Je ne vais pas prendre des gants en parlant de « Fin de la politique politicienne ». La politique est toujours politicienne en cela qu'il faut bien qu'une personne soit élue ou assume des décisions. Et je ne parlerai pas non plus « du politique » ou de « politique au sens noble » (MDR !).
Le modèle politicien a atteint ses limites. Les cent jours de Nicolas Sarkozy peuvent être
l'occasion d'un bilan. L'originalité du début de son mandat présidentiel a été d'organiser
d'emblée une sorte de cohabitation, par absorption d'une partie de l'opposition (jusqu'au parti
unique ?). Au point que certains des membres de son camp, et ses soutiens les plus fidèles, ont
dû accepter de laisser quelques postes de ministres à leurs anciens adversaires [1]. Ce qui a
surtout de fortes conséquences locales puisque les ralliés se retrouvent dans la majorité
présidentielle, déstabilisant leurs anciens adversaires locaux qui soutenaient le président.
Cette méthode pourrait ressembler à celles des grands groupes économiques qui font une OPA
(plus ou moins hostile) pour absorber la concurrence. Cette tendance au monopole peut
s'analyser comme une fin de la politique partisane. La méthode pour mettre fin au règne des
partis est originale. Finalement, Sarkozy est bien une sorte de gaulliste... libéral !
La méthode a aussi l'avantage de couper l'herbe sous les pieds de son adversaire de droite,
François Bayrou, qui se proposait peu ou prou une stratégie similaire d'union nationale :
« prendre les meilleurs de droite, et les meilleurs de gauche ». Et c'est également ce que Royal
aurait fait, comme l'avait d'ailleurs fait François Mitterrand. On n'arrive pas au pouvoir sans
faire de coalitions (voir « Coalitions et clientélisme »).
Ceux qui regrettent une « vraie gauche » ou une « vraie droite » semblent simplement le bon
vieux temps de la guerre froide où les choses semblaient plus simples et plus claires. Mais
évidemment, ce n'était pas le cas pour les contemporains. Sans parler des conditions réelles
des gens dans les pays soumis aux dictatures communistes, fascistes, à l'apartheid. La vie
n'était d'ailleurs ni si simple, ni si amusante dans les fameuses trente glorieuses. On avait tous
du travail ? Certainement pas les femmes. Et les emplois en question n'étaient pas les mêmes
qu'aujourd'hui. Il fallait résoudre les problèmes d'alors : la reconstruction, l'exode rural, la
modernisation, la décolonisation, les rapatriés. Ce n'est pas en idéalisant le passé qu'on va
parvenir à résoudre les problèmes d'aujourd'hui.
Volontarisme ou principe de réalité ?
Le style présidentiel de Sarkozy consiste également à s'occuper de tout, à court-circuiter le
Premier ministre, voire le parlement (toujours un peu godillot). Son volontarisme et son
activisme, sa conception de la concertation consistant à décider d'abord, négocier ensuite, puis
ne pas en tenir compte, pourraient même inciter à envisager la fin de la démocratie. Faudrait-il
aller jusqu'à envisager le rétablissement de la monarchie ? On connaît déjà une forte tendance
à la transmission héréditaire du pouvoir dans de nombreux pays (les Kennedy, Bush, Clinton,
aux USA, les Kim en Corée du nord, les Bhutto au Pakistan, les Gandhi en Inde...). Cette
tendance à la transmission héréditaire est d'ailleurs encore plus vraie à l'échelon local partout
dans le monde.
La conception volontariste de Sarkozy, qui assume davantage ses responsabilités, semble ne
pas se poser la question du consentement. Cette méthode directive se manifeste d'ailleurs
explicitement par l'opposition à l'esprit de Mai 68. Elle ne correspond pas au management
actuel des ressources humaines. De Gaulle lui-même parlait de participation. Il a été battu sur
ce thème par la droite classique... unie pour l'occasion à la droite libérale-technocratique. Cette
configuration politique semble de retour ! La conséquence négative de la perspective autoritaire
est de risquer de ne pas encourager l'initiative. Et les désillusions qui en découlent risquent
d'inciter à penser qu'il n'existe pas d'alternative. Il est dangereux pour un pays de s'identifier
au chef sur le principe du « ça passe ou ça casse ». Si ça casse, ça casse pour tout le monde.
Sarkozy veut « la » réforme. Mais les réformes n'ont jamais cessé. Ce que certains reprochent
à la gauche était plutôt de ne pas être assez volontariste de gauche. En clair, de faire trop de
réformes « de droite », « libérales », « européennes », « bobo mondialistes », au lieu de faire
des réformes « de gauche ». Et c'est aussi pour cela qu'elle a été battue en 2002 comme en
2007. C'était déjà une adaptation à la mondialisation.
Les volontarismes, celui de la « droite décomplexée » comme celui de la « gauche vraiment
à gauche », consistent surtout en formules rhétoriques (ou en mesures symboliques) pour
marquer les esprits. Mais concrètement, ce qui se dit sur le terrain, ce serait plutôt que « la
gauche et la droite, une fois au pouvoir, c'est bonnet blanc, blanc bonnet ». Une réforme
symbolique de droite produira les mêmes insatisfactions, car le sens des réalités n'est ni de
droite, ni de gauche.
Le président Sarkozy s'oppose donc surtout à l'idée d'impuissance et d'immobilisme, dont il
a accusé ses devanciers. Mais confronté aux réalités, il risque de déchanter. Ce n'est pas lui qui
va influer sur la hausse des matières premières. Notons au passage que chacun de ses
concurrents aurait eu à faire face à la même situation. Une excuse sera donc toute trouvée s'il
échoue. Et il n'aura pas tort sur ce point. Mais ce n'est donc pas la peine de prétendre changer
ce qui ne dépend pas de lui.
Un des défauts du volontarisme est surtout l'irréalisme, l'idée que la réalité peut se plier à notre
volonté et, pour tout dire, que l'action relève de la magie (du verbe). Les réformes sont
nécessaires et elles ont toujours lieu – ne serait que pour présenter de bons résultats aux
prochaines élections. Mais quand elles échouent ou sont insuffisantes, les hommes politiques
ont tendance à accuser les électeurs (éventuellement en concédant, comme les socialistes, ne
pas avoir su « expliquer [leur] politique »).
Mais la véritable question institutionnelle est évidemment celle de la réalité de cette
démocratie. La politique représentative, politicienne, qui sert de référence, est déjà contestée.
Les véritables options ou décisions sont bel et bien définies par les experts ou les lobbies, c'est-à-dire classiquement par les technocrates. Les contraintes internationales ne dépendent pas
de la volonté d'un seul. Si les réformes que veut imposer Sarkozy consistent dans l'adaptation
de la France aux réalités internationales, cela réduit beaucoup la prétention du volontarisme.
Cirque médiatique
La fin des idéologies a une conséquence. Comme la réalité économique, les idées ne sont ni de
droite, ni de gauche, elles sont juste vraies ou fausses. La conséquence intéressante est qu'on
peut se les approprier quand on est au pouvoir. C'est le principe de récupération. En fait, toute
bonne idée est applicable par n'importe quel parti. La rhétorique de l'affrontement, sur le mode
de la rupture, ne sert qu'à se différencier. C'est du marketing. Et toutes les lessives se valent
plus ou moins.
La difficulté pour les hommes politiques est de passer son temps à se recentrer pour être élu
et à se radicaliser pour mobiliser ses troupes. On conçoit qu'il soit vraiment difficile d'être élu
en déclarant qu'on fera comme tout le monde, et spécialement comme l'autre en face. Ce qu'on
fera pourtant.
Certes, les politiciens sont bien aidés par les journalistes qui essayent de poser des questions
qui fâchent, préparées à l'avance, pour essayer de montrer leur indépendance. Il faudrait en
déduire que les journalistes ne sont pas d'un bord ou de l'autre. Mais eux-mêmes finissent
souvent par se présenter aux élections. Ce qui serait une situation de concurrence déloyale
envers les politiques du fait de leur maîtrise de la communication... si les autres hommes
politiques n'étaient pas eux aussi des hommes de communication. La véritable concurrence
déloyale est plutôt que ces derniers ne deviennent pas journalistes quand ils échouent aux
élections.
La conséquence de la tendance au parti unique par absorption de l'opposition, malgré
l'avantage réel d'organiser la récupération, a cependant l'inconvénient de confiner les médias
dans le rôle de propagandistes. C'est sans doute ce qu'il faut comprendre par la dénonciation
de la pensée unique. Les « non » au référendum européen marquent une résistance. Mais il n'y
a pas de plan B. D'ailleurs, si toute opposition a vocation à être absorbée, le meilleur moyen
d'arriver au pouvoir sera de faire mine de s'opposer.
Réforme institutionnelle ?
Une solution formelle cohérente serait donc l'inscription du consensus politique dans une
procédure institutionnelle. Cette idée soulève l'objection du risque d'immobilisme, comme on
le dit à propos de la règle de l'unanimité dans l'Union européenne. La solution proposée est
alors la règle de la majorité simple ou celle de projets particuliers auxquels ne participeraient
que les pays qui le souhaitent. Mais la méthode de la majorité risque simplement de
mécontenter tout le monde à tour de rôle. Et les projets particuliers s'ils sont nombreux,
risquent de compliquer le système encore plus.
La démocratie participative proposée par Ségolène Royal correspondait bien à une solution
institutionnelle à la crise de la représentation politique. Elle n'a pas vraiment convaincu. Une
démocratie représentative renouvelée devrait consister à institutionnaliser la nouvelle réalité
non partisane. Un moyen pourrait consister à voter à une majorité qualifiée (des 2/3 par
exemple) les priorités et l'ordre du jour. L'idée que les lois se votent à la majorité simple,
spécialement dans un système majoritaire, correspond simplement à la légitimation de
l'autocratie. Un tel moyen consensuel obligerait à une meilleure définition des lois ou des
projets pour éviter les affrontements stériles.
Le problème est structurel et classique. Les hommes sont finalement interchangeables (selon
l'adage qui dit que les cimetières sont pleins de gens qui se croyaient indispensables). Les
mesures politiques sont neutres : si une solution est bonne, il suffit de l'appliquer (le marxisme
lui-même se prétendait scientifique). Mais face à l'incertain, il faut prendre des décisions
incertaines. Il faut alors en assumer les conséquences. Les sociétés modernes ne doivent pas
confondre incertain et arbitraire dans la mesure où l'expertise accumulée est immense.
Mais évidemment, tout cela suppose que l'ouverture (de Sarkozy, de Ségolène ou de Bayrou)
ne soit pas seulement une manoeuvre politicienne. Les restes d'arrière-pensées sont toujours
présents dans la mesure où il faut toujours désigner tel ou tel – forcément à la place de tel
autre. On a vu que la tentative des primaires dans le parti socialiste n'a pas été très
convaincante non plus. Les perdants se sont ralliés mollement, d'autres ont tiré à hue et à dia.
Mais la réalité est là. Au final, il faut y aller ensemble, que ce soit dans chaque parti, dans un
pays, ou, au bout du bout, sur toute la planète. La globalisation est vraiment mondiale. Il va
falloir s'y faire.
Jacques Bolo
Bibliographie
Robert de Jouvenel : La République des camarades (1914), ed. Lingua franca, Paris, juin 2008
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