Analyse « de classe »
Une série d'articles tente de comprendre pourquoi les « classes moyennes » ou « populaires », « les ouvriers », votent Le Pen. Comme si ce n'était pas assez clair ! Comme si le vote de ces classes moyennes ou populaires était réservé à la gauche ! Il faudrait quand même que la gauche se rende compte que si les pauvres sont plus nombreux et si les pauvres votent à gauche, elle aurait dû être majoritaire depuis longtemps. Même si le découpage électoral favorisait frauduleusement la droite, on est bien obligé de constater qu'il existe d'autres facteurs que ceux de l'analyse marxiste traditionnelle. Certains essaient de sauver le dogme en prétendant que la gauche socialiste ne s'intéresse plus aux classes populaires. Mais les classes populaires en question pourraient voter à l'extrême gauche au lieu de voter Le Pen.
Ce sont des classes moyennes ou populaires « je-me-comprends » qui votent essentiellement contre l'immigration maghrébine et mondiale, sur le mode « on n'est plus chez soi ». Au moins, l'analyse marxiste classique parlait d'embourgeoisement pour expliquer le racisme et l'adhésion au fascisme. Aujourd'hui, ceux qui se prétendent la gauche de la gauche considèrent que l'embourgeoisement concerne les bobos mondialistes... qui votent à gauche. Allez comprendre ! On a parfaitement compris. Le point commun des populismes d'extrême gauche et d'extrême droite est d'avoir abandonné l'observation de leur époque pour se replier dans le folklore passéiste.
Certains se rendent compte de leur déconnexion avec la réalité. Ils vont donc étudier ces populations sur le terrain. Ce qui est méritoire et de bonne méthode, sous réserve de ne pas se faire les porte-parole de cette « désespérance » en reproduisant le discours du malade. Outre le biais classique du misérabilisme (coco/catho/bobo), ils partagent le manque de perspectives qui résulte de l'inaptitude à traiter ces questions. Il ne faut pas s'en étonner. Si on en est là, c'est forcément que l'incompétence s'est installée progressivement.
Mon analyse générale de ces questions, comme je l'ai manifesté à plusieurs reprises, est que ces pseudo-victimes négligent l'augmentation réelle de leur statut depuis les années 1980 (ou à plus forte raison 1950), surtout en ce qui concerne la condition ouvrière d'alors. Ce qu'ils regrettent est un statut protégé, colonial, avec un rang social supérieur aux indigènes. J'ai parlé des débouchés de la coloniale, des profs (de brousse) avec de nombreux boys (histoires qui faisaient la joie de notre jeunesse). Ascenseur social d'une époque où le statut se mesurait au nombre de domestiques. Contre la mondialisation, certains supposent que les autres pays doivent attendre, pour se développer, d'avoir notre permission (comme quand ils étaient des colonies) ou que l'égalité socialiste et la pureté écologique soient réalisées. Il est clair que ce n'est pas comme ça que ça marche. Ce n'est même pas la peine d'en parler.
Solution « comptable »
Un intéressant contraste vient d'avoir lieu dans le journal en ligne Médiapart entre un article qui étudie cette « classe moyenne » et un autre qui la juge. Le 4 janvier 2012, un article de Rachida El Azzouzi et Mathieu Magnaudeix, s'intéresse au supposé déclassement des banlieues pavillonnaires : « Ouvriers, employés, ces oubliés qui vivent la rage au cœur ». Un article du blog d'Yvan Najiels, « Les Thénardier votent Le Pen », le 11 décembre 2011 (répondant lui-même à un article sur les ouvriers lepenistes de Moselle) fait une analyse classique qui distingue les bons prolétaires et les traîtres à leur classe. C'est l'état de l'art de l'analyse de gauche. Mais ce n'est pas la solution.
Depuis quelque temps, on peut constater une manifestation de cette incompétence, de façon récurrente, obstinée, et inconsciente d'elle-même, malgré les remarques répétées qu'on lui adresse. Une rubrique de la revue en ligne Rue89, récemment absorbée par le Nouvel Observateur, s'intéresse au « porte-monnaie » des Français, en énumérant les dépenses d'une personne sans en distinguer réellement la nature (et en considérant le salaire d'une seule personne quand bien même il s'agit d'un ménage). La compétence des journalistes économiques français est à peu près nulle. La gauche n'est pas étrangère à cette situation. On parle donc bien ici de la compétence économique des classes moyennes-supérieures françaises.
Quand les classes moyennes-basses des zones pavillonnaires se plaignent de ne pas arriver à joindre les deux bouts, il est bien question de budget des ménages. L'article des journalistes de Médiapart écoute les plaintes de leurs interviewés, mais il ne dévoile pas leurs budgets. Il rapporte cependant un échange avec l'urbaniste Laurent Davezies qui révèle que « sept habitants sur dix, en très grande majorité des ouvriers ou employés, sont propriétaires. (...) Leur revenu par habitant est supérieur de 20% à la moyenne nationale, mais ils touchent moins de prestations sociales, type retraites ou RSA » (c'est moi qui souligne). Et ces ouvriers et employés se plaignent que les autres sont des assistés.
On a donc la solution. L'incompétence économique des journalistes, des gens de gauche et des ouvriers et employés réunis, leur fait ignorer que le remboursement d'emprunts de biens immobiliers, qui grève leur budget, constitue une épargne. Comme on le fait remarquer sans cesse aux journalistes de Rue89, chaque mensualité pour rembourser un prêt immobilier, ou un tracteur (pour un paysan), doit être considérée comme un investissement, et non comme un loyer. Ce faux « peuple » peut regretter le temps où il touchait les allocations logement (c'est sans doute ce qu'il reproche aux autres), en oubliant qu'il a bénéficié de prêts à taux zéro, d'exonération d'impôts sur l'épargne logement, de primes à l'installation pour les paysans, à l'isolation ou à l'équipement en panneaux solaires (s'ils ont la fibre écolo - tous bobos, disais-je), etc.
Chaque mensualité payée correspond à une capitalisation. Un ménage qui touche deux salaires moyens (cf. « supérieur de 20% à la moyenne nationale »), de 2 000 euros par mois, soit 4 000 euros, peut payer, par exemple, 1 500 euros par mois de remboursement d'emprunts. Il épargne donc 1 500 x 12 = 18 000 euros par an. Évidemment, il a 1 500 euros de moins à dépenser chaque mois. D'autant qu'en tant que propriétaire, il paie désormais des impôts fonciers et doit financer lui-même les gros travaux. S'il habite loin du centre, il doit faire des heures de transport et dépenser plus d'argent pour l'essence. Mais c'est son choix. Il regrette sans doute de ne pas être assisté.
Ce ménage se constitue une épargne, et surtout, au bout de dix ou vingt ans, « il n'aura plus à payer de loyer ». C'est généralement une des raisons de cet investissement. Ses difficultés sont passagères, de sa seule responsabilité, et sans doute un peu plus importantes qu'elles le devraient, s'il s'est laissé aller à voir un peu trop grand, comme c'est probable. C'est un peu les subprimes (crédits immobiliers accordés sans précaution) à la française. Et il accuse les autres de son sort.
C'est bien de cela qu'on parle. Tout le monde le sait. La gauche se trouve obligée de défendre des petits propriétaires « blancos » avec un discours prolétarien (ouvrier/locataire). Elle n'intègre pas les règles comptables de base qu'elle ignore le plus souvent, ou ne les prend pas en compte quand elle les connaît (il faut avouer que les politiques de tous bords sont dans ce cas, d'où la situation des finances publiques). Le FN jette de l'huile sur le feu en profitant de la médiocrité générale. Les intellectuels font des leçons de morale et d'histoire. La routine !
Je parlais ailleurs de « néo-maurrassisme par incompétence ». Je viens de démontrer que la simple inculture économique était la cause, à travers ce cas concret parfaitement quantifiable, du problème actuel des classes moyennes qui ne connaît pas son bonheur de petit capitaliste, que la gauche et les journalistes ne savent pas analyser, et que la droite sous-traite au Front national.
Jacques Bolo
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