La conférence d'Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation est souvent évoquée comme représentative de la conception française de la question nationale. On peut la résumer, comme Renan lui-même, à l'idée que : « L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de coeur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les
sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit
d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien
le droit d'avoir un avis dans la question. » Après avoir examiné successivement ces différentes options,
il synthétisera encore mieux cette conception à la célèbre formule qui fait de la nation « un plébiscite
de tous les jours ».
Mais ce petit texte est surtout un modèle de rhétorique ou, pour le moins, de dissertation. Il est, à ce
titre, très représentatif de la pensée française. Il examine méthodiquement les constituants du concept
de nation selon les conceptions de son temps (race, langue, religion, économie, géographie), et se livre
à des développements plus ou moins équilibrés ou plus ou moins convaincants. Les compétences de
Renan en langues et civilisations orientales lui permettent de brosser un vaste panorama historique. Les
formules littéraires tenant lieu de démonstration.
Le principal défaut de la méthode est d'aboutir à considérer son époque comme le couronnement de
cette histoire. Même s'il envisage une évolution, la nation selon Renan se résume surtout à la nation
française de la fin du XIXe siècle. C'est la limite de la méthode historique. La description tourne à la
tautologie, le comparatisme à l'ethnocentrisme, la contingence à la nécessité : « Les nations ne sont pas
quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne,
probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente,
l'existence des nations est bonne, nécessaire même. »
Un biais important de la réflexion de Renan sur la nation est de se réduire plutôt à son acception de
patrie. Pourquoi pas ? Mais si on élimine toutes les conceptions autres qui structurent les sociétés
précédentes (empires, cités états, tribus, communautés...), il ne faut pas s'étonner de retrouver in fine
la nation telle qu'on la conçoit en France à son époque. Cette conception même est discutable. Car,
précisément, cette conception patriotique de la nation, jusqu'au chauvinisme, s'oppose tout simplement
à la conception révolutionnaire. Le romantisme (allemand) était sans doute passé par là. C'est l'erreur
fondamentale du nationalisme. La « nation » de la Révolution française est simplement synonyme de
« peuple souverain ». Une analyse minimale exigerait cette distinction, à moins de réserver la
philologie aux langues antiques ? A quoi bon rétablir le sens des mots à deux millénaires de distance,
si on n'est pas capable de le distinguer à un siècle près.
À la rigueur, on peut considérer que le « plébiscite permanent » pourrait donc concerner le patriotisme.
Mais on y reconnaîtra surtout une conception néo-mystique qui cadre bien avec l'air du temps de cette
fin de XIXe siècle. Dans le paragraphe bâclé sur les intérêts économiques [1], Renan se contente
d'affirmer comme réfutation qu'« il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps
à la fois. » La naissance de la société industrielle à son époque ne l'intéressait sans doute pas davantage
que la longue histoire du commerce ! Convenons qu'après de longs développements sur l'histoire,
l'ethnologie, la langue, la religion, se contenter de cet appel aux sentiments peut révéler surtout
l'indulgence coupable de son auditoire. Si on se limite à l'exercice scolaire de la dissertation, on peut
appeler cela « faire une impasse » (le niveau baisse !).
On retient aussi généralement de ce texte qu'« il est bon de savoir oublier ». Renan va jusqu'à préciser
que « l'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation,
et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger ». Magie
de la rhétorique (prétérition) qui affirme ce qu'elle nie : « tout citoyen français doit avoir oublié la
Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle » juste au cas où on ne s'en souviendrait plus.
On reconnaîtra là purement et simplement la constitution d'une légende nationale et, une fois de plus,
la limitation de l'analyse à l'affirmation de l'idéologie de moment (voire de la simple rédaction de
manuels scolaires).
Ce devoir d'oubli unificateur, de façon très cohérente, a été d'ailleurs oublié, quelques pages plus loin.
Le XIXe siècle romantique avait aussi développé un obsédant culte des morts, fondé, au niveau national,
sur l'histoire : « un héritage de gloire et de regrets à partager ». Il faut alors se souvenir : « Je disais tout à l'heure : 'avoir souffert ensemble' ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils
commandent l'effort en commun. » Pour l'erreur historique, le Breton Renan osera déclarer que : « Un
fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à obtenir l'unité de la langue par des
mesures de coercition ». Admettons que s'applique dans ce cas ce qu'il dira ailleurs (in La Réforme
intellectuelle et morale, 1871) : « La conquête d'un pays de race inférieure par une race supérieure
n'a rien de choquant [2] … ».
Mais finalement, tout cela ne sert qu'à dissimuler un discours de circonstance, sous de grandes
évocations et de grandes démonstrations. « Qu'est-ce qu'une nation ? » La fin de la conférence révèle
le pot aux roses. Qui peut le plus, peut le moins : en conclusion, Renan se demande seulement
ce qu'est une province : « Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette
affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à
s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul
critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir. »
Ce fameux « plébiscite de tous les jours » ne concerne pas réellement tous les Français, ni
toutes les provinces. Ne parlons même pas des colonies ! Ne risquons pas la sécession. Il
s'agissait alors simplement de la question de l'Alsace-et-Lorraine, annexées par l'Allemagne
après la défaite de 1870. L'Alsace et la Lorraine dont les noms n'apparaissent pas dans le texte,
contrairement à de trop nombreux autres (Égypte, Babylone, Athènes, Sparte, Empire
carolingien, Chaldée, Sidon, Tyr, Empire assyrien, Empire persan, Empire d'Alexandre, Chine,
Angleterre, Suisse, Amérique, Rome, Allemagne, Russie, Gaule, Espagne, Italie, Hollande,
Suisse, Belgique, Italie, Turquie, États-Unis, Prusse, Autriche, Pays de Galles, Bohême,
Salonique, Smyrne, Toscane, Dauphiné, Bresse, Provence, Franche-Comté). L'Alsace-et-Lorraine : « Y penser toujours, n'en parler jamais ! »
Bel exemple de la méthode française qui considère que l'abstraction fictive correspond à
l'universalisme et à l'objectivité. On croit faire de la philosophie, on ne fait que de l'histoire,
voire de la littérature. L'érudition et l'argumentation ne servent finalement qu'à justifier des
opinions et des intérêts particuliers avec une flamboyante mauvaise foi. Au mieux, peut-être
ne s'agissait-il que d'une péroraison mondaine, d'un exercice de style, couronnement de la
classe de rhétorique. À moins que l'espiègle Renan nous ait fait une sorte de blague, un peu
trop longue, qui aura quand même tenu un siècle !
Jacques Bolo
Bibliographie
Ernest Renan : Qu'est-ce qu'une nation (1882)
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