EXERGUE
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Société - Janvier 2009

Pardon à Dieudonné

Étonnant, non ?

Dieudonné a encore fait un coup d'éclat dans sa salle du Théâtre de la Main d'Or, à Paris. Il a fait venir le négationniste Faurisson à un de ses spectacles, le 26 décembre 2008, et lui a fait décerner le prix « prix de l'infréquentabilité et de l'insolence » par un comparse habillé en déporté. Le président du Front national, Jean-Marie Le Pen, qui assistait au spectacle en a été choqué. C'est dire. On dit souvent qu'on ne pourrait pas dire, aujourd'hui, ce que disait Pierre Desproges à son époque. De quoi se plaint-on ? Avec Dieudonné, c'est la surenchère permanente.

Mais Dieudonné commet des excès inutiles dans la provocation. Il est victime de la maladie médiatique qui confond le fait de passer à la télé et d'avoir quelque chose à dire. Il devrait arrêter de déconner. Il met vraiment tout le monde mal à l'aise. Même Le Pen ! Et ceux qui se réjouissent de voir confirmer leurs craintes, leurs soupçons ou leurs certitudes, devraient cesser de « regarder les hommes tomber ».

La question de prouver ou non qu'il s'agit d'une provocation n'a aucune importance. En fait, il s'agit plutôt ici d'un problème de double jeu, de part et d'autre, qui consiste à vouloir prouver quelque chose, mais on ne sait pas ce qu'on prouve, « mais on va le garder quand même », comme disent les autres comiques Chevallier et Laspales. Car la méthode scientifique de démonstration n'étant pas bien assimilée, on en fait un usage idéologique, c'est-à-dire qu'on s'en sert pour attaquer ses adversaires sur le principe : « Face, je gagne, pile, tu perds » Des deux côtés. Puisque au fond, le seul but est de faire parler de soi. Et que la règle du jeu, c'est de gagner.

La véritable question est : qu'est-ce qu'on fait maintenant ? On connaît parfaitement la situation. Je n'ai pas changé d'avis sur le sujet (voir « Pour en finir avec l'affaire Dieudonné »). Toute cette histoire a commencé en 2003, par un sketch dans une émission de Fogiel, où Dieudonné imitait un juif extrémiste qui traitait de terroriste un autre invité, l'humoriste Djamel, en jouant sur l'association « arabe = terroriste ». Dieudonné aurait conclu (ou non) par « Heil Israël ». Tout le monde lui est tombé dessus, sauf la plupart de ses collègues comiques. Il a finalement gagné le procès qu'on lui faisait sur ce point [1].

Comme la gauche a fait chorus avec ses accusateurs, alors que cette critique des sionistes radicaux est bien un de ses lieux communs, il a surenchéri sur le thème du lobby juif, ce qui l'a marginalisé davantage [2]. Il a été rejoint par les antisionistes radicaux, et les nationaux populistes, dont c'est la spécialité (en particulier l'essayiste Alain Soral qui est devenu son conseiller politique). Dieudonné s'est finalement rapproché du Front national, qu'il avait pourtant combattu en se présentant contre lui à Dreux, en 1997. Comme nombre de vrais antisémites qui traînent dans ces groupes sont aussi racistes, cela produit une situation inattendue.

Tout est de ma faute

Je me considère comme ayant une part de responsabilité dans cette histoire, non pour ce que j'ai fait, mais à cause de ce que je n'ai pas fait. Sartre avait raison sur ce point. En effet, quand Dieudonné a commencé à déconner, je voulais aller le voir, et essayer de le convaincre d'arrêter. Ce n'est pas forcément parce que je me crois plus fort que tout le monde (bon, un peu quand même !). Mais, il suffisait d'être plus fort qu'Alain Soral. Ce qui reste raisonnable, même si, par comparaison au personnel politique, il n'est pas au-dessous de la moyenne. Ce qui n'est pas difficile non plus.

Dans la perspective d'une rencontre, je m'étais donc renseigné sur l'agent de Dieudonné pour pouvoir le contacter. À l'époque, je ne savais pas que Dieudonné possédait le théâtre de la Main d'or, car je n'étais pas vraiment un amateur de ses sketches (ni seul, ni avec Élie). Mais je ne suis pas allé le voir. Je me suis dégonflé. Sans doute parce que je n'ai pas voulu prendre le risque qu'on m'envoie paître. Il est plus confortable d'écrire dans cette revue, qui n'existait pas à l'époque. Cette affaire Dieudonné et ses suites, dont je mentionne certaines dans l'article initial le concernant, sont même un des éléments qui m'ont incité à la créer.

Mais ce genre de question d'actualité ne constitue pas non plus mon centre principal d'intérêt. Et je préférerais écrire sur les autres sujets que je traite par ailleurs. Mais cette dernière raison peut aussi constituer une bonne excuse pour ne pas m'engager. Décidément, m'intéressant de plus en plus aux questions philosophiques, comme lui pendant la guerre, on peut dire que je suis très sartrien ces temps-ci. Et je prie également les juifs et les autres de m'excuser de ne pas avoir concrétisé ce que j'aurais dû au moins essayer.

Dieudonné l'Israélien

Car je pensais bien que ça allait dégénérer. Dès le début, j'ai eu l'occasion de dire que Dieudonné agissait comme un gauchiste qui en rajoute quand on l'attaque. D'autant qu'il pouvait être considéré, à cette époque, comme le porte-parole de la communauté noire en révolte, qui a décidé de ne plus se laisser marcher sur les pieds. La gauche n'a pas compris l'importance du phénomène. Au mieux, elle a considéré Dieudonné comme une sorte de Coluche. Mais Coluche ne représentait que le bon gars populo classique. De gauche quoi !

Dieudonné ne pouvait pas se dégonfler, en vertu de ce qu'il représentait, paradoxalement d'ailleurs, dans la mesure où il est un métis franco-africain. Car dans la mythologie française, il a plutôt tendance à incarner le comportement antillais des Nègres marrons, ces esclaves qui se révoltaient et prenaient le maquis. La raison en est sans doute qu'il correspond plutôt au gauchiste français, avec les références historiques nationales classiques, contrairement à la génération banlieue. C'est une sorte de mixte entre Coluche et Besancenot. Mais il est noir. D'où la difficulté à le mettre dans les cases habituelles, outre le fait que le passage du témoin ne s'est pas bien fait entre la génération 68 et les suivantes.

Le paradoxe de la situation de la vendetta personnelle de Dieudonné avec la communauté juive est que sa situation est précisément celle du sionisme. Ou au contraire, c'est plutôt le sionisme qui se caractérise par un comportement de Nègres marrons Le sionisme est un mouvement de parias (sorte de caste considérée comme impure par la mythologie occidentale chrétienne [3]) qui ont décidé de ne plus se laisser faire, après des siècles à faire profil bas. La situation socioculturelle des juifs et des Noirs est différente, mais la stratégie de résistance est la même. C'est l'absence de capacité d'abstraction qui empêche la plupart des gens de s'apercevoir de l'identité du phénomène. Le racisme (au moins latent) n'aide pas. Le racisme, qui consiste à se polariser sur ce genre de différences, est précisément ce qui empêche de faire abstraction de ce genre de paramètre.

Si j'ai raison, on peut mieux comprendre Dieudonné (et les sionistes). Il appartient donc à chacun de reconnaître que le problème est le même. Il faut arrêter de jouer à la guéguerre. Et si on aborde la seule question qui vaille en France, c'est bien la situation d'exclusion des Noirs et des Arabes qui fait problème, pas celle des juifs. Leur problème est celui d'Israël, pas celui de leur situation en France. Il ne faut pas oublier non plus, comme je le soulignais à propos des Noirs, des Antillais et des autres peuples du monde, que la question de la Shoah n'est pas centrale pour eux (voir « Chasse aux nègres à Marianne »). Alors qu'en tant que gauchiste français, cette question est centrale pour Dieudonné... comme on le sait.

Je disais également dans un autre article («  Racisme, Antisémitisme, Stéréotypes ») :

« Au fond, je pense que l'affaire Dieudonné repose simplement sur le fait que les Noirs ont très mal vécu le fait qu'Israël traite avec l'Afrique du sud au temps de l'apartheid. D'où le fait que les Noirs se sentent bel et bien représentés par Dieudonné sur ce point. Pour les gauchistes, dont Dieudonné fait aussi partie (qui comme les juifs ne pardonnent pas), cela s'analyse (sur le modèle stalinien) de la même façon que le soutien des libéraux à la prise du pouvoir d'Hitler, en terme de « révélation de la vraie nature » (reste marxiste de philosophie essentialiste). Ils ne comprennent pas qu'une alliance peut précisément être conjoncturelle, voire contre nature (Staline avec Hitler, Roosevelt ou Truman avec Staline, etc.). Mais on n'est pas obligé d'apprécier la réalpolitik ou le cynisme, et on peut considérer qu'il s'agit d'une faute morale ou politique. Cependant, en tout état de cause on ne peut pas considérer que les Noirs doivent se sentir coupables du nazisme, par un tour de passe-passe qui les assimile aux Blancs (surtout en exonérant ces derniers) ! Pour clore l'affaire, Israël et ses soutiens pourraient admettre qu'il s'agit d'un grief légitime sur ce point. »

L'alliance de Dieudonné avec le Front national est souvent comprise, elle aussi, comme une « révélation de sa vraie nature » Cela indique plutôt une incapacité à tenir une analyse en termes politiques. On sait que dans les élections précédentes, une partie des juifs français a choisi le FN, par soutien à Israël, ou comme d'autres Français, pour faire peur aux Arabes dans une optique sécuritaire. Ce qui est une stratégie coloniale qui consiste à appeler la troupe pour mater les indigènes, car « ils ne comprennent que ça » Ce qui n'était pas prévu, c'est que les indigènes « de la république » pouvaient choisir la même stratégie. Le retournement d'alliance de Dieudonné en fait bien un politique comme les autres : il n'y a pas que les Blancs qui peuvent faire des appels du pied aux électeurs du FN (voir « Union sous-européenne »).

J'ai déjà eu l'occasion de dire que la « gauche de la gauche » ne s'était pas gênée pour voter avec le FN contre la constitution européenne – en stigmatisant, en plus, l'autre gauche de voter avec les libéraux. Et j'ai toujours pensé que la gauche en général avait tort de considérer les classes populaires comme des électeurs captifs. Il est notoire qu'une partie d'entre elles a voté FN contre les immigrés. Les immigrés, qui sont les véritables classes populaires actuelles, et qui sont très nombreux, peuvent aussi se mettre à voter FN. Certains juifs français de droite ont voté FN sur le dos des Arabes (en souvenir du bon vieux temps de l'Algérie française), les Arabes votent FN sur le dos des juifs en s'alliant à la droite antisémite.

Je disais ailleurs « on ne peut s'empêcher de penser que voir les Noirs et les juifs s'étriper doit bien faire rigoler les membres du Front national ». La nouveauté est que cela se produit au sein même du FN. Il est possible que ce phénomène soit minoritaire de part et d'autre. Aux États-Unis, les juifs votent massivement pour les démocrates. Mais ce qu'on a appelé le « lobby juif » à l'époque de Bush, était simplement le « lobby juif de droite », dont l'alliance avec les fondamentalistes chrétiens paraissait contre nature et était grossie par les médias.

Ce qui signifie aussi que les juifs de gauche étaient trop silencieux, c'est-à-dire en termes politiques, « réduits au silence », ou alignés sur les positions de droite du fait de la question israélienne. Ce point est d'ailleurs un élément qui paralyse la gauche française dans son ensemble. C'est peut-être même, au fond, son seul problème. Ici encore, Dieudonné est un symptôme du fait que tous les problèmes politiques semblent aujourd'hui se réduire à cette seule question. L'impensé pétainiste à du mal à passer chez ceux qui ont des cadavres dans le placard.

Grand pardon

Je ne suis peut-être pas le seul qui devrait s'excuser [4]. Au fond, Dieudonné lui-même s'est bien excusé, dans son spectacle Mes excuses, dont je suppose le contenu sur le mode provocateur et surenchérisseur (toujours le style Coluche-Besancenot). Mais mutatis mutandis, si on tient compte des caractéristiques de chacun, on peut aussi admettre que c'est valable. C'était sa façon à lui [5]. En fait, on analyse mal ses provocations. Fondamentalement, Dieudonné est le Sacha Baron Cohen français.

Je ne sais pas s'il existe une façon spécifique aux juifs de faire des excuses. Jean-Pierre Elkabbach, qui avait fait la morale à Alain Finkielkraut pour ses propos sur les émeutes de banlieue de 2005 (voir « Les mots ne sont pas si importants »), la connaît peut-être. Mais comme je le disais justement à propos d'Alain Finkielkraut, si en France, il ne peut pas se réconcilier avec Dieudonné [6], ce n'est pas la peine d'espérer obtenir un jour la paix au Moyen-Orient. Il ne faudrait pas oublier que c'est ce genre d'objectif qui est le but, et pas les péripéties anecdotiques ou les fiertés personnelles.

Jacques Bolo

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Voir aussi :

Notes

1. Le procès ne portait pas sur le lien « Arabe = terroriste ». Les associations plaignantes ont réparé cet oubli dans l'affaire Siné en accusant celui-ci de détester aussi les musulmanes en burqa (voir « L'affaire Siné »). Le jugement a admis que sa parodie (comme les caricatures de Mahomet) était légitime. Mais la société civile et la classe politique ne semblent pas avoir enregistré ce verdict (contrairement au cas des caricatures de Mahomet). [Retour]

2. Dans un entretien avec Jean-Pierre Elkabbach sur le sujet du sketch, Dieudonné s'est vu menacé de ne plus trouver de travail dans le spectacle. Si Elkabbach veut combattre l'idée de lobby juif, c'est au moins maladroit. Par contre, s'il veut combattre le stéréotype selon lequel les juifs sont intelligents, il vient de marquer un point. Mais j'ai peur que cette observation ne soit pas relevée par les antisémites qui ne retiennent que ce qui conforte leurs préjugés. [Retour]

3. Ne pas considérer les choses ainsi, en considérant que l'Occident est le sommet de la rationalité, est évidemment une position ethnocentrique. Cette position n'intègre précisément pas l'antisémitisme comme symptôme d'un inconscient religieux, c'est-à-dire irrationnel. [Retour]

4. On reconnaît à cette manie des excuses que j'ai bien voté Ségolène Royal aux présidentielles 2007. Ce que je ne regrette pas. On peut voir pourquoi ici : « Travailler plus »[Retour]

5. Quand ses spectacles s'intitulent « Mes excuses », « J'ai fait le con », on peut difficilement être plus clair. N'y aurait-il plus de freudiens dans la salle ? [Retour]

6. Alors que Finkielkraut est beaucoup moins regardant envers Heidegger et Soljenitsyne sur cette question de l'antisémitisme. [Retour]

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