y avoir aucun risque à dire ce qui dérange. Si la liberté consiste à dire ce avec quoi tout le monde est d'accord, ce n'est déjà un problème nulle part. Ça, c'est réglé. Et quand on dérange, on dérange. C'est ce que subodorent les fascistes quand ils parlent de « politiquement correct ». Ça ne veut pas dire qu'ils aient raison. En général, ils sont plutôt les premiers à réclamer plus d'interdits.

Quelques imbéciles peuvent quand même croire à l'idée de la liberté d'expression, sur le mode formaliste de Chomsky, bien dans la ligne américaine, ce qui est plutôt rigolo. Mais si on soustrait de leurs rangs les anti-américains, les anti-relativistes (anti « tout se vaut »), et ceux qui critiquent Chomsky dans sa défense de la liberté d'expression pour les négationnistes, il ne doit pas rester grand monde.

Pour le reliquat, ma réponse à Chomsky s'applique. Outre le formalisme adolescent biaisé à l'américaine, il faut bien reconnaître qu'il existe des vérités officielles. Les fascistes concernés le savent qui les appellent « droit-de-l'hommisme bobo », qui sont normalement ce qui caractérise la civilisation occidentale que les fachos prétendent défendre. Euh, en fait, non. Bref, on sait plus ! Encore de l'enfumage. Car le statut d'« officiel » n'amoindrit pas la valeur de la « vérité », relative, mais optimale à un moment donné. Libre à chacun de croire qu'il aura raison plus tard. À propos de Chomsky, j'avais caractérisé la problématique formaliste comme l'illusion d'une règle a priori définitive, alors qu'on a affaire qu'à des dispositifs empiriques. Mais c'est un peu difficile à comprendre. Les fascistes sont précisément ceux qui ne le comprennent pas au nom d'anciennes vérités temporaires.

Outre la banalité soporifique du discours sur la décadence, Millet en rajoute une louche dans la régression pétainiste sur « la langue,... la mémoire, le sang, l'identité » (p. 117). Il condamne Breivik parce qu'il lui paraît « américanisé » (p 107), utilisant le cliché hollywoodien de « fils de divorcé » pour expliquer sa dérive. Millet est gêné par l'immigration extra-européenne, spécialement quand il se retrouve entouré de Noirs et d'Arabes dans le métro. Tout ça au nom des racines chrétiennes. Comme je l'avais noté à propos de Zemmour, Millet a tout simplement oublié que le christianisme (comme l'islam d'ailleurs) est une religion universelle et que le Noir qu'il croise est peut-être chrétien aussi. C'est très bizarre, puisqu'il se revendique de son expérience libanaise où se croisent des chrétiens et des musulmans qui n'en sont pas moins des Arabes. Bref, c'est du gros n'importe quoi raciste. Comme cette tendance semble se répandre en se croyant un peu trop gardienne du dogme, il faudrait peut-être que le pape infaillible prenne ses responsabilités, pour une fois, en excommuniant ceux qui achèvent de déshonorer le christianisme. C'est peut-être déjà trop tard pour sauver les meubles, mais ça pourrait au moins sauver les apparences.

Coïncidence amusante pour un passionné de la langue comme Millet, il faut savoir qu'en Orient, le terme « millet » correspond aux communautés minoritaires (« Dhimmi ») dans l'Empire ottoman. Toute cette affaire serait-elle une sorte de variation sur les délires romantiques du lien entre langue et pensée qui persistent dans la mauvaise littérature (et la philosophie heideggérienne) ? Millet et sa propre histoire de guerrier éphémère dans les milices chrétiennes aurait-il cristallisé cette idéologie de forteresse assiégée et de choc des civilisations sur des souvenirs d'enfance où il aurait été humilié pour son patronyme dans les cours de récréation libanaises ?

La littérature dont se revendique Millet consiste à nous raconter des histoires en ressassant des mythes éculés. La maladie fasciste consiste à croire à ces contes pour enfants (comme le patriotisme à la Max Gallo). Il va falloir grandir un peu. Ce n'est pas la littérature qui est formelle. C'est notre capacité de lecture pour s'en distancier.

Jacques Bolo

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