A la suite d'un article intitulé « Israël-Palestine : le cancer » (Le Monde du 4 juin 2002), Edgar Morin vient d'être condamné, pour "diffamation raciale", le 26 mai 2005 par la Cour d'Appel de Versailles, solidairement avec Danièle Sallenave et Sami Naïr, ses co-auteurs, et le directeur du journal, Jean-Marie Colombani. Les poursuites avaient été engagées par les associations France-Israël et Avocats sans frontières.
Antisémitisme, antisionisme ?
En fait, cet article constituait une synthèse de l'opinion courante de la gauche française solidaire avec les Palestiniens. Ce qui fut visé juridiquement était surtout ce jugement qui soulignait le paradoxe suivant : « Les juifs d'Israël, descendants des victimes d'un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. [...] ». Cette idéologie humanitaire et victimolâtre est cependant de bonne guerre, puisque l'État d'Israël s'est constitué dès l'origine et combat idéologiquement le terrorisme aujourd'hui sur cette même base humanitaire [1].
Le véritable problème posé par l'article incriminé est qu'il s'agissait d'un mode de raisonnement particulièrement orienté – ce qui arrive souvent de la part des critiques d'Israël – , qui ne retenait que les arguments à charge, en ressortant tous les griefs passés tout en prétendant réagir à l'évènement de l'époque. Le principe général de l'argumentation était d'ailleurs essentiellement fondé sur le précédent colonial de la guerre d'Algérie.
L'article a même pu être considéré comme une apologie du terrorisme dans la mesure où il manifestait une compréhension de ceux qui choisissaient ce mode de résistance. Il vaut mieux y voir un traitement de la factualité : ne pas ignorer les conséquences sociologiques d'une situation au lieu de les récuser a priori (condamnation toute théorique puisque cela ne les empêchera pas d'avoir lieu). Concrètement, cela signifie aussi que si les juifs étaient dans la même situation, un certain nombre d'entre eux agirait de même (ironiquement, on imagine lesquels !). Qui peut d'ailleurs dire ce qu'il ferait dans une telle situation (d'un côté ou de l'autre) ? On pourrait donc considérer cette approche méthodologique comme une ébauche de traitement sociologique correct (traiter de "ce qui est et non de ce qui devrait être") s'il n'était pas partisan (les Israéliens étant tout aussi fondés à réagir à la réaction, et ainsi de suite) et moralisateur.
L'accusation d'antisémitisme n'en est pas pour autant légitime, sauf à extraire une phrase de son contexte ou d'être particulièrement susceptible – ce qui est souvent le cas en la matière. Le fait d'avoir semblé généraliser en employant le mot juifs à la place d'Israéliens ou d'armée israélienne semble être la seule base de la condamnation, alors qu'il s'agit d'une figure normale en la matière : on dira bien que « les Américains ont attaqué l'Irak » au lieu de l'armée américaine, sur ordre du président (etc.). Le fait que la justice française a sanctionné ce mode d'argumentation est constitutif d'une erreur judiciaire qui peut relever d'une faute professionnelle devant être sanctionnée, comme dirait Sarkozy.
Du débat
Le problème n'est donc pas de discuter du droit à la parole, ou d'exprimer telle ou telle thèse. Il est pitoyable que la question se pose encore, comme elle se pose en France aujourd'hui. Le problème est précisément la capacité à débattre en confrontant des arguments point par point, autrement que par les insultes ou les menaces qui ont suivi, ou la psychanalyse sauvage en terme de haine de soi [2] (puisque Morin est juif), méthodes qui ne constituent que des attaques ad personam. Ceux qui ont attaqué Morin en justice auraient dû rédiger un autre article avec leurs propres arguments. Cela s'est d'ailleurs produit depuis avec la production de textes, d'interventions dans les médias et de sites internet qui critiquent cet unilatéralisme et apportent des informations ou des critiques issues de l'autre camp (par exemple : desinfos.com). L'action en justice aurait dû être éteinte de ce fait. Le risque est cependant la confrontation de deux monologues. Car on semble être revenu au temps du stalinisme, où chacun parle pour son camp sans rien accorder à l'adversaire sous peine d'être considéré comme un traître. Et l'on se croit justifié à dire n'importe quoi pour ne pas désespérer la rue des Rosiers ou la banlieue, Jérusalem ou Ramallah.
En outre, la difficulté pour les intellectuels (de gauche) est le dépassement du traditionnel discours anticolonialiste. Ceux qui dominent actuellement les médias et la politique sont d'ailleurs issus de la résistance à la guerre d'Algérie, à la torture. Les autres, à droite, s'y sont souvent compromis ou ont été marqués par cette expérience. Mais comme les militaires, les intellectuels ont tendance à retarder d'une guerre.
Il ne faut cependant pas exagérer le rôle du débat intellectuel qui comporte des limites, comme on le voit. Les intellectuels ont la maladie professionnelle bien compréhensible de croire qu'ils peuvent résoudre les problèmes avec des mots. L'influence de la psychanalyse n'a pas arrangé les choses. Mais sinon, faudrait-il être indifférent à ce qui se passe dans le monde ? Qui peut parler de ce qui s'est passé au Timor oriental ? Sans doute même pas Edgar Morin. Eh bien, du fait de l'omniprésence dans les médias du conflit israélo-palestinien, tout le monde est incité à donner son avis, et à se sentir concerné (qu'il s'agisse des juifs, de musulmans, des personnes solidaires avec les uns, les autres, ou les deux). Et certains prennent des initiatives malheureuses qui peuvent même jeter de l'huile sur le feu.
Du complot
Il n'existe pas (aujourd'hui) en France de complot antisémite, ni même antisioniste, pas plus qu'il n'a jamais eu de complot juif (remarquons d'ailleurs qu'ils seraient ou auraient été particulièrement inefficaces). La rumeur de l'antisémitisme français, aux USA ou en Israël, repose d'abord sur la campagne antifrançaise à propos de la guerre en Irak. Il existe bel et bien un antisémitisme d'extrême-droite, mais il vise indifféremment les juifs et les Arabes ou les Noirs (et éventuellement peut jouer de leur division en France). Les États-Unis n'ont pas de leçon à donner aux Européens sur ce point puisqu'il existe un parti nazi aux USA (dont des avocats juifs ou noirs assurent la défense le cas échéant, au nom de la liberté d'expression, comme on le sait).
En ce qui concerne l'extrême gauche ou les musulmans, il existe effectivement un antisionisme qui correspond, comme nous l'avons dit, à des tentatives maladroites de donner son avis pour résoudre le conflit, avec un cadre datant de la guerre d'Algérie. Certains utilisent effectivement des arguments de l'antisémitisme traditionnel, mais il s'agit de la vieille méthode imbécile qui consiste à dire que "tout ce qui n'est pas avec moi est contre moi, et tout ce qui est contre mon adversaire est avec moi". Il ne s'agit pas d'antisémitisme parce que cela ne vise pas les juifs en tant que tels, mais en tant qu'ils sont vus comme des soutiens d'Israël. Cela peut avoir les mêmes effets, mais cela ne peut pas être caractérisé de la même manière, surtout pas juridiquement.
L'idée selon laquelle la gauche aurait été complaisante envers les actes antisémites repose sur une erreur liée aux caractéristiques non-communautaristes de la tradition française. Le fait de ne pas se livrer à des comptabilisations ethniques ou religieuses, de les interdire et de les stigmatiser, produit cet effet pervers. Il est en effet très difficile de juger des actes racistes et antisémites si on ne considère pas les communautés des victimes en tant que telles. Qu'on le veuille ou non, c'est pourtant à cette nécessité de prise en compte qu'aboutissent les actions des associations antiracistes.
Pour le cas de la complaisance de la gauche envers l'antisémitisme, d'une part, on sait que Jospin avait été agressé au cours d'une visite chez les palestiniens pour avoir condamné le terrorisme (ce qui lui a peut-être coûté l'élection présidentielle). Et d'autre part, tout le monde sait (sans le dire donc) que le parti socialiste possède de nombreux membres de la communauté juive dans ses instances dirigeantes, dont certains candidats à la candidature présidentielle (successeurs de Blum sur ce plan). Et il ne s'agit pas de candidats pour s'attirer les votes d'un présumé lobby juif comme on le pense généralement à propos des USA, mais d'un candidat naturel qu'on juge sur ses idées (de gauche ou sociales-libérales...), et non sur sa communauté d'origine. Ne pas le noter relève de la falsification, du biais antisociologique que je signale, ou de l'ignorance (surtout aux USA ou en Israël).
Jacques Bolo
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