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Physique / Recherche - Novembre 2010

Haro sur les Bogdanov

Scandale médiatique

Psychodrame médiatique dans la recherche scientifique depuis que les frères Grichka et Igor Bogdanov prétendent avoir entrevu « Le Visage de Dieu » (2010) en remontant « Avant le Big bang » (2004), selon les titres de leurs livres récents. Ces célèbres animateurs d'émissions de science-fiction à la télévision avaient entrepris respectivement une thèse de mathématique (1999) et de physique (2002) pour approfondir les questions soulevées dans leur livre précédent, Dieu et la Science (Grasset, 1991), rédigé en collaboration avec l'académicien chrétien Jean Guitton (sur lequel ils avaient d'ailleurs imprudemment anticipé leur titre de docteur).

L'hebdomadaire Marianne du 16 au 22 octobre 2010 [1] a déclenché l'affaire en se procurant un rapport du CNRS qui conteste la qualité scientifique des deux thèses des Bogdanov. La publication récente de leur nouveau livre, Le Visage de Dieu, se revendiquant de ces titres, enfin obtenus, de docteurs en mathématique et en physique, a sans doute provoqué l'intérêt de l'organisme de recherche, qui n'a normalement pas compétence pour remettre en question un doctorat. Encore est-il légitime de contrôler une publication aussi médiatisée, ne serait-ce que pour en vérifier les éventuels apports à la connaissance.

Le rapport conclut à la médiocrité des deux thèses. On imagine que des découvertes fondamentales auraient été validées par la communauté scientifique internationale. Car en physique ou en mathématique, de nos jours, un ostracisme local peut être normalement contourné sans problème. Il est aussi toujours possible que des idées nouvelles mettent un peu de temps à être reconnues, mais ce n'est de toute façon pas le grand public ou les médias qui vont valider des développements qui sont hors de leur portée. Ce simple point aurait dû suffire à considérer que le livre de Grichka et Igor Bogdanov poursuit leur travail de vulgarisation. En faire un scandale scientifique n'a pas lieu d'être. Il s'agit simplement d'un faux scandale médiatique. Et surtout, comme je l'avais dit pour une autre affaire, si on commence à vérifier les doctorats, il faut donc les vérifier tous, et pas seulement les diplômes de personnalités médiatiques (j'ai par exemple signalé en septembre dernier le cas d'un plagiat, dont j'ai été moi-même victime, de la part d'un doctorant).

Plus précisément, il me semble probable que leurs ouvrages creusent les interrogations métaphysiques issues de leur livre avec Guitton. Il est parfaitement normal, de ce point de vue, comme j'ai déjà eu l'occasion de le signaler, que les croyants confrontent leurs convictions religieuses avec les recherches scientifiques. Et il est parfaitement habituel qu'ils prétendent régenter la science, comme prétend le faire la philosophie (autre nom de la religion de ce point de vue).

Dans ce cas particulier, d'ailleurs, il est d'ailleurs un peu ridicule d'opposer Dieu et la science de la part des critiques des Bogdanov, puisque le Big bang est une hypothèse scientifique issue des travaux d'un religieux, le chanoine catholique belge Georges Lemaître, qu'on a accusé d'avoir même demandé l'imprimatur au pape pour la circonstance. Cette hypothèse a été admise et considérée comme la norme (pour ne pas dire comme le dogme actuel) qu'après un temps de latence et peu avant la mort de son auteur. Si les théories des frères Grichka et Igor Bogdanov sont « purement spéculatives », comme le dit le rapport, selon Marianne, il est néanmoins parfaitement possible d'envisager quelque chose comme une adoption future sous une forme remaniée. De nombreux auteurs de science-fiction sont considérés comme les précurseurs de thèses particulières, parfois à tort, car ils s'inspirent de travaux scientifiques de leurs temps. Mais c'est comme ça que ça marche.

Il est aussi possible que les thèses des frères Bogdanov puissent permettre aux scientifiques de développer des travaux pour les réfuter, ou simplement qu'ils contribuent à briser le tabou de rechercher ce qu'il y avait « avant le Big bang ». C'est d'ailleurs un paradoxe amusant que des partisans d'idées religieuses remettent en cause la création, et plus généralement que les opposants à la science athée (comme pour l'antidarwinisme) s'opposent à l'existence de dogmes, scientifiques en l'occurrence. Plus banalement, il est possible que le buzz autour de cette affaire permette d'obtenir des crédits pour les chercheurs ou suscite l'intérêt pour ces questions dans le public. C'est d'ailleurs la raison avouée pour laquelle le CNRS a plus ou moins enterré l'affaire du rapport, avant sa divulgation par Marianne, sous forme de faux scoop.

Erreurs épistémologiques

Il faudrait souligner aussi que la science n'est tout simplement pas ce que la critique médiatique des frères Bogdanov semble supposer en croyant pointer un scandale. Ce qui, si scandale il y a, serait simplement celui du laxisme académique qui consiste à donner des doctorats à n'importe qui... en physique et en mathématique en plus ! On ne peut décidément plus faire confiance à personne !

Or, c'est presque le contraire. N'importe qui peut apprendre les mathématiques ou la physique s'il présente des dispositions pour cela ou un certain acharnement. Puisqu'il existe des mathématiciens et des physiciens croyants, la science n'est donc pas une sorte de gage d'athéisme ou de pur rationalisme. D'où, d'ailleurs, la nécessité pour les scientifiques croyants de devoir concilier leurs connaissances avec leurs croyances. C'est sans doute la motivation du doctorat des Bogdanov.

Un point particulier à connaître aussi est l'opposition à la vulgarisation d'une partie de la communauté épistémologique. En gros, l'argument est qu'il n'est pas nécessaire d'offrir une science au rabais et que, d'ailleurs, une science au rabais n'existe pas. C'est de la science ou ce n'est pas de la science. Les Bogdanov, quand ils produisaient des émissions de science-fiction, étaient précisément considérés par les puristes comme faisant de la science au rabais, donc pas de la science. Il est également fort probable que certains de ces puristes considèrent que des saltimbanques ne sont pas légitimes pour se mêler de véritable science. Ce qui n'est pas acceptable sur le principe.

Il faut bien reconnaître que c'est là le véritable problème, et toute son originalité ! La vulgarisation n'étant pas légitime, les frères Bogdanov ont donc préparé un doctorat. Ils l'ont obtenu. Ils sont donc légitimes. On peut toujours contester la qualité des doctorats. Mais, outre que c'est être mauvais joueur, et que cela remet en cause l'évaluateur et non l'évalué, il faut bien reconnaître qu'ils ont fait au moins cet effort. À la rigueur, un scientifique peut contester ces travaux. Mais les frères Bogdanov font maintenant partie de la communauté et c'est bien en tant que membre de la communauté qu'ils sont contestables. Je ne suis cependant pas naïf non plus : si le rapport critique leur niveau, considéré comme celui d'un DEA, voire d'une maîtrise, il est quand même supérieur à celui de la quasi-totalité des humains de la planète, et des journalistes.

Concrètement, il est vrai qu'il existe de mauvais doctorats, de mauvais scientifiques, mais la situation ne concerne plus la question de la bonne ou mauvaise vulgarisation. Le contester revient à mettre en question le principe même de la science qui consiste précisément à acquérir des connaissances et de la recherche qui consiste à faire des hypothèses. Certaines hypothèses sont farfelues ou rudimentaires. Elles sont éliminées. L'erreur médiatique actuelle est de sembler considérer qu'il existe une validité a priori ou un principe d'autorité. Ce n'est pas la norme épistémologique actuelle. Ceux qui le croient ne sont pas au niveau sur ce point particulier.

On a également mentionné le cas de l'astrologue Elizabeth Teissier qui, en 2001, avait obtenu le titre de docteur en sociologie (avec mention "Très honorable"). Mais ici aussi, la critique était bizarre. Je ne connais pas le contenu de la thèse (Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination-rejet dans les sociétés postmodernes, selon Wikipedia, dont la valeur a été contestée, et qui a été considérée comme un simple plaidoyer pour l'astrologie), mais sur le principe, une astrologue peut très bien faire une thèse de sociologie. Cela ne légitime pas l'astrologie, ni ne délégitime la sociologie (cela délégitimerait tout au plus le jury qui lui a accordé la mention tès honorable). On rejoint le cas des physiciens croyants. Il faut noter aussi que le fameux discours de Ratisbonne, du pape Benoît XVI (voir « Raison et religion »), en revendiquant d'ailleurs une sorte de monopole de la rationalité à la religion catholique (ce qui est pour le moins exagéré), trouvait sa motivation concrète dans la remise en cause, par un professeur local, de l'enseignement de la théologie dans l'université de cette ville d'Autriche. Comme c'est le cas dans de nombreuses universités étrangères, il n'en résulte pas pour autant une délégitimation totale de tous les scientifiques étrangers issus d'universités non laïques.

Cette méconnaissance épistémologique tend à donner à la science une valeur dogmatique ou sacrée. Les critiques médiatiques ont également mentionné des erreurs dans le livre de Grichka et Igor Bogdanov et quelques libertés prises avec leur statut académique. Ce genre de critique avait déjà été le cas pour les livres de Bernard-Henri Lévy, par exemple, pour la plus grande joie de ceux qui le détestent. Ces critiques factuelles sont exactes. Mais les médias semblent ignorer que de telles erreurs sont toujours présentes (j'ai eu l'occasion d'en signaler un cas semblable dans « Méthodologie académique »). Dans les soutenances de thèse auxquelles j'ai assisté, le jury se livrait souvent à une descente en règle du travail du doctorant, pour ne discuter ensuite que de l'attribution de la mention, voire même des félicitations du jury. Le fait que les thèses des frères Bogdanov aient eu la mention « honorable » (qui signifie « passable ») montre que le jury ne leur reconnaissait pas une qualité supérieure. Toutes les critiques qui ne prennent pas en compte ce fait sont donc nulles et non avenues.

Je mentionnerai également l'existence de nombreux arguments sans intérêt de la part de certains journalistes. Par exemple, au cours d'une émission de télévision de Laurent Ruquier, On n'est pas couché, le directeur de Médiapart, Edwy Plenel, a déclaré que les vrais chercheurs du CNRS accomplissaient leur mission (pour ne pas dire leur sacerdoce) en étant mal payés. Il est nécessaire en effet de leur refuser dorénavant toute augmentation de salaire pour ne pas faire tomber l'argument et les confondre avec de vulgaires traders des salles de marché – où se dirigeaient pourtant (avant la crise) de plus en plus souvent les diplômés en mathématiques.

De ce point de vue, au moins, les Bogdanov pourraient être crédités de préoccupations spirituelles plus élevées (si cela avait un quelconque intérêt) ! Ils peuvent par contre bel et bien être crédité de la tentative, sans doute infructueuse, d'avoir voulu confronter leurs hypothèses métaphysiques à la formalisation académique standard. Ce qui correspond bien à la méthodologie scientifique correcte, qui n'implique pas le succès – contrairement à ce que semblent penser ceux qui ne considèrent que les résultats positifs perçus après-coup.

Métaphysique

Cette affaire me rappelle la problématique qui avait défrayé la chronique à l'époque du fameux Colloque de Cordoue (1979), qui réunissait des physiciens et autres scientifiques, ainsi que des adeptes des philosophies mystiques occidentales et orientales (d'où Cordoue par référence à la période arabo-andalouse). Au cours de ces débats, les rationalistes avaient pu montrer qu'il existait certains malentendus en ce qui concerne les liens supposés entre les philosophies orientales et certaines avancées de la science moderne. Mais le débat avait été diffusé par France culture, et personne n'avait trouvé si ridicules ces digressions métaphysiques de la part de scientifiques.

Récemment encore, dans le cas Régis Debray, on a eu l'occasion de critiquer la référence un peu trop analogique (ou trop générale) au principe d'incomplétude de Gödel. Mais il faut souligner que Gödel lui-même faisait bel et bien des généralisations métaphysiques de cet ordre. Ce qui pose quand même un problème quant au principe d'autorité du scientifique professionnel par opposition à l'amateur (ou supposé tel). Certaines conjectures spéculatives sont bien récurrentes et partagées par tous ceux qui envisagent ces questions. C'est précisément le rôle et la méthodologie de la science de permettre d'effectuer le tri pour un état de connaissance donné. Encore faut-il s'en donner la peine et ne pas s'en dispenser en jouant sur le « qui parle ? »

Dans mon livre, Philosophie contre intelligence artificielle, qui critique les philosophes qui s'opposent à la possibilité de l'intelligence artificielle (IA), je traite de cette question des limites à la connaissance rationnelle. La problématique fondamentale est la possibilité pour la raison de formaliser le monde. L'IA offre la perspective de produire une modélisation complète dont la mécanisation exclut par nature le besoin d'une référence transcendante.

L'intérêt de la controverse visant les Bogdanov consiste à savoir si leur référence à Dieu est simplement une analogie, auquel cas le seul problème est la validité scientifique de leur théorie (qui peut être au pire simplement spéculative), ou de savoir s'ils veulent maintenir l'idée d'une transcendance, auquel cas leur théorie serait au mieux une tentative de justifier rationnellement la foi comme se le proposait la scolastique médiévale. Dans les deux cas, ce n'est pas forcément risible, sous réserve qu'on corrige éventuellement les maladresses, comme un directeur de thèse ou un lecteur bienveillant devrait le faire.

On peut d'ailleurs considérer que la simple référence à la transcendance indique précisément, d'un côté, un problème de compréhension ou, de l'autre, une faille dans la capacité d'explication de la part de ceux qui se situent dans la perspective de se limiter à une validation expérimentale. En général, on s'en sort par des théories spéculatives.

Jacques Bolo

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Voir aussi :

Notes

1. Avec titré à la une « Révélation sur deux imposteurs », développé dans l'article de Nathalie Gathé avec Jocelyn Ramasseu : « Le vrai visage des Bogdanov », pp. 62-70l.  [Retour]

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