Indigènes de la république et petits Blancs
Début 2005, une pétition a circulé en revendiquant le statut d'indigènes de la république pour traduire la situation faite, en France, aux minorités visibles, c'est-à-dire aux Noirs et aux Arabes (et accessoirement aux Asiatiques), en référence au statut des indigènes de l'empire colonial français. Cette pétition et cette expression ont beaucoup choqué, et ont même provoqué une levée de bouclier qui a culminé dans l'utilisation de la notion de racisme anti-Blancs (habituellement propre à l'extrême droite). Et l'humoriste Dieudonné a jeté de l'huile sur le feu par des déclarations incontrôlées. Des journalistes de gauche patentés ont alors fait la leçon aux auteurs insolents de cette pétition en rappelant les luttes anticolonialistes des années soixante, voire toute l'histoire de l'antiracisme qu'ils ont d'ailleurs généralisé pour le moins abusivement à la tradition française — au point qu'on se demanderait presque pourquoi l'antiracisme a existé si le racisme n'avait pas été dominant dans cette histoire, en particulier dans le colonialisme, ce qui était le point de départ de l'allusion.
L'erreur de cette pétition avait précisément été de se fonder sur ces allusions historiques. Cela prouve au passage, s'il en était besoin, que les indigènes en question ont parfaitement intégré le biais culturel historiciste des intellectuels français. Les donneurs de leçon de gauche (ou qui se croient tels) semblent pourtant le leur contester en paraissant ne pas comprendre l'usage de la métaphore finalement assez anodine, ou de la provocation, tout aussi traditionnelle dans des manifestes de ce genre. Les plus cultivés ne sont donc apparemment pas ceux qui se croient tels. Ou n'était-ce que l'occasion de radoter une nouvelle fois en nous racontant leur guerre d'Algérie et la mythologie qui fonde leur carrière.
Tout cela n'a cependant pas empêché les journaux de faire immédiatement des numéros spéciaux sur l'esclavage, entre deux numéros sur les francs-maçons, ce qui montre après tout qu'on ne devait pas en parler si souvent, et cela a donné l'occasion de récupérer quelques lecteurs indigènes. Car si les auteurs de la pétition étaient sans doute trop jeunes à l'époque de l'anticolonialisme pour se souvenir du temps où c'était un sujet de conversations et d'articles, c'est bien parce que ce n'est plus un sujet à la mode depuis longtemps. Ils ne se sentent aussi pas vraiment bien pris en compte par les médias actuels — pour d'autres, la presse admettrait qu'il existe un fossé entre les préoccupations du public et ce qu'on peut lire dans les médias. C'est donc moins une absence de reconnaissance envers le courage de leurs aînés qu'un reproche envers leur inconstance ou leur inefficacité, si on considère la situation actuelle, à supposer que la situation passée ait été améliorée par leurs actions — c'est-à-dire en général par leurs discours. Comme disait Zazie : « Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire ». Et comme en plus tu es payé pour, tu voudrais pas en plus qu'on te dise merci ! — Il est bien connu qu'il ne faut pas trop espérer de reconnaissance de la part des indigènes !
Petits Blancs
Et si après tout, quoiqu'involontairement, ce n'était pas une métaphore. A propos du référendum sur l'Europe, les journalistes ont admis qu'il y avait une coupure entre la France d'en haut et la France d'en bas, et qu'elle était reproduite au sein des rédactions. Personne ne pourra contester qu'il existe aussi une coupure entre la France prétendument d'en bas et les indigènes d'en dessous. Et qu'est-ce qui est au-dessus des indigènes sinon les petits Blancs. Or déjà, dans les années soixante, les intellectuels de gauche se prenaient pour des prolétaires, et parlaient pour eux, comme ils l'ont fait à propos de l'Europe. Aujourd'hui, ceux qui se croient encore leurs représentants, installés dans les classes moyennes, se comportent comme des petits Blancs envers les indigènes. Les donneurs de leçon remplissent très précisément le rôle d'idéologues, de garde chiourme, en fournissant à ces classes moyennes leurs justifications sur la mission civilisatrice de la république, et l'ingratitude de ses sujets, comme au bon vieux temps des colonies.
Lucien Bodard, vieux colonial d'extrême orient, avait remarqué que les enfants des élites locales qui avaient réussi des études supérieures ne parvenaient pas à trouver des emplois. Ce sont eux qui ont réclamé et finalement obtenu l'indépendance, au prix d'une guerre. C'est précisément la nature d'un régime colonial de réserver les emplois à certains qui, à cette occasion, peuvent personnellement progresser dans la hiérarchie sociale par rapport au statut social de leurs parents. Le fameux élitisme républicain s'est surtout réalisé dans la coloniale, au détriment des territoires occupés et des élites locales [1]. Récemment, un livre de Jacques Marseille contestait le fait que la métropole ait profité des colonies. Mais d'une part, sa comptabilité incluait dans les charges les dépenses militaires engagées pour mater les rebellions. Cela revenait, de façon un peu mesquine, comme dans les exécutions en Chine, à faire payer la balle au condamné. Et d'autre part, précisément, les dépenses consistaient surtout à subventionner les coloniaux, les considérant provisoirement comme des locaux, alors que les transferts ne concernaient guère les indigènes.
Reprocher l'expression d'un mécontentement ou d'une souffrance, phénomène déjà étonnant de la part d'hommes de gauche, rappelle de mauvais souvenir. Au retour de la déportation, les juifs et les autres n'ont pas parlé de ce qu'ils avaient vécu. On s'en étonne aujourd'hui. Mais quand on essaie de parler et qu'on ne vous croit pas, ou qu'on minimise (parfois avec la bonne intention de consoler), ou qu'on veut passer à autre chose et qu'on vous reproche d'ennuyer tout le monde avec vos vieilles histoires, ou avec votre cas personnel, on finit par tout garder pour soi. De plus, cela se situait dans le contexte chrétien où il faut pardonner [2]. Mais précisément, faire entendre sa voix devrait être considéré comme une preuve d'intégration dans un pays qui se reconnaît lui-même comme râleur. Notons sur ce point qu'on a pu récemment constater que même les Asiatiques vivant en France, qui savaient pourtant se tenir en évitant de se faire remarquer, se mettent aujourd'hui à manifester.
La seule excuse des idéologues petits Blancs est la prégnance d'un biais académique qui consiste à ne pas admettre que les victimes s'expriment car elles ne sont pas considérées comme objectives. Cela correspond à une tradition composite, qui va de la démocratie représentative par opposition à la démocratie directe, à l'avant-garde marxiste qui rappelait qu'il ne faut pas trop croire ce que les gens disent d'eux-mêmes, en passant par le monde universitaire traditionnel qui identifiait l'objectivité avec le regard extérieur. Mais malheureusement pour ceux qui ont été formés à l'époque de la guerre d'Algérie ou avant, la méthodologie moderne ne se borne pas à rappeler le lieu commun, cher aux négationnistes, de la fragilité des témoignages humains. En fait, depuis longtemps déjà, l'observation participante, les histoires de vie, et plus généralement la prise en compte des discours des acteurs ont droit de cité, mais cela tarde à se diffuser chez les historiens ou les juges qui travaillent toujours à l'ancienne, sur documents, forcément soumis au filtre de l'orthodoxie officielle. Et le journalisme d'enquête n'est décidément pas le fort des rédactions françaises.
Communautarisme
De plus, dans le cas du racisme, cette ancienne conception méthodologique ne s'applique même pas. Récemment, dans le cas d'un procès pour un acte raciste, un juge a récusé le témoignage d'un Arabe parce que la victime l'étant aussi, il ne serait donc pas objectif. Or si le juge était blanc, il était donc également juge et partie. Il n'y a pas d'objectivité de la part des Blancs en matière de racisme. Même dans le cadre universitaire ou journalistique, il est évidemment risible de sembler dire que seuls les Blancs ont le droit de parler de racisme. Les donneurs de leçon qui savent de quoi ils parlent grâce à leur action militante passée (voire présente) ou à la grande tradition républicaine française, ne se sentent pourtant pas ridicules à vouloir expliquer aux Noirs ou aux Arabes (et aux Asiatiques) ce qu'est le racisme. Ils n'oseraient pourtant pas expliquer aux juifs ce qu'est l'antisémitisme ! Mais bon, les Noirs et les Arabes, c'est pas pareil, n'est-ce pas ?
Notons au passage que les luttes anticoloniales ne se faisaient pas forcément au nom de l'antiracisme. Même si cette composante était objectivement présente, les luttes se produisaient dans le cadre d'une rhétorique anticapitaliste sous le nom d'anti-impérialisme, et prenaient concrètement la forme nationaliste de guerres d'indépendance. Les questions sectorielles comme l'antiracisme, les femmes, l'écologie, sans même parler des homosexuels, étaient considérées comme subordonnées à la prise du pouvoir politique. D'où l'idée de grand soir qui verrait se résoudre tous les problèmes. On sait ce qu'il advint. Et pourtant, cette idée que c'est « le social » qui est en cause et non une question spécifique à traiter comme telle est encore la pensée dominante à gauche. Quand on parle habituellement de social, il s'agit évidemment de politique, et plus précisément de prise de pouvoir, qui suppose une hiérarchisation et en l'occurrence la subordination de ces questions, c'est-à-dire la remise de leur traitement aux calendes grecques. Alors qu'il s'agit au contraire d'une véritable question sociale (hors jargon marxiste), c'est-à-dire une question de société qui implique un suivi sur le long terme et une participation des acteurs.
Bizarrement, ce refus du communautarisme est aussi en contradiction avec la théorie et avec la pratique caractérisant la tradition des luttes sociales. Toute la question est celle de l'organisation. Depuis la fameuse loi Le Chapellier qui interdisait les corporations [3], la possibilité de l'organisation des travailleurs était la condition considérée comme nécessaire à la tentative d'établissement d'un rapport de force. Les luttes sectorielles déjà mentionnées ont précisément réussi à s'imposer par ce moyen organisationnel. Ce que le socialisme a inventé repose en fait simplement sur l'organisation du groupe de pression, du lobby ouvrier (représenté par l'avant-garde). Les beaux discours sur la république contre le communautarisme sont on ne peut plus clairs : interdire aux indigènes de s'organiser ne peut objectivement que profiter aux seuls petits Blancs. Les indigènes ont d'ailleurs l'habitude d'être utilisés comme supplétifs. Cette résistance au communautarisme n'est d'ailleurs pas forcément infondée, sous réserve d'être généralisée. Car l'efficacité de l'organisation des travailleurs a toujours été discutable et très marginale en France, quand elle n'est pas suspecte de corporatisme traditionnel. D'autres stratégies comme, récemment, les procès gagnés par des chômeurs recalculés (dont on abrégeait autoritairement la prise en charge avec l'accord des syndicats) en sont la preuve. De même, la stratégie juridique des organisations antiracistes françaises constitue précisément une nouvelle stratégie, dans un cadre républicain/libéral et hors de la tradition de gauche.
Une autre cause au rejet de l'organisation communautaire de la part de la gauche (outre l'athéisme) est tout simplement son incapacité à gérer la question des minorités dans la tradition jacobine : la faute à Rousseau ? C'est d'ailleurs cet aveuglement qui la conduit soit à l'éclatement dans des factions internes ou des scissions, soit au centralisme si peu démocratique des staliniens. Paradoxalement, les femmes ont pourtant réussi à voir leurs intérêts pris en compte au point de faire passer des lois leur garantissant des quotas que l'on conteste précisément aux indigènes. Mais comme le dit l'inénarrable Mélenchon, c'est parce qu'elles sont la majorité ! Il semble bien ici aussi que la diffusion des connaissances se soit arrêtée au fait de compter jusqu'à deux (un demi en l'occurrence). Il faudrait que des socialistes connaissant un peu les mathématiques lui disent qu'il est possible d'appliquer des quotas pour des pourcentages inférieurs. Mais là où l'on peut admirer le travail, c'est que les femmes ne représentent en général pas la moitié des militants des partis. Celles qui sont au pouvoir sont donc assurée d'accéder ou de se maintenir à des postes de responsabilité. Preuve de l'égalité des femmes politiques pour être aussi malhonnêtes que les hommes politiques. La solution est donc toute trouvée : il suffit de nommer des femmes de couleur aux postes de responsabilité, comme aux États-Unis, cela permettra de satisfaire deux quotas à la fois.
Délits d'initiés
Un des points essentiels de cette stratégie de petits Blancs consiste d'une façon générale à s'approprier des avantages, en se revendiquant de l'égalité républicaine. La domination du monde de l'éducation par la gauche lui donne forcément une responsabilité essentielle dans ce domaine. Quand elle était exclue du pouvoir, avant les années 1980, la gauche pouvait entretenir la fiction d'une sorte de complot de l'Ecole capitaliste en France visant à la Reproduction des Héritiers des classes dominantes (cf. les livres de Bourdieu et Passeron, Baudelot et Establet). Le professeur Etienne-Emile Beaulieu, futur inventeur de la pilule abortive, raconte qu'il a été recalé plusieurs fois au concours de médecine à Lyon, malgré ses résultats, pour laisser passer les fils de médecins aux places qui leur étaient réservées [4]. Les héritiers d'aujourd'hui sont les enfants de professeurs envoyés dans les bonnes écoles ou les bonnes filières en détournant les options ou en contournant la carte scolaire. Le capital culturel, cher à la sociologie de Pierre Bourdieu, possède aussi ses capitalistes et ses délits d'initiés. Le paradoxe est que les détenteurs de ce capital culturel sont les premiers à donner des leçons de morale aux détenteurs du capital financier, tout en considérant bizarrement les travaux de Bourdieu comme une justification de leur statut et de leurs opinions. Il faudrait leur donner une leçon sur la leçon.
Cette situation de détournement n'est malheureusement pas limitée au népotisme, mais est en fait généralisable à tout le système scolaire. Tout au long du XXe siècle, la généralisation de l'éducation a constitué une sorte d'idéal paré de toutes les vertus morales, sociales, ou politiques, alors qu'au contraire il est possible de considérer que cette idéologie a une responsabilité dans le mépris des populations indigènes ou populaires, et dans le sentiment de supériorité de la civilisation occidentale qui a culminé dans le nazisme. Concrètement, dans le système scolaire, français en particulier, les connaissances techniques ont toujours été dévalorisées, malgré les grandes déclarations d'intention ou les tentatives de réforme. Il en a bien résulté un accaparement des postes prestigieux par ceux qui suivaient les filières nobles, avec les détournements déjà signalés. Comme ces diplômes permettaient d'intégrer la fonction publique réservée aux nationaux, l'analogie avec la coloniale se précise.
Le seul effet de cette idéologie a été l'augmentation de la durée de scolarisation dont la réalité possède la valeur des statistiques soviétiques ou chinoises quant à la qualité des contenus des enseignements. Non que le niveau baisse comme les tenants de l'élitisme républicain le déplorent sur le mode du dogmatisme précédemment mentionné, mais l'augmentation du niveau n'est simplement pas équivalente à celle des chiffres officiels (les cancres existaient aussi dans le passé). En outre, l'idéologie de gauche antilibérale produisant la négligence (voire la négation) des effets du marché, cette même généralisation de l'éducation a forcément provoqué une dévalorisation des connaissances sur le marché du travail. L'absence de sélection sur les contenus et les performances tirent alors les élèves des mauvais lycées, c'est-à-dire des classes populaires, vers le bas au lieu de les tirer vers le haut. Les statistiques de l'éducation semblent ne servir qu'à diminuer celles du chômage en retardant l'entrée sur le marché du travail. Or, comme la formation professionnelle est nulle, le chômage est la seule certitude de ce mécanisme imbécile qui ne profite qu'aux professionnels de ce système aussi improductif que celui mesuré par Jacques Marseille à propos de la colonisation.
Nombre d'élèves et de professeurs en France (1900-2000) |
Etudiants | 1900 | 1930 | 1950 | 1960 | 1970 | 1980 | 1990 | 2000 |
Universitaires | 30.000 | 100.000 | 200.000 | 310.000 | 850.000 | 1.175.000 | 1.700.000 | 2.160.000 |
Secondaire | 102.000 | 500.000 | 1.100.000 | 2.628.000 | 4.654.000 | 5.500.000 | 5.858.000 | 5.394.000 |
Primaire | 6.161.000 | 5.100.000 | 5.200.000 | 7.270.000 | 7.360.000 | 7.124.000 | 6.705.000 | 6.281.000 |
Total Elèves | 6.293.000 | 5.700.000 | 6.500.000 | 10.208.000 | 12.864.000 | 13.799.000 | 14.263.000 | 13.835.000 |
Profs Universitaire | 2.000 | 3.000 | 6.000 | 11.000 | 35.000 | 40.000 | 50.000 | 84.000 |
Profs Secondaire | 13.000 | 25.000 | 65.000 | 120.000 | 210.000 | 368.000 | 417.000 | 484.000 |
Profs Primaire | 157.000 | 168.000 | 188.000 | 241.000 | 298.000 | 332.000 | 340.000 | 373.000 |
Total Professeurs | 172.000 | 196.000 | 259.000 | 372.000 | 543.000 | 740.000 | 807.000 | 941.000 |
Source : Ministère de l'éducation nationale (France 2001) |
Les mauvais résultats scolaires ne datent pas d'hier, mais auparavant, comme on procédait par élimination progressive, on pouvait toujours constater par hypothèse que les résultats s'amélioraient graduellement. La situation actuelle identifiée à un progrès par fétichisme statistique correspond davantage à une expérience grandeur nature qu'à une expérimentation bien menée, où l'on essaierait d'optimiser progressivement les résultats. Les indigènes de la république sont particulièrement visés par cette situation puisqu'ils cumulent les difficultés habituelles des couches populaires avec celles non point tant de l'immigration que de la concentration en ghettos. L'absence de sélection tire alors l'ensemble des classes vers le bas, quand jadis les enfants pauvres pouvaient progresser régulièrement, simplement parce que la progression était liée aux résultats.
Bien évidemment, ce résultat ne repose pas sur un complot diabolique, mais sur une illusion qui trouve sa source dans une généralisation abusive. Implicitement, la cause de leur propre promotion sociale, issue de l'inflation des postes offerts par le système scolaire, est considérée comme indéfinie. En fait, la réussite scolaire de certains enfants des classes inférieures a joué à gauche le même rôle idéologique qu'à droite le rêve américain de faire fortune. Dans les deux cas, le succès se réduit à une simple loterie du point de vue statistique. Dans l'économie réelle, les débouchés offerts en masse à la promotion sociale se trouvent dans les secteurs nouveaux. Une raison en est précisément la tendance naturelle à la reproduction, et la tendance factuelle à réserver les postes à sa progéniture, tendance à laquelle les partisans de l'élitisme républicain n'échappent pas. L'hérédité transforme l'aristocratie en noblesse. Or, justement, les professeurs ont toujours refusé d'adapter leur enseignement à l'entreprise, au marché du travail, et ont raté ses évolutions dont la dernière est celle de l'informatique. Mais dans leurs ouvrages, Bourdieu et Passeron considéraient toujours les lettres comme la voie royale, alors que les métiers de l'économie (banque, assurance, commerce) étaient déjà les domaines en pointe. On se croit sociologue, on n'est qu'historien. Ce qui a permis paradoxalement la promotion sociale de certains qui atterrissaient par hasard dans ces filières dévalorisée mais productives, et le déclassement d'autres normalement promis aux plus grandes destinées. Mais les deux groupes ne peuvent pas remercier l'école, comme en rêvent parfois encore à haute voix certains de leurs professeurs (dans la lignée des légendes sulpicio-républicaines) qui se trouvent donc fort maris de tant d'ingratitude.
En 1983, un professeur désabusé, Maurice T. Maschino, pouvait titrer son livre : Vos enfants ne m'intéressent plus. Evidemment, cette perspective se situait dans une problématique de l'offre qui ne se posait même pas la question de la possibilité d'une demande plus adaptée à la réalité extérieure ou au niveau des élèves. Ses reproches envers l'absence de sélection les années précédentes ne constituant évidemment qu'une régression à l'infini. Et le professeur en question oubliait naturellement que si la formation avait été plus adaptée ou si les élèves avaient été moins nombreux, il n'aurait même pas été engagé à son poste, ou aurait été obligé de se reconvertir. A une époque marxiste à peine antérieure, on aurait appelé cela la dialectique. Pourtant, la seule solution envisagée aujourd'hui par le corps enseignant ou ses idéologues est toujours plus d'école, de professeurs ou de crédits. Mais le ton est davantage à la répression. C'est maintenant la faute des élèves ! On croirait entendre les patrons qui ont réussi à s'attribuer tout le mérite quand les résultats sont favorables (avec les rémunérations qui en découlent, voir ici : « Augmentez les patrons »), et rejettent toute responsabilité (sur leurs troupes, qu'ils étaient censés motiver) dans le cas contraire (sans pour autant en subir les conséquences salariales en général). Dans l'enseignement aussi, la solution envisagée pour remotiver les troupes est finalement la seule revalorisation des salaires de la fonction publique, au moins par manque d'imagination et par routine syndicale. Le critère d'un paiement au mérite, quasi unanimement rejeté au nom des risques effectifs d'arbitraire, pourrait précisément résider dans l'indexation sur le taux de placement comme pour les formations du secteur privé. La perspective de la professionnalisation des diplômes serait ainsi immédiatement perçue.
Psychologie de la ségrégation
Une autre illusion de l'idéologie éducative, outre celle des bienfaits de la culture, réside aussi dans la négligence de ses conséquences psychosociologique. Car du point de vue de la promotion sociale, l'école n'est pas la solution mais la cause structurelle des problèmes classiques de rejet de l'autorité ou de désordre, pour au moins deux raisons :
1) D'une part, quoique les professeurs le déplorent en fin de compte, la docilité n'est pas l'idéal scolaire. Si les fortes têtes ont la vie dure, les lèches bottes n'ont pas bonne presse. Les élèves ne font ainsi qu'appliquer l'idéologie à la fois implicite et explicite de l'indépendance d'esprit et de contestation des idées reçues par une sorte de résistance aux normes académiques constituées ainsi en double contrainte (les garçons sont plus victimes de cette situation que les filles, ce qui pourrait expliquer le succès actuel de ces dernières, sans diminuer leur mérite). Cette réalité traditionnelle présente dans de nombreuses oeuvres de fiction s'applique aussi aujourd'hui. Ceux qui peuvent éventuellement apprécier les films classiques sur le sujet sans voir le lien avec la réalité seraient-ils devenus des vieux cons ?
2) D'autre part, l'idée valorisée de promotion sociale est exactement équivalente à cette autre idée stigmatisée (à tort) de trahison de sa classe ou de son origine. Cette forte réalité pourtant présente dans la littérature [5] n'est pas du tout prise en compte par la pédagogie et l'institution. La pression sociale des pairs s'exerce aussi pour culpabiliser le trop bon élève sur ce mode, spécialement quand d'autres valorisations concurrentes comme le sport sont actives, et parfois officielles comme aux États-Unis. Comme on le sait, un des résultats de ce phénomène fut les assassinats du lycée de Colombine à Littleton, Colorado, en 1999, et plus généralement une sorte de mépris pour les nerds (crétins, nazes – en fait souvent les bûcheurs). Cette pression psychologique sur les enfants des couches populaires est encore augmentée par un sentiment de culpabilité car ce phénomène de trahison de la classe d'origine correspond forcément à un sentiment de supériorité intellectuelle envers ses parents. Contrairement à sa déploration, hypocrite quand on connaît son histoire, l'école produit donc structurellement une perte d'autorité parentale et des adultes en général [6]. D'autant que les avancées de la science elles-mêmes dévalorisent les connaissances de la génération antérieure. Ce qu'on retrouve en fin de carrière quand les seniors sont remplacés par des juniors mieux formés aux technologies nouvelles.
Faut-il voir dans le détournement de la carte scolaire et des filières par les petits Blancs une prise en compte de ces troubles psychologiques occasionnés par le déclassement ? Cette sollicitude est en tout cas l'argument qui fut utilisé il y a quelques années par la directrice du lycée Henri IV pour refuser une jeune beurette (fille d'immigrés arabes) aux résultats scolaires plus qu'excellents, remplissant pourtant les critères de recrutement de ce lycée (critères dérogatoires au droit commun). C'est là un indice permettant de caractériser le système scolaire français comme une société de caste ou d'apartheid, bref de communautarisme blanc (puisqu'il n'est donc pas question d'élitisme républicain). La présentation de ce cas à la télévision française n'a en tout cas pas donné lieu à un grand débat, à une loi au parlement, à des sanctions. Espérons seulement que la jeune fille en question ne porte pas le voile aujourd'hui.
Ségrégation au logement et à l'embauche
Dans son livre autobiographique, Un petit Parisien, Dominique Jamet déclare candidement que pendant la deuxième guerre mondiale, sa famille étant venue s'installer à Paris, rue Vavin, ils purent bénéficier d'un très grand appartement : « La guerre a libéré d'innombrables logements. L'Etat a gelé les loyers. Un simple professeur peut se permettre de louer ce six-pièces plus entrée cuisine, salle de bains, cent soixante-dix mètres carrés en plein centre ». En ces temps de crise quasi permanente du logement, on comprend que d'aucuns regrettent le bon vieux temps.
Le mythe républicain de l'égalité est aussi risiblement caduque dans les domaines du logement et de l'embauche, où il vaut mieux changer de nom si on veut seulement être reçu à un entretien. Tout le monde sait que les indigènes de la république n'ont pas les mêmes droits que les Blancs. Or l'autre mythe socialiste affirme ici aussi que la ségrégation est sociale en dénigrant d'un ton supérieur et méprisant toute considération ethnique. En l'occurrence, selon l'argument de gauche, les indigènes ne seraient pas l'objet de ségrégation puisqu'un Noir ou un Arabe richissime n'aurait pas de problème pour se loger, ou trouver un travail (d'autant moins qu'il n'en aurait même pas besoin). Encore heureux, serait-on tenté de dire, il manquerait plus que ça ! Peut-être regrettent-ils le bon vieux temps où même cela n'était pas possible. Le raisonnement de gauche semble confondre dans sa haine de classe toute variable qui ne se subordonne pas au discours du parti : « puisqu'un indigène riche peut passer devant un Blanc, c'est bien la preuve que le capitalisme est le seul coupable ». On s'interroge ici aussi sur la validité du raisonnement chez ceux qui s'estiment pourtant des intellectuels. Alors que les exemples de testing qui montrent les refus de la part des agences relèvent de la bonne méthodologie : à niveau égal, c'est la variable ethnique qui est pertinente.
Ici aussi le raisonnement rappelle ce bon vieux temps où les juifs pauvres devaient pâtir de l'icône des riches que sont les Rothschild. Il est certes très probable que la plupart des petits Blancs de gauche ne se disent pas quelque chose comme « salaud de Noir, salaud d'Arabe, salaud de juif ! » quand l'un de ces derniers, plus riche, bénéficie de sa fortune à leur détriment (encore que l'humour soit très répandu à gauche). Précisément, puisqu'il est de gauche, il dira seulement « salaud de bourgeois ! », en traitant équitablement tous les privilégiés sur ce point. Mais il n'y a pas que des gens de gauche. Par contre, cette forme de raisonnement républicain socialiste semble reprocher aux indigènes (comme d'ailleurs aux américains) leur statut de nouveau riche, en adoptant quand même un peu, paradoxalement, les critères de la vieille noblesse. En fait, on leur reproche surtout de ne pas choisir les solutions socialistes, et pour tout dire, de ne pas attendre que la révolution leur apporte enfin l'égalité. Notons qu'en principe, le vote étant libre, la république est pourtant censée permettre même aux indigènes de choisir d'être libéraux et capitalistes. En attendant, les petits Blancs de gauche et de droite, qui cherchent un emploi ou un appartement, se résignent à accepter de passer devant ces indigènes quand ces petits Blancs ont eux-mêmes un niveau de fortune égal, voire légèrement inférieur. Le racisme est un délit, et certains en bénéficient (à leur corps défendant ou non). On ne va pas le leur reprocher, puisque ce n'est pas encore le socialisme. Mais s'ils attribuent leur réussite à leur seul mérite, une opération méthodologiquement correcte de testing à l'envers consisterait à insérer dans leur patronyme Farid, Rachida, Mamadou, Aminata, pour mesurer le résultat. [7]
Jacques Bolo
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