Quelle crise ?
Depuis peu, un certain nombre d'économistes ou de journalistes politiques semblent trouver
nécessaire de contester la notion de décroissance. Aïe, c'est mauvais signe (surtout pour eux
d'ailleurs) ! Cela semble bien signifier que la question se pose de plus en plus. À force de crier
à la crise, spécialement depuis celle du pétrole des années 1973, ne voilà-t-il pas que la crise
serait là ? Pourtant la croissance, même un peu ralentie en Europe, n'a jamais cessé. Et la
croissance mondiale, tirée par les pays émergents, ne va nullement ralentir ces prochaines
années. Ouf !
Alors pourquoi s'inquiéter ? Sans doute parce que la croissance est perçue comme insuffisante.
Qu'est-ce à dire ? Les politiques pensent simplement qu'il est plus facile de calmer les attentes
des citoyens et la répartition des bénéfices si la croissance est plus forte. Les économistes ou
les entrepreneurs eux, semblent plutôt jaloux, de manière un peu artificielle, du taux de
croissance chinois. Il est pourtant facile de comprendre que la Chine part de très bas. Peut-être
voudrait-on un taux de 15%, comme les fonds de pension. Ou bien, le modèle est-il moins la
Chine que les nouvelles technologies. Malgré la bulle internet de 2000, les
entreprises informatiques, puis de l'internet, ont bel et bien crevé le plafond. Ce qui ont raté le
coche envient de pareils taux de croissance dans les secteurs traditionnels.
Mais les marchés solvables des pays développés sont quand même très saturés (ou très
concurrentiels). Les restructurations et les modernisations ou les fusions et les délocalisations
ne créent pas de débouchés supplémentaires en détruisant de l'emploi et de la solvabilité (voir
L'anti-modèle politique d'Attali). Si elles permettent une forte croissance des marges, le profit qui en résulte
finance précisément les investissements nécessaires à ces pays émergents. L'augmentation
du niveau de vie dans ces pays rabotera ensuite le profit espéré, car les bas salaires
augmentent déjà. Mais on n'a pas le choix, ceux qui n'y participent pas vont disparaître. C'est
le jeu normal du marché qui se mondialise simplement davantage [1].
Pourquoi alors parler de décroissance ? Dans les prochaines années, on va connaître un
développement massif, et sans doute exponentiel, qui va amener la planète dans son ensemble
au niveau des pays développés. Le risque, selon de nombreux économistes, serait plutôt un
risque de surchauffe, de croissance trop rapide. Au nom de quoi pourrait-on empêcher les pays
émergents de se développer ? De toute façon, le voudrait-on qu'on n'en aurait pas les moyens.
D'autant que la concurrence pour conquérir ces nouveaux marchés contribue justement à les
développer.
Gagnants et perdants...
Le phénomène en cours est réductible à une homogénéisation du niveau de vie à l'échelle de
la planète. La crise, si crise il y a, est plutôt liée aux incertitudes et à la compétition
internationale. S'il ne faut donc pas s'inquiéter pour l'activité de ces prochaines décennies, il
n'est donc pas certain que tout le monde en profitera. La tendance actuelle est plutôt à la perte
des protections et une remise en cause des situations acquises, car les marchés extérieurs ne
sont pas des marchés protégés par définition. Ce qui est valable autant pour les entreprises
que pour les salariés.
Une première décroissance pourrait donc concerner les perdants du nouvel ordre mondial. Hors
de la protection des frontières, la répartition des positions, relativement stabilisée, pourrait
éclater. Ce facteur ne devrait pas provoquer une baisse du niveau de vie moyen, puisque les
retombées économiques de la technologie profitent à tout le monde par la baisse des coûts de
production qui en résultent. Mais les hiérarchies nationales devraient être bouleversées. La
décroissance serait simplement relative. La Chine, l'Inde, vont forcément monter
progressivement dans le rang des pays exportateurs. Cette vexation sera seulement statistique,
mais il va s'y ajouter une redistribution interne des positions sociales. Les personnes les plus
riches des pays émergents vont déclasser les moins riches des pays développés. Comme une
concentration des richesses est la tendance actuelle, la conséquence pourrait être une
décroissance réelle au bas de l'échelle dans les pays riches [2].
De plus, malgré certaines résistances (OGM, nanotechnologies...), la science et la technique
ne vont pas ralentir, avec les applications qui en découlent. Ce processus accélère encore la
restructuration des entreprises. Elles vont sans cesse produire plus et mieux avec moins
d'employés. Croire le contraire est une illusion ou un mensonge. Or l'absence de régulation
internationale et la concurrence pourrait provoquer, au niveau d'un pays ou d'une zone encore
plus vaste ce qui se produit déjà au niveau d'une ville ou d'une région frappées par la
désindustrialisation. La décroissance serait ici subie localement dans le cadre d'une croissance
globale.
...et Décroissance écologiste
L'argument principal des partisans de la décroissance concerne évidemment la capacité
écologique de la planète à supporter la croissance qui s'annonce. Dans l'état actuel des
connaissances, il n'est pas nécessaire de le discuter. Les risques d'épuisement des ressources,
de pollution, de changement climatique sont déjà inquiétants. La généralisation de
l'augmentation du niveau de vie rendra ces problèmes plus urgents encore ou insurmontables.
Il y a une vingtaine d'années, certains écologistes politiques se satisfaisaient explicitement de
l'absence de développement de la Chine. Si les Chinois en venaient à utiliser autant
d'automobiles, autant d'énergie que les Occidentaux, disaient-ils, la planète ne le supporterait
pas. Cette situation est précisément en train de se produire aujourd'hui, en Chine, en Inde, au
Brésil, etc.
La décroissance à l'ancienne se contentait donc un peu facilement de la pauvreté dans le
monde. Une augmentation des prix des ressources rares pourrait recréer une situation
semblable. La différence serait cependant une répartition de la pauvreté qui, pour en être plus
équitable géographiquement, serait peut être un peu moins bien supportée dans les pays
développés.
La décroissance envisagée aujourd'hui repose plutôt sur un malthusianisme écologique dont
j'ai déjà montré les limites (voir Malthusianisme écologique ou démographique ?), car la réduction de certaines consommations correspondra à une possibilité de transfert sur une
autre consommation. La nouvelle conjoncture internationale pourrait donc transformer une
limitation volontaire en limitation forcée et inéquitable. Le retour des égoïsmes montre bien que
certains ont bien compris qu'il vaut mieux être dans le camp des vainqueurs que dans celui des
perdants.
Développement durable
La notion de développement durable est une solution sans doute préférable. Dans sa version
minimale, elle s'apparente à une bonne gestion des ressources disponibles. J'ai déjà signalé
les limitations en terme de transferts de consommation. Mais elle pourrait constituer une
possibilité d'équilibrer les restrictions ou le développement, sur le plan global ou local. J'ai aussi
développé la thèse de la possibilité d'un malthusianisme démographique proprement dit pour
atténuer la pression écologique. Les partisans traditionnel de la croissance envisagent plutôt
les solutions technologiques pour poursuivre la course au développement que les écologistes
condamnent assez généralement. La synthèse semble difficile.
Il est pourtant possible d'envisager de gérer la décroissance comme on a géré la croissance.
Comme je l'ai dit, la population va probablement diminuer dans les pays développés. Elle a déjà
commencé à diminuer dans certains pays, et dans dix ou quinze ans, le baby-boom, puis le
papy et mamy-boom vont se transformer en deadly-boom. Si La population globale diminue,
on ne voit pas comment la croissance globale n'en serait pas affectée, spécialement dans les
secteurs liés à la densité d'occupation des territoires.
La population française est passé de 40 millions après la guerre à plus de 65 millions au début
du XXIe siècle. Ce qui relativise déjà fortement le fameux mythe de l'expansion des trente
glorieuses. En fait, cette période mythifiée par les économistes a surtout constitué d'abord un
rattrapage de la situation d'avant-guerre. Et le facteur démographique intervient donc aussi
pour 25 à 30% jusqu'au premier choc pétrolier. La modernisation par le modèle de la société
de consommation (et de gaspillage du point de vue écologique) est une conséquence de la
diffusion du modèle américain fordiste de consommation populaire, contre le modèle fortement
hiérarchisé et statutaire précédent. Un risque du modèle écologique est donc une idéalisation
de l'époque précédente. Mais un retour en arrière est peu probable.
Une diminution de la population permettrait donc bien une croissance par habitant de la
consommation des plus pauvres, dans les pays développés ou dans les pays émergents, en
généralisant une amélioration du niveau de vie ou du bien être. L'impact écologique global en
serait diminué sans diminuer la marge des entreprises, même si l'augmentation de la
population ou les immenses marchés indiens ou chinois les font fantasmer. Car en dernière
analyse, si la population diminue, celle des plus riches (et des actionnaires) diminue donc aussi
et la part par actionnaire ne diminue donc pas. Tout cela ne modifie rien d'autre que l'impact
global.
Qualité de la vie
La véritable gestion de la décroissance consistera à améliorer la qualité et la durabilité des produits. Une simple augmentation de la durée de vie des produits permet une
diminution de l'impact écologique global tout aussi mécaniquement que la diminution de la
population. La combinaison des deux facteurs sera encore plus efficace. Les entreprises ne
doivent pas s'inquiéter de cette réduction du renouvellement de leurs produits qui constituait
évidemment une rente. Dans un premier temps, les nouveaux marchés absorberont les
productions. Cette amélioration de la qualité et de la durée de vie des produits permettra leur
généralisation sans augmentation de l'impact tout en réalisant une amélioration du niveau de
vie. Dans un deuxième temps, quand les niveaux de vie se seront homogénéisés au niveau
mondial, la situation correspondra structurellement à celle des années 1970-1980 en terme de
configuration des classes moyennes, avec la sécurité qui en découle.
Cette augmentation de la qualité est la seule alternative crédible de croissance. Outre la
probable diminution de la population qui interdit une croissance automatique et la limitation des
ressources qui pourrait augmenter les tensions internationales, une augmentation de la qualité
des produits correspond bien à une augmentation de la qualité de la vie. On passe simplement
d'une augmentation par la quantité (nécessaire dans un premier temps) à une augmentation
directe de la qualité. On peut d'ailleurs espérer que l'augmentation des populations du troisième
âge accentuera cette attention à la qualité du fait de leur type de consommation ou de leur
niveau d'information (selon un principe au moins cumulatif).
Comme les changements souhaitables ou assurés sont toujours déjà en cours au moins de façon embryonnaires, on doit constater simplement ce qui a déjà lieu. Le souci écologique actuel dans la population globale correspond davantage à un souci de qualité de la vie qu'à la préoccupation des écologistes politiques qui semblent [3] vouloir limiter la consommation par principe ou par passéisme. Inversement, les inquiétudes professionnelles et statutaires de la majorité de la population sont traités par les politiques ou les industriels selon le seul modèle productiviste dont les écologistes montrent les limites. Mais comme les deux modèles se parasitent l'un l'autre du fait des intérêts personnels ou idéologiques du moment (même chez chaque individu), on aboutit à des incohérences qui augmentent le malaise général. Il me semble que le modèle que je présente ici constitue une synthèse (à préciser) qui prend en compte l'ensemble des contraintes conjoncturelles et des défis actuels.
Jacques Bolo
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