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Économie - Avril 2011

Grèce, Portugal : Faire payer les pauvres

Comme on le sait, la solution de gauche, « faire payer les riches », n'est pas très réaliste. Celle qui consiste à faire payer les pauvres est moins originale. Mais ils sont plus nombreux, ils ont l'habitude, et c'est ce qui est en train de se passer.

La crise de la dette du Portugal rejoue la crise grecque ou irlandaise. Un pays en déficit sollicite l'aide de l'Europe. On se demande s'il ne va pas faire faillite. On parle de sortie de l'euro pour le Portugal, la Grèce, de fin de l'euro, ou d'entrée dans l'euro pour l'Islande, car on n'est pas à une contradiction près. On se demande qui sera le prochain : l'Espagne, l'Italie, la France... On remarque que les États-Unis sont notoirement dans le même cas. « Boring ! » [« ennuyeux » en anglais, ce n'est pas le nom d'un commissaire européen], comme disait l'audience du conférencier/narrateur dans le film The Rocky Horror Picture Show (1975).

Comme la Grèce, le Portugal a cru que c'était arrivé en entrant dans l'Union européenne. À l'époque, il y avait pourtant des conditions économiques à l'intégration. On ne faisait pas encore entrer n'importe qui, comme dans le cas des pays de l'Est. J'ai eu l'occasion de souligner ailleurs que, d'une part, ces derniers avaient profité du fait qu'on avait tergiversé pour faire entrer la Yougoslavie et que cela avait causé la guerre. D'autre part, c'était une astuce pour les faire entrer dans l'OTAN et emmerder la Russie.

La Grèce, le Portugal ou l'Irlande ont profité d'investissements et de crédits qui leur promettaient une mise à niveau. On peut quand même considérer que c'est arrivé, spécialement en Irlande, qui a constitué un modèle, pour un temps. Mais cela ne signifiait pas que les Grecs, les Portugais et les Irlandais seraient aussi riches que les Allemands. Cela signifiait qu'ils seraient comme les Allemands, les Français ou les Italiens, riches ou pauvres, selon le cas, c'est-à-dire beaucoup plus souvent « pauvres » que riches. « Pauvres » ou « riches », tout est relatif au niveau mondial. Mais il ne fallait pas commencer par faire semblant de croire que les Allemands, les Français, étaient tous riches. C'est un peu le « complexe albanais » qui imaginait que tous les Italiens vivaient comme les Américains du feuilleton télévisé « Dallas », qu'on captait en Albanie, avant la chute du mur de Berlin.

D'ailleurs, le premier effet de la mise à niveau est celui des prix. Concrètement, cela signifie que les touristes qui bénéficiaient de devises fortes pour aller en Grèce, au Portugal (comme en Espagne ou en Italie auparavant), iront désormais en Tunisie, au Maroc, en Turquie. Un marché se définit par ses frontières, comme le disent les souverainistes, et Régis Debray. Mais cela signifie-t-il qu'il faudrait interdire d'aller en vacances en Turquie, Tunisie, Maroc, et obliger à voyager en Grèce et au Portugal ? Ceux qui sont contre l'Europe imposeraient même des vacances en France pour les Français, en Allemagne pour les Allemands, etc. Ce n'est donc pas la solution.

C'est le problème des populistes qui pensent que le protectionnisme arrangerait les choses. On peut être un pays à monnaie faible ou dévaluer pour doper les exportations, mais on renchérit les importations et on joue en seconde catégorie : on est un pays pauvre (où il existe aussi des riches, évidemment). On reviendrait à la situation de départ, pour ces pays. Si on vend moins cher, on remporte le marché, mais on a moins d'argent, et les salaires sont inférieurs. Et si les autres pays jouent le même jeu, on entre aussi dans une spirale déflationniste. C'est ce qu'on reproche actuellement à des pays comme la Chine.

On peut jouer cette carte quand on estime qu'on est favorisé, sur un secteur donné, dans la concurrence internationale. Pour le tourisme, c'est le cas de la France, de l'Italie, de l'Espagne, de la Grèce, du Portugal aussi. Mais cela suppose justement des échanges libres. Le principe marcherait encore davantage si on dévaluait, et/mais cela interdirait aux autochtones de voyager. Concrètement, seuls les riches le pourraient, à moins de l'interdire complètement. C'est justement ce qui est en train de se passer du fait de la mise à niveau des pays du sud. Les pauvres ne peuvent plus voyager en Europe (ou beaucoup moins longtemps). Il est paradoxal qu'ils puissent encore prendre des vacances sur le pourtour européen alors que ce n'est plus vraiment possible en Europe du fait qu'on y vise un tourisme haut de gamme.

C'est la gestion de ces contraintes qui a provoqué la crise grecque et, dans une moindre mesure, la crise portugaise. Pour y faire face, les gouvernements ont joué la carte de la relance permanente par l'investissement et l'endettement. L'Irlande a attiré les entreprises par le dumping fiscal, qui trouve ses limites avec la concurrence des pays de l'Est, intégrés un peu trop rapidement à l'Union européenne.

Le problème est évidemment que ces investissements doivent être productifs pour rembourser la dette. Le cas (hors Union européenne) de l'Islande, montre la caricature d'une bulle qui n'est « financière » que parce qu'elle ne produit pas (assez vite) un dividende, une valeur ajoutée, sur une production ou des services. J'ai envisagé ailleurs qu'un élément de non-productivité pouvait justement être les bonus attribués à des intermédiaires trop gourmands, ou l'aspect inflationniste des super-rémunérations des patrons. Les économistes considèrent habituellement que seuls les salaires des pauvres sont inflationnistes !

Mais on n'en est plus là. La crise se manifeste sur le plan strictement financier par une hausse des taux d'intérêt de la dette. Comme dans la crise des subprimes, le système pousse les pauvres à s'endetter sur la valeur future de leurs biens immobiliers, ou pousse les pays à s'endetter sur cette croissance qui ne vient pas. Cela profite essentiellement aux banques qui jouent sur des taux variables pour les particuliers ou sur des prêts à court terme pour les États, en empochant de toujours plus fortes commissions au passage.

On peut même considérer que la presse concourt à discréditer les pays débiteurs au profit des banques en parlant de défaillance de ces sales pauvres, comme dans le cas des subprimes (prêts à 10 à 15 %, contre 6 % pour un prêt normal [1]). Cela permet de justifier la montée des taux. Depuis quelque temps, la consommation, donc la croissance, est financée par des taux usuraires qui concernent essentiellement les pauvres. Les classes moyennes, comme de vulgaires Grecs qui empochent des subventions, croient que c'est arrivé en bénéficiant de taux privilégiés. En France, on voit des publicités de prêts à la consommation à 2 %, sur douze mois, pour des sommes importantes comme 6000 ou 8000 euros. Ils ne visent pas les pauvres qui consomment à des taux d'environ 20 %. Les prêts immobiliers à taux zéro, la prime à la casse pour les voitures, concernent aussi les ménages les plus solvables. Les prêts étudiants demandent la garantie des parents, forcément aisés, etc. Ce genre de situation ne concerne donc pas que les Portugais ou les Grecs. L'albanisation est générale. La mode est à la déco.

La solution de l'Islande qui consiste à ne pas payer transfère la charge financière ailleurs. Les banquiers ne sont que des intermédiaires qui se paient en commissions. Le capital ne leur appartient pas. La solution du sauvetage des banques pare simplement au plus pressé. On parle de financiarisation. Mais si le système financier s'écroule, c'est le financement de la consommation, donc des entreprises qui s'effondrera. Si les pays sont défaillants, c'est le système de crédit qui s'effondre aussi. Plus personne ne voudra plus prêter à personne. Ceux qui admirent les Islandais jouent à « faire péter le système » en espérant qu'il en sortira quelque chose de mieux. À la rigueur, on pourrait le concevoir pour ceux qui sont favorables à la décroissance (c'est mon cas), mais cette stratégie apocalyptique est risquée (et n'est pas la mienne).

La réticence allemande (celle des riches donc) à soutenir les pauvres, oublie que les pauvres sont les clients des riches. D'ailleurs, certains (comme Cohn-Bendit, député vert au parlement européen) ont souligné que les dépenses militaires exagérées des Grecs profitaient à la France et à l'Allemagne. La Grèce est endettée au profit des banques de ces pays là. En soutenant les Grecs, la décision a donc été prise de soutenir les banques des pays créanciers. Ceux qui parlent de financiarisation oublient que les emprunts correspondent à l'achat de productions des entreprises françaises et allemandes.

La véritable question financière est la question des taux d'intérêt. Le fait qu'il existe des taux différents pour les riches et les pauvres signifie que les pauvres financent les emprunts des riches. La justification des taux élevés par la possibilité de défaillance des pauvres est une plaisanterie, car le risque est d'autant plus fort que les taux sont élevés. Ce qu'on envisage comme solution, constitue une prédiction créatrice, au profit exclusif de ceux qui la créent. D'ailleurs, quand les riches sont défaillants, et ils le sont aussi, les dégâts sont équivalents à la somme de nombreuses défaillances de pauvres.

Cette crise européenne permet de généraliser la solution. Le fait d'appartenir à un même ensemble doit impliquer qu'on bénéficie des mêmes conditions. C'est également ce qui doit définir la citoyenneté entre les riches et les pauvres au sein d'un même État. La véritable solution n'est pas une absence de système financier, mais un système financier démocratique. Comme l'écart entre les riches et les pauvres, l'écart entre les taux doit être réduit drastiquement. En fait, la réduction de l'écart des taux correspond simplement à la réduction de l'écart des richesses avec la prise en compte du facteur temps. La crise grecque aura été le moyen de s'en rendre compte. Reste à savoir si cette prise de conscience aura lieu et sera suivie d'effet. Il est possible que les contraintes systémiques de la globalisation y conduisent de toute façon.

Jacques Bolo

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Notes

1. cf. « Avec les subprimes, le système financier vole les plus démunis » John Taylor, Libération, lundi 17 septembre 2007. Par Catherine Maussion [Retour]

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