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Société / Religion - Mars 2010

Ne parlons plus de la burqa,... parlons du niqab !

Comme le débat sur l'identité nationale avait fait un flop, et qu'il devenait évident pour tout le monde que cela allait profiter au Front national pour les élections régionales de mars 2010, le gouvernement a insisté davantage sur le projet de loi contre le voile intégral. Comme d'hab, la « Mission d'information parlementaire sur la pratique du port du voile intégral » était inutile, puisque Nicolas Sarkozy avait déclaré en novembre 2009 que « la France est un pays où il n'y a pas de place pour la burqa ». Fin décembre, Jean-François Copé, le président du groupe UMP, a fait le même coup en annonçant le dépôt d'un projet de loi dans la première quinzaine de janvier 2010, court-circuitant les travaux encore en cours de cette mission parlementaire.

Un des intérêts de ce genre de débats monté en épingle artificiellement est qu'on finit par entendre tous les arguments. Ce qui est un bel hommage à la créativité de l'esprit humain. Le défaut principal est que, le plus souvent, on essaie seulement de justifier ses préjugés initiaux (selon le principe Lazarsfeld de lecture de la presse pour renforcer ses opinions). Mais ceux qui s'intéressent à la réflexion pour elle-même ou pour la question traitée peuvent finalement y trouver leur compte, et c'est l'essentiel. Quand on ne peut pas forcément changer ce qui ne va pas, on peut toujours se cultiver au passage. La condition humaine consiste à apprendre par expérience.

J'ai déjà traité partiellement cette question et je ne vais pas me répéter. Comme le titre l'indique, les érudits nous ont donc appris qu'il ne s'agissait pas de burqa, qui est un vêtement afghan, mais de niqab, qui vient de l'Arabie saoudite wahhabite. Au passage, les partisans les mieux intentionnés de l'interdiction ont souligné qu'ils visaient donc une attitude sectaire et non l'islam en général. Bien essayé ! Mais en France, les sectes ne sont pas interdites, seules les pratiques délictueuses des sectes le sont, comme de n'importe qui d'ailleurs (voir la rigolade récente ). Cela réduit l'argument à l'interdiction des seules sectes musulmanes. Ce qui montre la sollicitude nationale envers cette communauté.

La nouveauté est aussi qu'on commence, à force, à devenir compétent en théologie musulmane. On sait aujourd'hui que le voile intégral n'est nullement une prescription de l'islam. Ici aussi, le problème est donc que la République, laïque (et obligatoire), se charge de définir ce que doit être l'islam. On précise même qu'on suit l'avis de l'autorité égyptienne sur le sujet (L'université islamique Al-Azhar du Caire), et on refuse aux musulmans une possibilité d'évolution (ou de régression), de fondamentalisme ou de mysticisme. On sait aussi pourtant que, comme il n'y a pas de clergé très structuré en islam sunnite, ce sont les fidèles qui choisissent leur niveau de pratique. Cela revient bien à se mêler d'affaires religieuses, et d'exiger pour l'islam une centralisation qui n'est pas la sienne (mais on débute en islamologie).

C'est d'ailleurs ce dont il est question à propos des sectes modernes. On décide arbitrairement ce que doit être la religion, et on opte évidemment pour les normes des religions majoritaires. Car évidemment, les tendances existent dans toutes les religions. Nous avons vu l'an dernier que le pape Benoît XVI a levé l'excommunication des quatre évêques intégristes de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (sectaire), malgré les propos négationnistes d'un évêque. Et l'État français ne s'est pas opposé à cette mesure, bien que le négationnisme soit pourtant un délit.

L'actualité a également apporté un élément nouveau avec la candidature d'une militante du NPA, Ilhem Moussaid, voilée d'un foulard (hijab). Je dois avouer que j'ai été agréablement surpris de cette attitude du NPA, que je croyais plus dogmatique. Et j'ai bien ri devant le manque d'imagination de Mélenchon qui a déclaré qu'il s'agissait d'un coup de pub. Il aurait pu trouver mieux comme argument. Ce voile a fait scandale alors qu'il n'est pourtant pas intégral ! On a reproché au NPA de promouvoir l'aliénation des femmes, bien qu'il s'agisse d'une militante qui s'implique dans les luttes politiques et partage les valeurs anticapitalistes et pro-palestiniennes du NPA [1]. On ne voit pas très bien où est le problème dans ce cas. N'a-t-on pas le droit d'être au NPA quand on porte un hijab ? Ou n'a-t-on pas le droit d'être élue si c'est le cas ? Comme il se trouve que le NPA n'exige pas de ses militants d'être athées, ni n'interdit les « pratiques religieuses ostensibles », ce qui est refusé par ses opposants est donc bien la foi spécifiquement musulmane.

On sait bien quel est le véritable problème pour le voile. Les républicanistes refusent le « relativisme culturel » qui pourrait conduire, sous sa forme extrême, anglo-saxonne, à l'acceptation d'arrangements qui ferait adopter certains principes communautaires (ici, la charia), comme au Canada, où l'on parle d'« accommodements raisonnables ». La loi ne serait plus la même pour tous. Ce qui nous permet de constater que « nos » valeurs ne sont donc pas générales à tout l'Occident !

Sans parler du fait que « la loi n'est pas la même pour tous » est un secret de polichinelle, le relativisme méthodologique nous apprend que ces « accommodements raisonnables » ont déjà lieu. Un tel décentrement nous révèle alors un impensé (pour ceux qui ont parfois du mal à savoir ce que ce mot signifie). On connaît déjà le statut spécial des départements de l'est de la France, qui sont restés sous le régime du concordat napoléonien du fait qu'ils étaient allemands à l'époque de la séparation de l'Église et de l'État. L'anomalie est ici que les clergés catholiques, protestants et juifs sont salariés de l'État, alors que les imams ne le sont pas. Les plus laïques ne sont donc pas ceux que l'on croit. Il aurait pourtant été possible depuis longtemps de généraliser la laïcité.

Mais la manifestation la plus généralisée des « accommodements raisonnables » est celle des fêtes religieuses chrétiennes. À propos du ramadan pratiqué par certains militants (la question se posait donc), je crois me souvenir que Besancenot avait très justement remarqué que même les militants athées ne se réunissent pas le jour de Noël. De même, malgré la laïcité, France culture diffuse la messe tous les dimanches matins. Quand seules des émissions culturelles sont diffusées pour les autres religions, on a affaire à une émission cultuelle qu'on considère donc hypocritement comme culturelle ! On sait aussi que sonner les cloches des églises est considéré comme une tradition admise, et que les plaintes pour nuisances sont déboutées au nom de la tradition (laïque ?). J'ai été personnellement témoin d'un abus de ce privilège dans le village de Mouriès, où le curé, militant traditionaliste, allait jusqu'à sonner les heures, les demis et les quarts, comme si on en avait besoin pour savoir l'heure de nos jours !

Quand la philosophe Élisabeth Badinter demande aux porteuses de burqa, niqab ou même voile de quitter la France et de se réfugier en Arabie Saoudite, et aux mères de ne pas venir chercher leurs enfants avec un fichu sur la tête, car « c'est un exemple donné aux enfants de discrimination féminine inacceptable », elle manifeste cette mauvaise méthode. Elle est historienne et philosophe et ne comprend pas la méthode sociologique, qui est plutôt ce qu'il faudrait enseigner aux enfants. Le positivisme relativiste constate que les femmes portent souvent un costume distinct partout dans le monde. La mode unisexe est un échec. Élisabeth Badinter joue donc sur les mots, comme toute militante politique. Cette différence de costume n'est pas hiérarchique en soi [2]. Et dans le cas des musulmans, le voile manifeste surtout une soumission religieuse (plus ou moins sectaire) ou une revendication identitaire. Quant à l'universalisme, Élisabeth Badinter, cette militante des droits humains, devrait connaître, l'article 18 de la Déclaration de 1948 garantit « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites ». Cela ne signifie pas que seuls les hommes ont ce droit [3].

Toujours dans la franche rigolade, petit à petit, une élévation du débat sur le voile se manifeste vers des sphères philosophiques de haute volée. On en appelle au philosophe Lévinas pour justifier le fait que la civilisation occidentale est fondée sur la présentation du visage à autrui. On peut se demander si ce n'est pas le dernier truc qu'on a trouvé pour faire bouger les lignes (à l'extrême droite) et justifier l'idéologie du choc des civilisations. Car l'islam impose bien un interdit de la représentation. Quoi qu'il en soit, c'est une idée ! On pourrait appeler cette mesure la « loi Lévinas ». La burqa/niqab est décidément bien le visage de l'Autre.


(Photo: © J. Bolo) Cet « argument visage » est surtout le règne des faux culs quand on impose
de plus en plus le floutage au nom du droit à l'image et à la vie privée. Autre « floutage de gueule ».

Comme on le sait, l'argument qui tue (MDR), consiste à dire : « A Rome, fait comme les Romains » (« When in Rome, do as the Romans do » – proverbe anglais). Outre le fait d'adopter les coutumes anglaises et qu'à Rome, on donnait les chrétiens à bouffer aux lions, il est loin le temps où l'on s'habillait tous pareils (plus exactement, on s'habillait selon son statut social). Et précisément, aujourd'hui, on s'habillerait plutôt ethnique. Dans ce sens, exiger de s'habiller « à l'occidentale » pourrait correspondre à une forme de communautarisme sur lequel jouent les identitaires d'extrême droite. (Ah, le monde devient bien compliqué et relativiste !) La véritable question est celle des moeurs et des lois. Il existe une opposition entre « tout ce qui n'est pas interdit est autorisé » et « tout ce qui n'est pas autorisé est interdit ». Ce projet de loi contre le voile intégral joue sur cette confusion [4].

Puisqu'il est question de philosophie et de relativisme culturel, on connaît la fameuse citation attribuée à Voltaire, « Je ne suis pas d'accord avec vos idées, mais je me battrai pour que vous puissiez les exprimer ». Je l'ai toujours trouvée un peu grandiloquente. Mais la question qui se pose est simple : Est-ce que les républicanistes identitaires comprennent cette citation ? Je veux dire, est-ce qu'ils comprennent qu'il existe une différence entre les convictions personnelles et le respect du droit à en avoir d'autres, ou est-ce qu'ils insinuent que Voltaire défendant Callas n'était qu'un protestant déguisé ? Dans le domaine religieux, cette neutralité de l'État s'appelle précisément la laïcité [5].

Ce qui est supposé être les valeurs de l'Occident, consiste en fait dans la possibilité de discuter et d'essayer de convaincre pour diffuser les Lumières. Encore faudrait-il entamer le dialogue [6]. Ce qui suppose aussi de n'avoir pas que des arguments bidon, ou d'avoir une confiance suffisante dans ses valeurs pour penser qu'elles sont fondées « en raison ». Croire au « symbolique » relève de l'ineffable, c'est-à-dire de la foi religieuse. La différence entre religion et laïcité est plutôt une affaire de compétence argumentative.

La solution qui consiste à interdire est plutôt celle du catéchisme (républicain) qu'on récite sans le comprendre (influence du catholicisme par opposition au protestantisme). Cela suffisait aux instituteurs de jadis, hussards noirs de la République jacobine (ou des démocraties populaires), qui ne discutaient pas avec les élèves comme de vulgaires bobos post-soixante-huitards. Mais il s'agissait d'enfants (d'où l'exception juridique de l'interdiction du voile à l'école), pas d'adultes (d'où l'hypocrisie de la dite exception, révélée aujourd'hui). On vise le foulard (« voile islamique »), puis le niqab (voile intégral), mais aussi quand même de foulard (la militante du NPA).

Le véritable fond de l'affaire réside dans l'alliance de la gauche jacobine et de l'extrême droite [7] autour d'une idée de la République que j'ai enterrée dans un « Feu la republique ». On peut mieux comprendre Zeev Sternhell qui voyait dans l'idéologie française l'origine du fascisme. La République a toujours eu tendance à imposer la dictature de la majorité et beaucoup de mal à traiter la question des minorités. Espérons que cela ne finira pas mal, comme la dernière fois. Plutôt que « A Rome, fait comme les Romains », cette affaire peut se comprendre [en latin dans le texte] comme « Cujus regio, ejus religio ». Ce qui impose d'adopter la religion du prince et qui justifiait qu'on expulse les juifs ou les protestants (expulsion des juifs et des musulmans par Isabelle la catholique en 1492, révocation de l'Édit de Nantes en 1685, etc.). Cette idéologie identitaire est bien celle de l'extrême droite.

Comme je l'ai dit ailleurs, la question n'est pas la négation de l'existence de l'identité. Évidemment, il existe des cultures particulières. Mais quand on exige l'assimilation forcée à une identité nationale monolithique, la question est bien la négation de la diversité. Une telle identité supposerait d'ailleurs que tous les membres d'une culture soient identiques par opposition à ceux d'une autre. Personne ne pense cela à propos de la sienne. Une identité résulte d'ailleurs de la comparaison aux autres identités. La mobilité mondiale, forcément plus grande aujourd'hui, fait ressortir le phénomène.

Notons aussi que cette identité nationale est factuellement illusoire si on se réfère au passé, où la diversité était régionale et statutaire. C'était l'idéal de la pensée réactionnaire (voir « Max Scheler, L'homme du ressentiment »), ce qui explique aussi le refus de la diversité par la gauche qui confond égalité et identité, par incompétence. J'ai déjà souligné le refus du pluralisme religieux du Vatican (voir « Raison et Religion ») qui s'était manifesté dans l'histoire par la fameuse querelle des rites. On se situe dans cette configuration dogmatique. La réponse historique était l'Édit de Tolérance,... ou sa révocation (qui était la réponse – ironique et prémonitoire – de Bernard Lazarre à Drumont, comme solution au problème juif).




Pendant ce temps, début janvier 2010 à Rosario en Calabre, 1 500 travailleurs africains immigrés ramassant les agrumes ont été chassés de la ville à coup de chevrotine et de manche de pelles (source Libération).

Jacques Bolo

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Voir aussi :

Notes

1. Besancenot, le représentant du NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste), déclarera au Monde du 12 février 2010 : « On ne va pas s'excuser d'avoir cherché à reprendre pied dans les quartiers populaires. Il y en a qui sont croyants, d'autres qui ne le sont pas. Parmi ceux qui sont croyants, il y a des minorités qui peuvent porter le foulard. Le pari du NPA, c'est de fédérer les milieux d'horizons complètement différents : des syndicalistes, des intérimaires, des ouvriers, des précaires, des militants de quartiers populaires. »[Retour]

2. Contrairement aux racistes pédants qui feignent de croire que « discrimination » signifie « distinguer », les républicains insinuent que toute distinction est une discrimination. [Retour]

3. Je n'ignore évidemment pas que le statut de la femme est inférieur dans l'islam. Mais, outre que c'est aussi le cas dans les autres religions (christianisme, judaïsme...), ne pas admettre l'état actuel revient à interdire l'islam en France. Cette méthode de diffusion des Lumières par la loi, c'est-à-dire par l'interdiction, est risible. Cela revient à interdire la connerie par décret. Autant interdire toutes les religions. Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, dans Le Monde du 20 février 2010, comparent cette situation à la consommation de drogue. Ils constatent également la tendance à l'interdiction de prise en charge des drogués et le choix de la répression. [Retour]

4. Dès le 16 janvier 2010, dans Le Monde, en posant bien le problème, Caroline Fourest se demandait : « Comment en sortir ? ». Le problème est qu'il s'agissait plutôt pour elle et les autres de : « Quelle excuse trouver pour justifier l'interdiction ? ». La jolie Caroline est un peu faux cul. [Retour]

5. Incidemment, le conseil d'État vient de donner un avis défavorable, à l'interdiction générale du voile intégral dans l'espace public, comme étant sans base constitutionnelle. [Retour]

6. À propos de l'affaire du voile à l'école, Lionel Jospin avait proposé en 1989 que les chefs d'établissements scolaires engagent « un dialogue avec les parents et les enfants concernés pour les convaincre de renoncer à ces manifestations », mais en cas d'échec, « l'enfant, dont la scolarité est prioritaire, devait être accueilli dans l'établissement public »[Retour]

7. Pierre Bourdieu écrivait en 1999 : «les éternels prétendants au titre de maître à penser ont livré [...] leurs prises de position inavouées sur le problème de l'immigration : du fait que la question patente - faut-il ou non accepter à l'école le port du voile dit islamique ? - occulte la question latente - faut-il ou non accepter en France les immigrés d'origine nord-africaine ? -, ils peuvent donner à cette dernière une réponse autrement inavouable ». Bourdieu apporte davantage une réponse politique à ce qui devrait plutôt être interprété en termes sociologiques. C'est la sociologie qui procure une approche (un habitus) relativiste que le modèle philosophique essentialiste ne permet pas de maîtriser. [Retour]

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