On n'échappe pas à son destin de mère
Simone de Beauvoir ne voulait pas être mère, considérant que la maternité aliénait les femmes. Mais elle
a eu de nombreux enfants. Les féministes, bien sûr, mais aussi tous ceux et celles qui considèrent comme
elle qu'« on ne naît pas femme, on le devient » [1]. Car la formule, dans ce cas précis, comme dans d'autres, plus généraux, correspond au schéma constructiviste dominant aujourd'hui. Gaston Bachelard
justifiera ce cadre épistémologique moderne par la formule « Rien n'est donné, tout est construit » niant
le positivisme classique, qui valorisait l'observation.
Les méchantes langues pourraient d'ailleurs crier au plagiat. Car c'est Érasme (1469-1536) qui avait dit :
« on ne naît pas homme, on le devient ». Lui-même suivait Tertullien (né entre 150 et 160 à Carthage et
décédé vers 230-240 ) disant : « on ne naît pas chrétien, on le devient ». L'un faisant référence à la
culture humaniste comme source de l'autonomie de l'individu. L'autre faisant référence à la foi
personnelle. Chez Beauvoir, cela semble davantage affirmer la « primauté du spirituel », comme le titrait
un de ses romans. Elle se situait surtout dans la lignée de l'antinaturalisme sartrien (avec toujours un
relent de réaction antipositiviste post-bergsonien).
Existentialisme
Cet antinaturalisme nie donc qu'on « naisse femme ». Ce qui est positivement faux. Mais on peut
comprendre la formule. Souvent d'ailleurs, la philosophie se réduit au succès d'une bonne formulation
littéraire. Encore faut-il ne pas la prendre au mot. Il s'agit ici, bien évidemment, d'une contestation du
rôle social auquel étaient encore réduites les femmes, en France, dans les années 1949. Elles venaient
tout juste d'avoir le droit de vote (1944). Elles dépendaient presque entièrement de leur mari (jusqu'en
1965 pour avoir un chéquier).
Mais cette compréhension philosophique de la notion sociologique de rôle est sans doute biaisée par
l'influence de l'existentialisme sartrien. On connaît la théorie de Sartre qui désigne par le terme
« mauvaise foi » la description du jeu socioprofessionnel du garçon de café. Outre la connotation
moraliste de cette expression, il est bien évident que cette caractérisation est totalement inappropriée et
manifeste simplement une incompréhension de la notion sociologique de rôle. La cause en est peut-être
une mauvaise traduction de la terminologie heideggérienne, ou de l'idée classique considérant toute
détermination particulière comme une limitation de la liberté. Ce qui est d'ailleurs difficile à concilier
avec l'incarnation phénoménologique qui, il est vrai, reste peut-être toute théorique [2].
Le refus du rôle de la femme peut manifester, dans son principe, une incompréhension de la division
sexuelle du travail dans une société anthropologique donnée, à une époque donnée. Décidément, les
philosophes se situent bien hors du temps et de l'espace. On ne remettait pas en question, à l'époque, les
valeurs universelles de l'homme blanc occidental, et plus spécialement celles de l'intellectuel parisien
de Saint-Germain-des-Près. C'était quand même le bon temps.
Si on pardonne ce petit biais initial, le livre de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, peut être
considéré comme une véritable étude sociologique. Sa postérité féministe ne s'y est d'ailleurs pas
trompée qui ne s'est pas perdue en brumeuses considérations philosophiques. La sociologie est d'ailleurs
plus compréhensible que la philosophie existentialiste ou phénoménologique, qui reste souvent de l'ordre
du discours.
Malentendus ou expérimentations
La postérité de la formule « on ne naît pas femme, on le devient », peut être généralisée aux nouvelles
manipulations constructivistes de l'identité qui ont donné au minimum la chirurgie esthétique. On a
même le cas extrême de Michaël Jackson, qui applique le principe « on ne naît pas blanc, on le devient »,
alors que d'aucuns, plus nombreux, se contentent modestement de devenir seulement un peu noirs par
le bronzage. Mais on peut surtout considérer que les transsexuels ont pris au mot l'expression « on ne
naît pas femme (ou homme), on le devient ».
Le refus de la soumission à la nature tend à réaliser le programme sartrien de la liberté par l'intermédiaire
de sa version beauvoirienne. Les nouveaux outils scientifiques sont utilisés sans aucune retenue, malgré
les résistances des traditionalistes et la nouveauté de la norme écologique qui aurait plutôt tendance à
réhabiliter la nature.
Le malentendu dans la société bourgeoise avait consisté à confondre le rôle fonctionnel de la femme,
hérité des sociétés traditionnelles, avec son essentialisation dans un statut. La critique d'un statut
essentialisé aurait pu relever de la caractérisation positiviste de loi des trois états (théologique,
métaphysique, positif) pour critiquer ce qui relève donc de la métaphysique bourgeoise : la bigoterie
trahissant les Lumières régressait même à la théologie. Le malentendu de la critique phénoménologique
s'est porté sur le refus de l'arbitraire qui nie l'aspect fonctionnel (division sexuelle du travail dans les
sociétés primitives) ou l'aspect « essentiel » qui se limite à la maternité, précisément.
Le traitement philosophique qui s'affranchit des contraintes sur le plan formel aboutit souvent à la
valorisation de l'arbitraire subjectif. Mais le piège de l'arbitraire individuel pourrait être celui de vouloir
correspondre à des idéaux fournis par les modèles sociaux, comme on le constate tous les jours. Sur le
plan politique, cela expliquerait l'adoption du marxisme, conformisme d'alors, par le couple Sartre-Beauvoir. Sur le plan personnel, les dérives ne relèvent plus du domaine du beauvoirien, mais de celui
du bovarysme.
Jacques Bolo
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