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Références - Décembre 2007

Ernest Renan : Qu'est-ce qu'une nation (1882)

La conférence d'Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation est souvent évoquée comme représentative de la conception française de la question nationale. On peut la résumer, comme Renan lui-même, à l'idée que : « L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de coeur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. » Après avoir examiné successivement ces différentes options, il synthétisera encore mieux cette conception à la célèbre formule qui fait de la nation « un plébiscite de tous les jours ».

Mais ce petit texte est surtout un modèle de rhétorique ou, pour le moins, de dissertation. Il est, à ce titre, très représentatif de la pensée française. Il examine méthodiquement les constituants du concept de nation selon les conceptions de son temps (race, langue, religion, économie, géographie), et se livre à des développements plus ou moins équilibrés ou plus ou moins convaincants. Les compétences de Renan en langues et civilisations orientales lui permettent de brosser un vaste panorama historique. Les formules littéraires tenant lieu de démonstration.

Le principal défaut de la méthode est d'aboutir à considérer son époque comme le couronnement de cette histoire. Même s'il envisage une évolution, la nation selon Renan se résume surtout à la nation française de la fin du XIXe siècle. C'est la limite de la méthode historique. La description tourne à la tautologie, le comparatisme à l'ethnocentrisme, la contingence à la nécessité : « Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. »

Un biais important de la réflexion de Renan sur la nation est de se réduire plutôt à son acception de patrie. Pourquoi pas ? Mais si on élimine toutes les conceptions autres qui structurent les sociétés précédentes (empires, cités états, tribus, communautés...), il ne faut pas s'étonner de retrouver in fine la nation telle qu'on la conçoit en France à son époque. Cette conception même est discutable. Car, précisément, cette conception patriotique de la nation, jusqu'au chauvinisme, s'oppose tout simplement à la conception révolutionnaire. Le romantisme (allemand) était sans doute passé par là. C'est l'erreur fondamentale du nationalisme. La « nation » de la Révolution française est simplement synonyme de « peuple souverain ». Une analyse minimale exigerait cette distinction, à moins de réserver la philologie aux langues antiques ? A quoi bon rétablir le sens des mots à deux millénaires de distance, si on n'est pas capable de le distinguer à un siècle près.

À la rigueur, on peut considérer que le « plébiscite permanent » pourrait donc concerner le patriotisme. Mais on y reconnaîtra surtout une conception néo-mystique qui cadre bien avec l'air du temps de cette fin de XIXe siècle. Dans le paragraphe bâclé sur les intérêts économiques [1], Renan se contente d'affirmer comme réfutation qu'« il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois. » La naissance de la société industrielle à son époque ne l'intéressait sans doute pas davantage que la longue histoire du commerce ! Convenons qu'après de longs développements sur l'histoire, l'ethnologie, la langue, la religion, se contenter de cet appel aux sentiments peut révéler surtout l'indulgence coupable de son auditoire. Si on se limite à l'exercice scolaire de la dissertation, on peut appeler cela « faire une impasse » (le niveau baisse !).

On retient aussi généralement de ce texte qu'« il est bon de savoir oublier ». Renan va jusqu'à préciser que « l'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger ». Magie de la rhétorique (prétérition) qui affirme ce qu'elle nie : « tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle » juste au cas où on ne s'en souviendrait plus. On reconnaîtra là purement et simplement la constitution d'une légende nationale et, une fois de plus, la limitation de l'analyse à l'affirmation de l'idéologie de moment (voire de la simple rédaction de manuels scolaires).

Ce devoir d'oubli unificateur, de façon très cohérente, a été d'ailleurs oublié, quelques pages plus loin. Le XIXe siècle romantique avait aussi développé un obsédant culte des morts, fondé, au niveau national, sur l'histoire : « un héritage de gloire et de regrets à partager ». Il faut alors se souvenir : « Je disais tout à l'heure : 'avoir souffert ensemble' ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun. » Pour l'erreur historique, le Breton Renan osera déclarer que : « Un fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition ». Admettons que s'applique dans ce cas ce qu'il dira ailleurs (in La Réforme intellectuelle et morale, 1871) : « La conquête d'un pays de race inférieure par une race supérieure n'a rien de choquant [2] … ».

Mais finalement, tout cela ne sert qu'à dissimuler un discours de circonstance, sous de grandes évocations et de grandes démonstrations. « Qu'est-ce qu'une nation ? » La fin de la conférence révèle le pot aux roses. Qui peut le plus, peut le moins : en conclusion, Renan se demande seulement ce qu'est une province : « Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir. »

Ce fameux « plébiscite de tous les jours » ne concerne pas réellement tous les Français, ni toutes les provinces. Ne parlons même pas des colonies ! Ne risquons pas la sécession. Il s'agissait alors simplement de la question de l'Alsace-et-Lorraine, annexées par l'Allemagne après la défaite de 1870. L'Alsace et la Lorraine dont les noms n'apparaissent pas dans le texte, contrairement à de trop nombreux autres (Égypte, Babylone, Athènes, Sparte, Empire carolingien, Chaldée, Sidon, Tyr, Empire assyrien, Empire persan, Empire d'Alexandre, Chine, Angleterre, Suisse, Amérique, Rome, Allemagne, Russie, Gaule, Espagne, Italie, Hollande, Suisse, Belgique, Italie, Turquie, États-Unis, Prusse, Autriche, Pays de Galles, Bohême, Salonique, Smyrne, Toscane, Dauphiné, Bresse, Provence, Franche-Comté). L'Alsace-et-Lorraine : « Y penser toujours, n'en parler jamais ! »

Bel exemple de la méthode française qui considère que l'abstraction fictive correspond à l'universalisme et à l'objectivité. On croit faire de la philosophie, on ne fait que de l'histoire, voire de la littérature. L'érudition et l'argumentation ne servent finalement qu'à justifier des opinions et des intérêts particuliers avec une flamboyante mauvaise foi. Au mieux, peut-être ne s'agissait-il que d'une péroraison mondaine, d'un exercice de style, couronnement de la classe de rhétorique. À moins que l'espiègle Renan nous ait fait une sorte de blague, un peu trop longue, qui aura quand même tenu un siècle !

Jacques Bolo

Bibliographie

Ernest Renan : Qu'est-ce qu'une nation (1882)

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Voir aussi :

Notes

1. Il se réduit en tout et pour tout à : « IV. - La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes. Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie. » [Retour]

2. Sur cette question des races, Renan dira dans cette même conférence : « La vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. » Ce qui lui vaudra souvent un brevet d'antiracisme. Mais cela concerne en fait pour lui que les « races » européennes et non les « races inférieures ». Il est vrai qu'il est difficile de distinguer, dans les textes de cette époque, ce qui correspondrait aujourd'hui à la « culture » comme civilisation d'une part et le niveau intellectuel de l'autre. Mais on peut précisément considérer que cette confusion (de fait ou de droit) était la cause du racisme de l'époque (et jusqu'à nos jours). [Retour]

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