Hypocrisie générale
L'hypocrisie est générale sur la question des droits d'auteur sur internet. D'un côté les internautes
pensent pouvoir télécharger gratuitement des oeuvres protégées. D'un autre côté les professionnels
rêvent d'un marché immense qui, pour le moment, leur file sous les doigts. Les seuls vrais
bénéficiaires sont les prestataires de télécommunication qui profitent de nouveaux débouchés avec
tous les services en ligne. Quand ils vantent leur offre de haut débit, ils visent surtout les clients
qui recherchent le téléchargement gratuit.
Gratuité informatique et internet ?
Le mythe de la gratuité a toujours contaminé l'internet. Au début, internet était considéré lui-même comme gratuit, tout simplement parce que, dans les universités américaines ou dans les entreprises, les internautes ne payaient pas eux-mêmes la connexion. Le secteur des logiciels de la micro-informatique entretenait aussi le mythe à ses débuts, mais il s'agissait alors plutôt de resquille [1] : certains logiciels, surtout aux USA, proposaient un système de participation volontaire, et certains utilisateurs ne payaient pas les quelques dollars en question [vous savez ce qui vous reste à faire]. Mais à cette époque, ces marchands de logiciels débutants se constituaient surtout une clientèle en attendant la version
professionnelle payante.
Inversement, Bill Gates, fondateur de Microsoft, a commencé sa carrière en militant pour le
système de propriété commerciale pour les logiciels qu'il vendait (le langage Basic avant l'achat par
Microsoft du système DOS qui devait devenir Windows). Il s'opposait ainsi aux programmeurs
amateurs ou universitaires qui s'échangeaient les programmes gratuitement (comme aujourd'hui
Linux). Mais quand Microsoft a raté l'envolée d'internet, laissant Netscape devenir le navigateur
de référence, il a lancé Internet Explorer gratuitement et a finalement réussi à couler ce
concurrent [2].
Aujourd'hui, contre la domination de l'empire Microsoft, certaines entreprises à peine moins
puissantes proposent des logiciels gratuits (comme la suite bureautique OpenOffice) uniquement
pour essayer de couler Microsoft à son tour. La belle solidarité de la confrérie des programmeurs
libres, qui se glorifie du travail de milliers de contributeurs au système Linux (ou aux autres
logiciels libres), est en général payée par des entreprises concurrentes des logiciels installés ou qui
essaient de devenir de nouveaux monopoles. Car il ne faut pas oublier qu'il est toujours possible
de décider de faire payer, puisque le droit d'auteur existe et que, dans le droit anglo-saxon, l'auteur
est celui qui dépose le brevet [3]. Il est donc nécessaire de déposer des brevets (hors de prix) pour les mettre à la disposition du public gratuitement.
C'est d'ailleurs pour cela qu'existe un mouvement contre la brevetabilité du logiciel. Mais cela ne
résout pas les problèmes précédents. Tout travail mérite salaire, et le salaire de certains est bel
et bien payé pour casser la concurrence. De plus, ceux qui proposent des logiciels gratuits, en
travaillant eux-mêmes dans le secteur informatique ou les universités, empêchent bien d'autres
programmeurs de gagner leur vie avec ces produits. Ils peuvent toujours prétendre lutter contre
les puissants monopoles, ils luttent aussi contre les indépendants et les entreprises moins
puissantes qui ne peuvent pas se permettre de payer des employés sans souci de rentabilité. Par
leurs contributions à cette gratuité, ils s'assurent aussi une notoriété qui leur vaudra une
embauche chez un major de l'informatique ou comme consultants.
Législation
Cette législation sur le droit d'auteur est elle-même en question dans cette affaire. Récemment, la
durée du droit d'auteur a été prolongée de 50 à 70 ans après le décès de l'auteur (la durée des
brevets est de 20 ans). Ensuite, son oeuvre tombe dans le domaine public, libre de droits. Des
ajustements dans un sens ou dans l'autre sont donc possibles [4]. Dans le domaine culturel, cette
législation protège d'ailleurs plus les éditeurs que les auteurs-compositeurs-interprètes, puisque
leurs oeuvres ne sont pas vraiment disponibles en permanence, contrairement aux stipulations
contractuelles normales. Il s'agit ici davantage de la concession d'un monopole auquel n'échappent
que les artistes à succès qui peuvent négocier en position de force. Porter la durée à 70 ans interdit
donc plutôt les rééditions d'auteurs oubliés qui pourraient retrouver une notoriété. Des contrats
à durée réduite à l'américaine seraient bien plus favorables aux auteurs-compositeurs-interprètes.
Notons également que la situation réelle de mise disposition des oeuvres était auparavant très
limitée par la présence physique chez les disquaires ou dans les librairies (malgré les possibilités
de commandes) du fait de la succession des nouveautés, qui seules étaient bien présentées. Grâce
à internet, tout le fond est désormais traité à égalité. Internet fournit donc un avantage important
aux auteurs plus confidentiels et aux petits éditeurs, qui s'en sont rendu compte rapidement.
La question du prix
Paradoxalement, aux débuts d'internet, une cause de ce problème pourrait aussi se réduire à la
résistance des banques à fournir des moyens de paiement pour les petits montants. N'oublions pas
qu'elles sont responsables du krach issu de la bulle internet du fait qu'elles encourageaient les
créateurs de site à emprunter des fortunes (par l'intermédiaire du capital risque) dans le but de
bénéficier de fortes commissions. La conception était qu'il fallait essayer de devenir le plus vite
possible le leader du marché, c'est-à-dire le maître du monde : Microsoft ou rien. L'échec était donc
assuré pour la majorité, sauf un, par définition.
Pourtant des milliards de transactions auraient rapporté le même taux (1% pour les cartes
bancaires par exemple) - avec le seul problème du minimum de perception. Les coûts de
transaction sur internet sont quasiment nuls, contrairement au téléphone. Cela aurait pu être
traité par un porte-monnaie virtuel intermédiaire, qui débite un montant global une seule fois et
fractionne ce montant à l'infini pour les petits paiements chez plusieurs vendeurs (des articles à
l'unité chez différents journaux par exemple).
On peut observer aussi une illustration de ce phénomène absurde quand le journal Libération fait
payer l'article de ses archives plus cher (2 euros) à l'unité [5] qu'un exemplaire complet du journal papier (1,20 euro). Pourtant, l'article du journal électronique n'a pas de coût d'impression, ni de
coûts de diffusion. Un journal contient aussi plus d'une centaine d'articles. Même par lot de 50
articles, le coût unitaire de 1 euro, met le quotidien à 100 euros (toujours pour un prix de revient
quasi nul). Si les coûts étaient inférieurs, cela pourrait être pourtant une belle source de revenu
pour un journal en difficulté en valorisant ses archives. D'autant que, paradoxalement, la
consultation du quotidien en ligne est gratuite ! Le Monde, quant à lui, fournit un quota de 25
archives gratuites par mois pour tout abonnement à la version en ligne, dont le prix a été fixé à
une cinquantaine d'euros annuel !
Gratuité des oeuvres
Ceux qui téléchargent gratuitement de la musique et des films, des articles et des livres, profitent
d'une situation qui pourrait bien ne pas durer. Le vide juridique est surtout dû au retard des
parlementaires à s'occuper de ces questions et de leur indulgence relative : les pirates sont souvent
des fils de bonne famille bien équipés en informatique ou en connexion haut débit. Il s'agit ici d'un
laxisme des plus étonnants en ces temps de tolérance zéro.
Car usuellement, la législation du droit d'auteur, spécialement musical, est des plus restrictive.
Auparavant, il s'agissait surtout de conflits entre professionnels, des éditeurs entre eux, des
auteurs entre eux, ou des auteurs contre leurs éditeurs. Devant une telle généralisation de délits,
si on ne veut pas surcharger les tribunaux, il faut bien trouver quelques ajustements. La solution
habituelle aurait pu être de faire des exemples comme pour d'autres délits tout aussi mineurs. Ce
n'est apparemment pas la solution choisie. Les prévenus concernés sont sans doute trop intelligents
pour comprendre la leçon.
Pourtant, les professionnels se livrent à un lobbying acharné. Bizarre. Existe-t-il en France un
lobby des voleurs encore plus puissant que les majors du disque et du cinéma réunis? Sans doute
l'idéologie de la gratuité de la culture est-elle la cause de cette giga-tolérance. On a donc inventé
la possibilité d'une licence globale, sorte de radio internet payante qui permettrait de télécharger
librement tout ce qu'on veut ou un quota mensuel.
Arnaques des professionnels
Les professionnels peinent à s'adapter à cette évolution de la diffusion. Une baisse du marché a
déjà été constatée. Concrètement, certains craignent aussi de voir, comme avant la bulle internet,
les acteurs informatiques prendre le contrôle du marché. L'arrivée d'Apple dans la distribution de
contenus musicaux a dû réveiller de mauvais souvenirs. Au point que certains envisagent plus
volontiers la licence globale.
Le marché de la musique en France, représente 2 milliards d'euros, il pourrait être couvert par un
abonnement de 5 à 10 euros mensuel par tête et dix millions d'abonnés (5/10 x 12 x 10M =
600 millions au minimum, 1,2 Milliards d'euros au maximum). C'est jouable si on considère ici
aussi que les investissements de pressage et les immobilisations financières disparaissent et que
le coût de diffusion est quasi nul.
Ici aussi, la tendance à la triche se fait sentir. Une solution envisagée est de faire payer les
fournisseurs d'accès. Après avoir instauré une taxe sur les disques durs, tous usages confondus,
les connectés à internet seraient donc tous supposés être des consommateurs de musique. Cela
revient à accorder une rente aux majors. Avec un tel raisonnement, on peut craindre que les
consommateurs soient perdants sur d'autres plans. Une rente sans condition, c'est surtout une
absence de nécessité de sélection de la qualité. Il ne serait d'ailleurs même plus nécessaire de
produire des nouveautés ou des vraies nouveautés (on commence à reconnaître la situation
culturelle actuelle).
En outre, les problèmes d'interopérabilité profitent aux fabricants de lecteurs. Les DRM (Digital
ritgh Management – Systèmes de cryptage) limitent la possibilité d'écoute sur plusieurs types de
support. Apple se sert de ce principe pour vendre ses propres lecteurs. Cela a toujours été le rêve
des fabricants de matériel : créer une audience captive, et au final, tenter de prendre tout le
marché. Mais le risque est aussi de tout perdre, comme Sony avec le procédé Betamax pour les
cassettes vidéo, supplanté par le procédé VHS. Et surtout, cela encourage la piraterie en la
justifiant par la liberté de passer d'un appareil à l'autre. D'ailleurs, le risque n'est pas nul de
perdre ses achats de musique en cas de problème technique si on limite la copie privée (pour raison
de sécurité). Et que se passe-t-il si on veut changer d'appareil ?
Surtout, les professionnels semblent ne pas avoir supporté l'idée de faire payer seulement quelques
centimes par chanson. Car à un euro l'unité, cela revient à vendre l'album au prix du CD.
Décidément, il semble bien que les professionnels ne conçoivent pas de nouveau moyen technique
sans tentative d'augmenter leur marge. C'est sans doute une habitude de l'ancienne économie. Cela
se justifiait en effet par la nécessité d'investissements dans cette nouvelle technologie. Mais dans
ce cas, ce n'est pas fondé. Puisque précisément, ce nouveau mode de diffusion supprime les
investissements (immobilisation, pressage) et les coûts de diffusion !
Évidemment, comme c'est toujours le cas dans ces situations, une argumentation fréquente a été
de s'abriter derrière l'intérêt des artistes, de la création, des petites maisons de production. Le
monde de la musique a le portefeuille à droite mais le coeur à gauche. Manque de chance, ça ne
marche pas dans ce cas (on va finir par penser que les arguments de gauche marchent de moins
en moins souvent). Car internet et la micro-informatique, depuis leur origine, favorisent la
décentralisation. Sur le problème de la répartition des droits, ce qu'on envisage est une répartition
qui favoriserait les stars alors que la décentralisation d'internet permet aux petits d'exister.
Le pire est à venir
Devant ces tentatives d'arnaques généralisées, il n'est pas étonnant que les désabusés s'organisent
en résistance au système. Il ne faudra donc pas s'étonner si la copie illégale se multiplie. L'idéologie
de la gratuité d'internet, celle de la gratuité de la culture, et le mauvais esprit peuvent y conduire.
Les téléchargements massifs sont toujours possibles. Car précisément, c'est la nature même des
enregistrements numériques qui permettent la duplication sans perte de qualité. Cependant,
comme au premier temps de l'informatique, les piratages ne sont pas forcément significatifs. Soit
des personnes copiaient des programmes qu'elles n'auraient pas achetés, soit elles ne les utilisaient
pas vraiment (elles les testaient pour les comparer et en choisissaient un, quand ce n'était pas
seulement pour dire qu'elles l'avaient).
Cette situation est la même pour la musique. Il est faux de dire que quelqu'un qui a téléchargé une
dizaine de millier de chansons aurait payé un euro par titre. Les majors racontent des histoires
quand elles se plaignent d'un manque à gagner équivalent. Il est d'ailleurs faux que les copieurs
écoutent même toute la musique qu'ils téléchargent. Concrètement, une telle quantité de
téléchargement correspond davantage à l'écoute de la radio. La différence est plutôt dans la perte
de contrôle par les stations, car les chansons téléchargées ou échangées le seront davantage selon
les goûts du public. Cela pourrait donner lieu à une prise en compte d'une sorte de marketing viral.
Ces nouvelles possibilités constituent un moyen évident de fournir aux clients un nouveau mode
de consommation. L'absence de support physique permet l'absence de limitations. Toute la question
est de savoir si les clients voudront bien payer un certain montant, plus raisonnable qu'un euro
par titre, pour permettre à la création de subsister [6]. Sinon il faudra trouver d'autres modes de financement. Les artistes pourraient être contraints de reprendre les tournées à un rythme plus
soutenu. Ce qui ne serait pas plus mal sur le plan de l'animation culturelle.
Par contre, un autre danger existe. L'augmentation de la capacité de stockage permet déjà un
nombre d'enregistrements qui dépasse quasiment les capacités d'écoute. Dix mille chansons sur un
lecteur MP3 représentent 500 h d'écoute. Comme on écoute les chansons plusieurs fois, cela peut
représenter environ une année sans discontinuer. Il est possible que la simple disponibilité de toute
sa discothèque en permanence sur soi empêche la disponibilité au renouvellement. Il est d'ailleurs
possible que se produise aussi un effet de saturation.
A cela s'ajoute un effet qu'on prend rarement en compte. C'est celui plus structurel de la simple
accumulation, année après année, des nouveautés qui constituent un stock de plus en plus
important. Il sera sans doute de plus en plus difficile de se démarquer de ce qui existe. D'autant
que les standards sont régulièrement réédités et rehaussent la barre de la qualité, tandis que de
plus en plus de titres tomberont dans le domaine public. La quantité disponible tuera-t-elle
l'innovation ? Les majors et les artistes vivants pourraient avoir de plus en plus de mal à émerger
ou à survivre.
Jacques Bolo
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