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Économie - Septembre 2009

Le suicide et l'anomie après Durkheim

Décidément, les Français sont fâchés avec les statistiques (voir Le Bras, cassé et Statistiques ethniques). Les suicides d'employés de France Télécom, vingt-cinq en vingt mois, ont été considérés unanimement dans la presse, le monde syndical et le monde politique, comme un signe de la dégradation des conditions de travail [1]. Or, dans La Croix, le 20  octobre 2009, juste avant le dernier suicide en date, le président de la commission de déontologie de la Société française de statistique, René Padieu, a impudemment fait remarquer que sur l'effectif total de l'entreprise, le nombre de suicides était inférieur à celui du taux de suicide moyen de la population qui est de 19,6/100 000 personnes par an pour les 20-60 ans : « vingt-quatre suicides en dix-neuf mois, cela fait quinze sur une année. L'entreprise compte près de 100 000 employés. Conclusion : on se suicide plutôt moins à France Télécom qu'ailleurs ». Les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet ont aussi rappelé, dans Le Monde du 26 octobre 2009, qu'aujourd'hui « chômeurs et précaires sont les plus touchés ».

On sait « qu'on peut faire dire ce qu'on veut aux statistiques ». Pour contenter tout le monde, on peut admettre que si on se suicidait moins auparavant chez France Télécom, cela peut effectivement signifier que les conditions se sont dégradées. Mais l'objection comparatiste mérite quand même d'être relevée. D'autant que si la situation se dégrade quelque part, outre que ça peut toujours arriver, le taux de suicide peut aussi augmenter ailleurs quand la crise tend à se généraliser. On peut utiliser l'exemple de France Télécom, à condition de ne pas oublier les autres.

Baudelot et Establet ont raison de rappeler la question durkeimienne de l'anomie (déstructuration et ses conséquences morales). Peut-être que les employés de France Télécom sont-ils simplement rattrapés par la situation générale, de laquelle ils étaient protégés. Et encore, comme ils conservent un statut privilégié du fait de la privatisation récente, peut-être certains commentateurs oublient-ils le comparatisme minimal, qui a bien un rapport direct avec la question du suicide. Car une échelle du bonheur inclut la comparaison. Si on ne prend pas en compte ce paramètre avant de s'estimer malheureux, c'est bien précisément parce que la situation tend vers l'égoïsme. Si le lien social est rompu (anomie) dans une course à la performance individuelle, pourquoi le reprocher à l'entreprise, si on adhère soi-même à cette valeur ? S'agirait-il du fameux « suicide altruiste » dont parle Durkheim, qui ferait se sacrifier les salariés pour le bien commun ?

Je crains que la situation actuelle relève plutôt d'un « suicide égoïste », surtout de la part de ceux... qui restent. Je n'irai pas jusqu'à dire que les survivants se réjouissent de l'élimination des plus faibles, mais j'ai déjà parlé de la « préférence pour le chômage » (des autres), de la part de ceux qui ont un emploi. Dans cet article précédent (Le retour des 35 heures) je disais : « Ceux qui rejettent la solution du partage du travail et des revenus ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes s'ils sont les victimes du prochain plan social ». Quand la solidarité régresse, la tension n'augmente pas seulement du fait des contraintes patronales et internationales. C'est simplement le maillon faible qui craque, et on ne sait pas sur qui ça va tomber.

La clé de la conception égoïste peut être comprise par le discours explicite des Américains qui s'opposent à la réforme du système de santé, proposée par Obama en 2009, outre les déclarations délirantes (invoquant le nazisme et autres joyeusetés). Quand quelqu'un déclare [2] : «  Je suis responsable de moi-même, pas des autres. Je ne devrais pas avoir à partager les fruits de mon travail avec d'autres », il rejette ce qu'il pense être le « socialisme ». Cette caractérisation n'est cependant pas si fantasmatique. Cette personne, conformément à l'idéologie américaine, rejette bel et bien la social-démocratie.

La critique de cette attitude ne doit pas trop ironiser. Car chacun reproduit les valeurs communes de part et d'autre. Mais on peut douter que l'individualiste américain accepte réellement les conséquences de cette autonomie. Outre le sous-entendu raciste habituel aux États-Unis qui considère que les Noirs sont des assistés (comme tous les Blancs européens donc), ceux qui ont un job, négligent le fait que ce job fasse aussi partie « du système » (dont le racisme qui privilégiait les Blancs par le passé est précisément un élément).

La concurrence des individus autonomes est seulement théorique. Par exemple, il existe un déséquilibre au détriment des immigrants illégaux récents. Car aux États-Unis, on ne peut pas contester que tout le monde soit issu de l'immigration. Il n'est donc pas légitime de prétendre l'interdire (aux USA, au moins théoriquement, ce principe est admis dans le débat). Cette concurrence toute théorique des individus autonomes est également discutable quand on constate que le président Obama vient justement de sauver le système bancaire, General Motors, etc., à coup de milliards de dollars, au lieu de laisser opérer la sélection naturelle. Ne parlons même pas de la situation du dollar qui fausse notoirement la conjoncture économique internationale, ni des subventions à l'agriculture, de l'interventionnisme politique et militaire, etc. L'État américain est partout présent.

La position européenne est une position de solidarité préalable. Mais elle se caractérise évidemment par des situations professionnelles tout aussi individuelles. On est bien loin du collectivisme que certains Américains imaginent. Certains craquent dans les entreprises, mais il est hypocrite de généraliser. D'aucuns peuvent d'ailleurs en profiter, ne serait-ce qu'en utilisant ces drames pour améliorer la situation collective (dans le meilleur des cas) en utilisant ces drames comme arguments, ou en se satisfaisant au minimum de passer à travers les gouttes.

Ce qui est donc en question, des deux côtés de l'Atlantique, c'est précisément la capacité à produire enfin un discours, informé par les sciences humaines et la statistique, qui corresponde davantage à la réalité, dans les entreprises publiques comme dans les entreprises privées. Cette question de la relation entre la société et l'individu est légitime et elle n'est pas encore tranchée.

Suicidés de tous les pays unissez-vous !

Jacques Bolo

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Notes

1. En particulier du fait de la mise en place d'un mode de gestion fondé sur une mobilité systématique (ce qui peut être un biais classique des organisations centralisées). [Retour]

2. Cf. Le Monde, du 16 août 2009 : « Obama surpris par la fronde contre sa réforme de la santé ». [Retour]

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